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Haïti ou le drame des occupations sectorielles et étrangères

par Saint-John Kauss

Serge Moléon Blaise. Source Galérie Monnin

HAITI, comme la Hollande européenne, a une population de 9 millions d'habitants. Pourtant on ne connait guère de révolutions hollandaises sinon un pays froid, de technologie avancée, observant autrefois sur les rivages l'arrivée de leurs frères, les Vikings, tentant à maintes reprises de coloniser, parait-il, le Canada ou les États-Unis au nom de la Reine d’Angleterre. Malgré les différentes calamités naturelles ou extraordinaires qu'a connues Haïti, il reste que ce pays a poursuivi et poursuit encore sa route vers une destinée totalement inconnue, surtout depuis le 12 janvier 2010.

Le débarquement de Christophe Colomb, sur l'île d'Ayiti en 1492, portait déjà ses germes de malheur. Cinq caciquats ou royaumes d'Amérindiens furent totalement décimés en l'espace d'un cillement. À telle enseigne que le complice Padre Barthélémy de las Casas eut à demander grâce pour les habitants de l'île et aurait multiplié ses  influences auprès de la Reine d’Espagne, Isabelle la Catholique (sic), afin de faire venir d'autres mains de l'Afrique et ce, dans le plus bref des délais. Les Amérindiens mouraient par milliers suite à des châtiments corporels et à la force, l'intensité du travail demandé. On pourrait les parquer comme aujourd'hui, les déplacer au gré du vent comme l'avait fait l'Américain Jackson ou Buffalo Bill. Mais qui allait s'occuper des moissons à récolter?

De cette question surgit alors la traite des Noirs venus d’Afrique. Le peu d’Amérindiens qui survivaient, prenaient le maquis dans les mornes accompagnés de leur chef, le Cacique Henri. Les nouveaux arrivants prenaient alors la relève, bien entendu montés par des loas qui leur permettraient non seulement de traverser l'Océan, mais encore de survivre dans les cases et plantations, remplis de honte et d'humiliations. L'Amérindien est homme d'honneur. Le Nègre est le prototype de la diligence et de la ténacité. 

Ainsi naquit une nouvelle Espagne (Saint-Domingue), la première colonisation du Nouveau Monde, la première cathédrale des Amériques, celle de Santo-Domingo. Par le travail de l'esclave désormais noir est née une riche cité, des villes, des structures d'une nouvelle société, et une terre où désormais l'Europe entière pourrait venir se faire bronzer. Christophe Colomb, l'artisan de cette traversée, entre les ans, fut mis aux enfers à la suite de plaintes et complots de toutes sortes contre sa personne auprès de la Reine. Qui dit qu'on ne paie pas toujours son crime?

Pendant que l'Espagne se réjouissait de cet acquis fabuleux, et que tous les paresseux et proxénètes de la terre s'y donnaient rendez-vous, des aventuriers français, des flibustiers, prenaient possession de la partie occidentale et montagneuse de l'île dénommée aujourd'hui HAITI. À l'instar des autres criminels installés à l'autre bout de l'île, ils firent venir aussi des esclaves noirs d'Afrique (Nigéria, Bénin, Côte d'Ivoire, Congo, Sénégal, Togo, Cameroun, etc.), et c'est ainsi qu'a commencé notre calvaire d'Haïtien. Des villages et familles entières ont été brassés et séparés comme des cartes de jeux pour les envois en Amérique et dans les Antilles.

D'esclaves mal-barrés aux emplois de commandeurs de plantations, de cochers à chefs des cases, de forgerons à ébénistes, de cuisiniers à féticheurs, de ferblantiers à hommes de cour, de petits tailleurs à coiffeurs, de cordonniers à brouettiers, de gouvernantes de villas à garçons de chevaux, d’individus soumis à esclaves révoltés, d’affranchis collaborateurs à affranchis en  rébellion, on aura tout vu de ces Nègres et de leurs talents de communicateurs. Et c'est ainsi qu'ont surgi des tenèbres saint-dominguoises des têtes d'affiche comme Chavannes, Mackandal, Boukman, Toussaint, Dessalines ou Christophe. L'élimination de Caonabo par noyade de la part des Espagnols ainsi que de la reine Anacaona par le feu ont conduit à la présence des esclaves noirs et à Chavannes (L’affaire d’Ogé et de Chavannes), et à Mackandal (de mutinerie en mutinerie), et à Boukman (la fameuse cérémonie du Bois-Caïman), et à Toussaint (de volte-face au pouvoir suprême), et à Dessalines (de la guerre déclarée à l'Acte de l'Indépendance), et à Christophe (de serviteur à l'extrême bâtisseur). De Santo-Domingo (République Dominicaine) à Port-au-Prince (Haïti), la ligne est désormais tracée ou scellée entre les destinées de ces deux pays. On dirait que nous devrions à jamais cohabiter ensemble, mélange de trois races, brassage de trois peuples, naissance d'une seule nation. Les partisans du vaudou qui l'ont d'ailleurs compris, parlent souvent de loas créoles ou multiformes. Car les Amérindiens servaient leurs dieux, les Zémès; les Européens sont arrivés à la fin du XVe siècle avec leur Grand et Petit Albert; et les Noirs avec leurs loas, de 21 nations, venus d'Afrique. D'où le brassage et la récurrence de ce qu'on connait aujourd'hui dans le Vaudou.

Ces changements de rang social chez les esclaves et la politique en France (1789, Déclaration des droits de l'homme), l'arrivée du Commissaire Sonthonax dans l'île, l'Affaire Vilatte, l'Affaire Rigaud, leur réembarquement par le général Toussaint vers la Métropole, la trahison et l'arrestation de ce dernier par les Français, l'alliance des Noirs (Dessalines) et des Mulâtres (Pétion) ont permis l’Indépendance haïtienne et, par la suite, la mainmise des Haïtiens sur l'île entière. Ainsi donc, Haïti devenait la seconde nation libre du continent américain après les États-Unis et la première révolution d'esclaves noirs aboutissant à la liberté totale.

Les révolutionnaires haïtiens, en lieu et place d'une nouvelle mentalité, ont plutôt fait resurgir le spectre d'un nouveau colonialisme: le néocolonialisme à l'haïtienne, le premier prototype de ce genre. À partir d'anciennes structures  et de nouvelles concoctées de toutes pièces, ils se sont donc mis à décortiquer le pays et les classes sociales. Le Paysan noir devient un nègre en dehors (nèg andeyo) du pouvoir et de la ville, le Colon blanc disparu de la circulation haïtienne depuis la Révolution, et les affranchis (gens de couleur, noirs libres, et généraux de l'Indépendance) au timon des Affaires de l’État. C'est en ce sens que nous devons maintenant comprendre l'alliance d'Ogé et de Chavannes, le rapprochement de Pétion vers Dessalines malgré l'échec de Vilatte et de Rigaud auprès de Toussaint Louverture.

Ce n'est pas sans nulle raison qu'on a tué l'Empereur Dessalines. Une autre forme d'alliance entre ses généraux, comme ce serait plus tard le cas d'Henry Christophe, aurait raison de lui. Dessalines, vaudouisant, avait la vision d'une autre réalité pour Haïti. L’Empereur voulait tellement l'union des Noirs et des Mulâtres qu'il serait prêt à marier sa fille avec Pétion. Dessalines voulait aussi un partage équitable des terres et biens entre les fils de l'Indépendance. Voilà pourquoi il a osé se rendre dans le Sud et faire le recensement des biens et propriétés. À son retour à Port-au-Prince, il a été invité en tant que futur beau-père de Pétion, et a été massacré. Ses restes, rejetés dans une poubelle, ont été emportés, par pur hasard, par Défilé, une folle de Port-au-Prince, jusqu'au Pont Rouge. Son nom a même été interdit de citation dans les salons port-au-princiens.

Le général Pétion, amant de Pauline Bonarpate, sœur de l’Empereur, femme du Général Leclerc, n'était-il pas rentré en Haïti avec l'expédition française, en tant qu'officier de l'armée pour rétablir l'esclavage? Dessalines devrait comprendre que si Pétion pouvait trahir l'Empereur Bonarpate, il le ferait à lui-même également. Par le jeu des alliances, surtout en politique, tout homme est faillible.

La mort de l'Empereur Dessalines fit l'affaire de toute l'Amérique, et surtout de l'Europe. Des négociateurs de tout acabit ont été envoyés aux deux présidents d'Haïti de l'époque, Henry Christophe (Nord du pays) et Alexandre Pétion (Ouest). Le roi Christophe les fusillait ou les faisait assassiner, alors que Pétion les recevait. De toute évidence, à la mort de Dessalines, ses proches alliés ont tous été mis en prison ou fusillés, le concept de l'exil n'étant pas à la mode. 

Nous avions eu, depuis ces deux derniers chefs d'État, à faire face à toutes les calamités du monde en tant que Nation. L'assassinat de notre Empereur par les siens a probablement jeté le châtiment du sang versé sur tous les Haïtiens. Des historiens comme Charlier pensent qu'il faisait partie du complot contre Toussaint, ou plutôt contre sa politique. D'autres relatent que Christophe était de l'alliance contre Dessalines avec Pétion, et que Christophe lui-même s'est fait prendre par le successeur de Pétion, Jean-Pierre Boyer. Le président Pétion, de son côté, par sa femme Joute et Boyer qui était le commandant de la garde présidentielle et l'amant de Joute. Cette dernière résidera durant toute la présidence de Pétion et de Boyer au Palais National en tant que Première Dame de la république pendant plus de trente-cinq ans. 

On peut dès lors facilement comprendre cette manie du complot et du coup d'État chez l'Haïtien, à l'école, dans les universités, dans les grandes institutions privées ou publiques, au Palais National, et même dans sa famille. C'est une tradition tirée de l'esclavage ou même de l'Afrique des Rois. Ce méchant réflexe a pris source depuis les rivages africains jusqu'aux plantations saint-dominguoises dans un souci de complexe de supériorité ou d'infériorité. L'autre n'est jamais bon et ne fait jamais assez. Il faut donc l'éliminer.

Depuis l'Indépendance, quarante-cinq présidents d'Haïti ont été recensés. Dix-sept ont été exilés, sept morts en fonction, quatre assassinés, dix renversés, et six présidents chanceux ont fini leur mandat. Les structures mises en place par néocolonialisme après l'Indépendance, la mise au rancart de la majorité silencieuse des Haïtiens, la prise du pouvoir par les anciens révolutionnaires au détriment du peuple, l'expression de la lutte des classes, entre les classes sociales, conduiraient à la violence et à la révolte des mécontents. D'ou notre première occupation...américaine le 28 juillet 1915. 

L’Occupation américaine d'Haïti (1915-1934) était des plus sauvages. Près de 50,000 hommes et femmes ont péri de cette invasion de l'Oncle Sam. Les inconséquences de la classe dominante haïtienne avaient ramené différentes couches sociales méprisées et mécontentes à l'utilisation de la violence pour faire valoir leurs intérêts. Car depuis l'Indépendance, la classe paysanne des couches rurales et les sans-salaires des couches urbaines, les prolétaires, les ouvriers, les petits commerçants, n'avaient rien à gagner des brutalités à long terme de nos gouvernants qui, au service de grands propriétaires terriens ou de la bourgeoisie locale, leur rendaient la vie impossible. Ces anciens esclaves devenus petits paysans, ces nouveaux et anciens affranchis convertis en grands propriétaires terriens, ces anciens généraux de l'armée réformés en gendarmes d'une seule classe sociale, la classe dominante, avaient failli à leur mission d'aider la masse des illettrés, la masse des Noirs dont les pères sont en Afrique (dixit Dessalines). Ce qui nous a conduit à priori à la première Occupation américaine de 1915, tout de suite après Cuba, le Nicaragua, et la République Dominicaine. Toute la Caraïbe et les pays latino-américains, incluant Hawaï, seront désormais au pas de l'Oncle afin de justifier l'âge d'or d'un nouvel Impérialisme, celui des États-Unis d'Amérique.
 
En Haïti, ce nouvel ordre régional a conduit à la montée de têtes d'affiche: Charlemagne Péralte et les paysans du Nord et de l'Artibonite. Ces petits paysans regroupes en Cacos dans le Nord ont, pendant quatre à cinq ans, soutenu une guérilla en bonne et due forme face aux Américains. Mais devant les moyens minimes des guérilleros haïtiens et face à la haute technologie de l'armée américaine, à cause du mépris et du manque de soutien de certains secteurs bourgeois de notre société, ils n'ont pu résister longtemps surtout après la mort de leur leader charismatique: Charlemagne Péralte, en 1920. Evidemment, ces secteurs bourgeois non seulement souhaitaient l'Occupant pour sauvegarder leurs intérêts en perdition ou en jeu, mais l'appelaient afin qu'il vienne donner l'exemple de la réussite et de la bienséance américaine. Bien entendu, ils en profiteraient pour continuer à piller les pauvres masses paysannes et ouvrières, mais cette fois-ci sous protection américaine.

Répression sanglante de la résistance; assassinat de milliers de partisans haïtiens; camp de concentration de Chabert, 5,500 paysans y mouraient en 3 ans; massacre de Marchaterre; corvées et déportations de populations désarmées; expropriations en masse des partisans et paysans; tel fut le bilan de 19 ans de colonisation américaine.

Devant une telle hécatombe, face à une nouvelle forme de résistance, cette fois-ci pacifique, de la part de différents secteurs de la classe moyenne, face à l'opinion publique nationale et internationale, face aux pressions internes provenant même des États américains, l'Occupant avait jugé bon de partir tout en laissant en place de nouvelles structures exploitatrices des masses: des usines américaines, l'Ambassade américaine et la Gendarmerie d'Haïti. La première tisserait les liens économiques, la seconde reflèterait les diktats du  Département d'État aux gouvernants haïtiens, et la troisième mais non la moindre, la possession désormais de tout le monopole de la violence face aux masses désarmées. Désormais, l'État haïtien ou un gouvernant haïtien serait surveillé par sa propre armée.

De 1934 à 1957, le pays semblait connaitre un vent de liberté et de démocratie. Sous les présidences de Sténio Vincent (1930-1941), d'Elie Lescot (1941-1946), de Dumarsais Estimé (1946-1950), de Paul-Eugène Magloire (1950-1956), à part quelques soubresauts de palais ou d'équipe, HAITI connut la paix sociale en un certain sens. La modernité d'Haïti apparaissait au grand jour. Ce fut le temps des grandes réalisations comme la construction de la Centrale d'électricité de Peligre, l'érection de la zone du Bicentenaire, le Stade Silvio Cator, la réfection de la ville de Belladère, la construction des Cités à Delmas (ci-devant Saint-Martin), etc. Personne n'avait en tête qu'on aurait un jour les Chimères, les SD ou les Tontons-Macoutes.

La Révolution de 1946, qui sous-entend la présence des Noirs au timon de l'État, n'était pas une révolution comme on s'applique encore à le dire. C'était surtout un changement d'équipe grâce aux bévues du Président Elie Lescot face à la question de couleur. D'après certains témoignages, tous les couloirs du Palais National étaient clairs ou presque blancs, nonobstant la présence de certains arrière-petits-fils d'anciens affranchis ou noirs libres devenus riches. Aussi bien dans les Facultés de l'unique Université du pays que dans les clubs sociaux ou littéraires, Haïti était représentée par ces hommes aux teintes arabes, mulâtres de leur état et si cultivés. Ils avaient tous étudiés comme autrefois en France et parlaient si bien. Ils occupaient presque toutes les fonctions de l'État jusqu'à la présidence. Sauf quelques-uns comme Dumarsais Estimé, député et nègre des Verrettes. De cette question de couleur et de compétence naquit facilement le changement d'équipe de 1946 et tout le lot d'entraves à venir avec le duvaliérisme noiriste, partisan de la Négritude d'État.

L'équipe de Dumarsais Estimé (1946-1950), loguait le mot d'ordre du pouvoir aux plus nombreux, donc les Noirs, alors que les Mulâtres soulignaient plutôt que le pouvoir devrait aller aux plus capables. Cette vieille rengaine datant du XIXe siècle avec Boyer Bazelais ne pouvait plus refléter l'état actuel du pays. Nous sommes maintenant vers la moitié du XXe siècle. Que de femmes libres aimaient l'administration de Dumarsais Estimé! L'équipe entière, coureurs de jupes et de jupons, balayait les rues de Port-au-Prince dans l'espoir de la réjouissance d'une mulâtresse. Le même comportement ayant pour base la couleur de peau, fut noté lors de la présidence Jean-Pierre Boyer (1818-1843) de l'autre côté de la frontière, c'est-à-dire en République Dominicaine chez les militaires haïtiens occupant l'ile entière, et plus tard sous le gouvernement des Duvalier. Ce trouble obsessionnel et qui est compulsif chez l'Haïtien noir, trouvera son apogée sous les Duvalier avec la racaille au pouvoir. Tout macoute digne de ce nom devrait avoir au moins une maitresse claire ou grimelle.

Le 10 mai 1950, l'Armée, en la personne du Général Paul-Eugène Magloire, déposa Dumarsais Estimé. Cette prise du pouvoir par l'armée aurait mis fin aux fantasmes des Noirs qui seront traumatisés à jamais par cette expérience unique et moderne. François Duvalier qui était Ministre de Dumarsais Estimé fera payer cette incartade politique à Magloire suite à sa montée au timon des Affaires de l'État. À son arrivée, tout magloiriste devra plier bagage sous peine d'arrestations illégales ou sous l'accusation d'atteinte à la Sûreté de l'État. Le Général Paul Magloire, qui était un peu débonnaire, avait placé sous sa protection ses camarades de promotion et les anciens amis et fonctionnaires de Lescot. Tout ce beau monde devra alors quitter le pays ou s'adapter, c'est-à-dire se soumettre au nouveau régime. Ce fut la naissance de la dictature la plus rétrograde et sanguinaire après Faustin Soulouque (1847-1859) et Lysius Salomon (1879-1888). Soulouque avait ses Zinglins, et Duvalier ses Tontons Macoutes, les tristement célèbres Volontaires de la Sécurité Nationale (VSN).

Le 22 septembre 1957, François Duvalier arriva au pouvoir. Pour avoir bien compris que l'Armée était un danger et le resterait dans sa mission de surveiller tout politicien ou gouvernant haïtien suivant les diktats de l'Oncle Sam, il aurait formé le Corps des VSN ainsi que son service secret, le SD (Service de Duvalier). Comme les SS d'Hitler, ce service aurait pour rôle d'infiltrer et de surveiller pour Duvalier. Avant même l'arrivée d'un débarquement contre son gouvernement, il le savait déjà. Duvalier avait à sa disposition non seulement les membres de ce service, mais il utilisait aussi le pouvoir des hougans et mambos, prêtres du vaudou, pour la voyance à courte et longue distance. Plusieurs adversaires étaient faits prisonniers avant même d'avoir exécuté leur plan. Des familles entières, surtout de Jacmel (Sud-Est) et de Jérèmie (Sud-Ouest), étaient ainsi éliminées depuis le grand-père jusqu'au nouveau né. Le kidnapping d'État était aussi à l'ordre du jour pour les disparitions soudaines et la prison à Fort-Dimanche grâce aux SD.

Les Tontons Macoutes étaient des mercenaires, des valets et des tueurs recrutés dans les prisons de l'État moyennant la liberté, parmi les paysans, les grands dons, les grands propriétaires terriens et régionaux, parmi les étudiants en quête d'emplois et de promotions sociales, parmi les prolétaires des couches urbaines, parmi les bourgeois et mulâtres sans rancune, parmi les femmes de caractère et très zélées, parmi les gais et lesbiennes trop frustrés. Ainsi on a connu des personnages légendaires comme Zacharie Delva dans l'Artibonite, Métellus dans le Nord, Astrel Benjamin dans le Sud, Madame Max Aldophe dans la zone du Centre d'Haïti (Mirebalais), Dupéral Peralte et Bertoni à Lascahobas, Robert Cox ou Ti Paulette au Cap-Haïtien, le préfet Berto à Fort-Liberté, Ella Conzé à Grand-Rivière du Nord, Aderbal Lhérisson à Saint-Raphaël, etc. Des quartiers de Port-au-Prince ont connu leurs hommes de gloire comme Ti Bobo ou Boss Pinte aux Portails Sain-Joseph ou Léogâne, Milice Midy à Carrefour, Aderbal Lherisson à Delmas, Edner Day au Bel-Air. Au Cap-Haitien, Ti Raymond Charles, cordonnier au Carénage; Robert Cox, a la rue 24 B; Ti Paulette, commerçant et pédéraste à la rue 15 E; Dubréus, débardeur à la douane; Max Chauvelt, au Tourisme, rues 2 et 3 L; Ti Doc Narcisse, camionneur à la rue 6 I-J; Buffalo, Cowboy à Lafossette; Ti Chimène, prostituée et lesbienne; Pouelco, maçon à Lafosette; Dodo Vincent, magistrat; Pelota Giordani, député; Aderbal Lhérisson, au Café Colomb, rues 17 et 18 A; Jacques Dardompré, aux Affaires sociales, zone de Ti Guinen, etc. Des orchestres comme ceux de Wébert Sicot et de Nemours Jean-Baptiste ont eu aussi leurs hommes de main, en la personne de Jean Fils-Aimé et Jean Khoury. Des Facultés comme celle de Médecine, avec Roger Lafontant; des églises catholiques avec les Pères Ligondé, Atys et Sicot; des églises protestantes avec le Pasteur Nérée; des loges maçonniques avec les frères Figaro et Dodo Nasar; des péristyles, des sociétés sacrées ou secrètes (zobop, sans-poils, bizangos, etc.), des médecins, des militaires, des avocats, des ingénieurs, des hougans, des mambos, des cireurs de chaussure, des ébénistes, des tailleurs, des comptables, des écrivains, ont été doublement macoutisés et au service du pouvoir pendant près de 30 ans de dictature.

François Duvalier (1957-1971) a pu être Président d'Haïti grâce à au moins trois facteurs: son passé en tant que médecin de campagne, l'Armée d'Haïti et l'Ambassade américaine. Comme médecin, il eut à serpenter HAITI de long en large lors des traitements contre le Pian des paysans. Ainsi, il s'était fait beaucoup de connaissances qui deviendront par la suite des partisans pour sa campagne électorale. Dans l'Armée, il avait beaucoup compté sur des hommes comme Jacques Gracia, Breton Claude, Gérard Constant, Claude Raymond, le General Kébreau, et consorts. Ce dernier l'avait préféré à Daniel Fignolé, et tout cela s’était terminé par un bain de sang au Bel-Air et l'exil du Président provisoire Fignolé (25 mai 1957-14 juin 1957). D'aucuns pensaient et pensent encore que Jacques Gracia fut un illettré et un vendu de l'Armée. Au contraire, cet homme fut un stratège hors-pair et clerc de profession. En tant que Lieutenant ou simple officier, il était à cette époque responsable des Correspondances entre les officiers supérieurs et le Haut État-major. D'où ses connaissances de la bonne marche de l’Armée et de ses secrets.  De parents beaucoup plus pauvres que ceux de François Duvalier, ils habitaient, parait-il, le même quartier. Jacques Gracia rentra dans les rangs, et Duvalier en médecine. Ils s'étaient rencontrés plusieurs années plus tard lors de la campagne de Duvalier à Grand-Rivière du Nord. 

Duvalier s'était fait reélire en 1961 et en 1964 comme Président à vie de la République d'Haïti. Sous son gouvernement, les Dominicains étaient plutôt tranquilles et les Américains confus. Par la formation de son propre Corps de milice et de répression, les VSN ou Tontons Macoutes, Duvalier avait pu maitriser et décapiter l'armée et tenait en respect les politiciens de tous poils ainsi que l'Ambassade américaine. À sa mort le 21 avril 1971, ses adversaires fêtaient dans la diaspora et ses valets pleuraient à Port-au-Prince. Le 22 avril 1971, son fils Jean-Claude Duvalier de 19 ans prendra le pouvoir et sera nommé à son tour Président à vie comme par magie. Ce fut le début du pouvoir héréditaire en Haïti. 
 
Trois Affaires avaient failli emporter le régime de François Duvalier. L'Affaire Pasquet autour des Casernes Dessalines, l'Affaire Cayard autour de la Marine Haïtienne, et l'Affaire des 19 officiers au giron du Palais National. Les 19 officiers fusillés par Duvalier rentraient dans le cadre d'une purge des zélés du pouvoir. Ils étaient tous des militaires sans foi ni loi, aux comportements de macoutes, et qui filaient le pouvoir. Ces officiers faisaient partie d'une liste rédigée par le Colonel Gracia à l'époque. Chaque officier avait ses raisons d'y être. Le Capitaine Max Dominique, homme marié, pour avoir engrossé la fille d'un macoute lourd et, en cachette Marie Denise, la première fille du Président. Les Monestime pour criminalité. Le lieutenant Josma pour avoir abusé de la confiance du Président envers ses filles. Mérisier Geffrard, officier-payeur du Palais National, pour avoir prêté de l'argent à de soi-disant putchistes. Il est mort d'une crise cardiaque sur la route de Fort-Dimanche. Les Capitaines Madiou et Manigat, pour être trop liés à Max Dominique. Et d'autres pour avoir participé à une soi-disant tentative d'assassinat et de coup d'État contre la personne de Duvalier en donnant le "black-out" au Palais National. L'Affaire Cayard, par contre, relevait d'un ordre non exécuté. Duvalier avait la terrible manie de demander à quelqu'un d'arrêter un camarade de promotion ou un ami d'enfance et même un neveu, un frère ou un fils. Et l'Affaire Pasquet tirait son nom de la prise des Casernes Dessalines par le Capitaine Pasquet et ses acolytes magloiristes. Malheureusement, des macoutes ont encerclé les bâtiments et tué les intéressés qui n'étaient pas si nombreux. Ce même Pasquet fut le père du mari de Michèle Bennett, alors jeune femme.

Le Président Jean-Claude Duvalier (22 avril 1971-7 février 1986), en mariant Michèle Bennett déjà mariée une première fois, savait-il ce qu'il faisait. Pourquoi cette dame en lieu et place d'une jeune fille arabe? D'aucuns disaient que le Président était même fiancé à une des Saliba de Port-au-Prince. Mais Michèle Bennett que les dinosaures de l'ancien régime de François Duvalier n'aimaient pas, avait tout fait pour réaliser son rêve, ou plutôt le rêve des mulâtres d'Haïti. Aidée de Roger Lafontant, homme de main, et de Théo Achille, homme de cœur, elle s'était faufilée dans les coulisses du Palais National, comme la Joute de Pétion (1807-1818) et de Boyer (1818-1843), et s'était faite élire, elle aussi, Première Dame à vie de la République. Le Président Jean-Claude Duvalier, fils de mangeur de mulâtres comme l'ont été Salomon et Soulouque d'ailleurs, redonnait espoir, de par ce geste matrimonial, à ce clan, à cette classe longtemps retirée de la Chose Publique. Comme au bon vieux temps, sous Sténio Vincent (1930-1941) ou Lescot (1941-1946), le Palais National s'est mulatrisé et l'administration publique éclaircie et rafraichie, mais cette fois-ci par des macouteaux d'un autre ordre: les fils des anciens mulâtres collaborateurs. Déjà sous François Duvalier, le mot d'ordre était d'éclaircir la famille haïtienne. On ne peut qu'imaginer que toute réussite sociale haïtienne de l'époque passe nécessairement par la prise pour épouse ou concubine d'une femme claire ou mulâtresse.
 
Les Arabes d'Haïti, nos Arabes, a priori, ont toujours évité la politique. Arrivés dans ce pays vers 1880, des Arabes chrétiens de la Syrie, de la Palestine, de l'Egypte, du Liban et du Maroc, fuyant le Moyen-Orient et les méfaits de l’Empire Ottoman, s'étaient regroupés en Haïti comme par hasard ou par choix au Bord-de-Mer de Port-au-Prince, grand  quartier commercial tenu depuis des décennies par la bourgeoisie locale, grouillant peu à peu d'activités orientales et européennes. Ils ont été taxés, méprisés par les gouvernants haïtiens et les gens de rue, malheureux au point que certains avaient abandonné le Bord-de-Mer pour se réfugier en province. On les rencontre de nos jours dans chaque grande ville, s'occupant toujours d'un magasin de tissus ou de toiles et faisant des commerces de toutes sortes (cinéma, quincaillerie, épicerie, usuriers, vendeurs de pacotille, colporteurs, etc.). De rudes travailleurs, ils ont été jalousés par la bourgeoisie locale et autres alliés de celle-ci (Français, Allemands, Italiens et Américains), chassés à maintes reprises du pays. Une loi gouvernementale de 1903 (présidence de Nord Alexis, 1902-1908) leur interdisait de séjour au pays. Par la suite sous Cincinnatus Leconte (14 août 1911-8 août 1912). Mais ils étaient revenus accompagnés des Américains en 1915. Egalement sous Vincent (1930-1941) et plus tard sous le gouvernement d’Aristide (1991-1996). Au siècle dernier, ils ont été accusés d'avoir fait sauter le Palais présidentiel. Le Président Leconte et 300 soldats ou gardes du corps de l'époque y perdirent la vie. Sous la présidence d'Aristide, ils étaient encore accusés d'avoir financé le premier coup d'Etat du 30 septembre 1991 à coups de 30 millions de dollars. Au retour d'Aristide le 15 octobre 1994, ce dernier avait choisi d'engager des mercenaires et gardes du corps américains au prix de 60 millions USD/ l'année pour se garder en vie. Mais, chose étonnante, ils étaient des alliés politiques inconditionnels du Président François Duvalier face à la bourgeoisie locale opposante. Des commandes d'armes et de tissus pour le Palais National jusqu'aux achats d'épicerie pour le gouvernement, étaient faites par nos Arabes. Ce n'est pas sans raison qu'ils ont été, surtout au retour d'Aristide, envahis par des petits commerçants et marchandes de tous poils au seuil de leurs propres magasins. D'où leur quasi-disparition du commerce du Bord-de-Mer.
 
Nos Arabes étaient très bien traités sous François et Jean Claude Duvalier. Devant le cortège présidentiel précisément, un Arabe (Jean Khoury) et un Noir (Jean Fils-Aimé) étalés sur deux géantes motocyclettes, ouvraient la route au Président. Dans toutes les sphères de la nouvelle société haïtienne, un Arabe représentait les siens. Ce fut le cas des Accra, Boulos, Sassine, Mazouka, Soukar, et surtout Saliba. Ils étaient très doués pour les affaires et le commerce jusqu'à soulever contre leur personne la foudre de la bourgeoisie traditionnelle et locale, des commerçants italiens, français, allemands et américains. La grande majorité avait pris pour femmes des haïtiennes, appris la langue créole, oublié celle des Arabes à la maison, question de stratégie politique et sociale. Certains s'étaient fait initiés non pas à la Franc-maçonnerie européenne, mais au vaudou. Membres de sociétés sacrées ou secrètes du vaudou, c'étaient des hommes aux deux Duvalier. Usuriers de profession, ils prêtaient même de l'argent au Président François Duvalier afin de payer les pauvres soldats qui trimaient à cause du refus de l'administration américaine qui faisait des siennes, à l'époque des Kennedy. Point besoin d'imaginer l'économie haïtienne avant et après le 12 janvier 2010 sans nos Arabes locaux et de la diaspora haïtienne.
 
Mais il n'y avait pas seulement les Arabes, alliés naturels de cette politique, à collaborer. Il y eut aussi les Brant, Madsen, Shutt, Valerio Canez, Martino, Martelli, Al-Khal, Diacaman, Trouillot, Vérella, Barella, Masucci, Giordani, Laroche, Léveillé, Péan, Vincent, Villard, Lamothe, Prophète, Manigat, Monéreau, Romain, Berthold, Vixamar, Valbrun, Delva, Ménard, Achille, Dardompré, Carrénard, Romulus, Madiou, Mondé, Avril, Corvington, Gousse, Bouccicault, Mangonès, Gaëtjens, Brouard, Gaillard, Namphy, Valmé, Duperval, Vallès, Cédras, Gracia, Kébreault, Qualo, Bordes, Roumain, Deschamps, Laraque, Brierre, Charlier, Roumer, Phelps, Condé, Malebranche, Conzé, Chalviré, Viaud, Verrier, Ligondé, Cambronne, Guignard, Bennett, Berrouet, Merceron, Fourcand, Chanoine, Sinclair, Brutus et consorts, à marcher au pas de la dictature duvalérienne. Dans chacune de ces familles créoles ou importées, il y eut au moins un collaborateur, des fois pour la protection des autres. La famille haïtienne fut déchirée entre frères et sœurs, oncles et neveux, amis et voisins, comme ce sera le cas sous la présidence d'Aristide. Et avec les Duvalier (1957-1986), tous les mulâtres opposants étaient devenus des communistes convaincus. 
 
Les promotions de militaires ou de médecins fêtées en grande pompe sous les Duvalier avaient toute une signification. Les choix à l'Académie ou à la Faculté de médecine avaient pour but de créer une nouvelle bourgeoisie duvaliérienne et une nouvelle classe politique haïtienne. Pour contrecarrer l'ancienne bourgeoisie opposante composée surtout de mulâtres, petit-fils d'anciens affranchis du temps de la Colonisation, François Duvalier a mis en place tout un système d'exploitation et d'irrigation des hommes de son pays. Du simple citoyen à l'intellectuel le plus doué, si accepté et positionné, aurait droit de penser au moins à un poste ministériel, non pas à la présidence. Le Président François Duvalier a eu ses collaborateurs-écrivains (Lorimer Denis, Louis Diaquoi, Gérard de Catalogne, Michel Aubourg ou Gérard Daumec). Des écrivains protégés, mais retirés du circuit, ont eu aussi leurs militaires ou macoutes de protection (Frankétienne / William Régala; Christophe Charles / Max Vallès). 

En un mot, Jean-Claude Duvalier n'avait fait que poursuivre un agenda politique en tant que Président d'Haïti. A la différence de René Préval (1996-2001) débonnaire et aussi d'une insouciance déconcertante, J.-C. Duvalier était une figure de marque du duvaliérisme vieillissant. Il fallait rajeunir le régime par la mise à la présidence de cet enfant de 19 ans, pas même brillant à l'école. De ce jour, toutes les familles haïtiennes, petites ou grandes, pensent à un président pouvant sortir de leur rang. Les mécanismes d'action politique montés par son père François avant sa mort ont fait leurs frais. Jean-Claude Duvalier (22 avril 1971-7 février 1986), avec l'aide de ses ministres, amis de longue date de son père, avait quand même gouverné le pays pendant au moins quinze ans.

Mis à part le long avènement du président Boyer (1818-1843), combien de nos chefs d’Etat ont pu finir leur mandat sans recourir à l’exil? Nous avons connu à chaque demi-siècle des gouvernements d’une incroyable éphémérité. De Rivière Hérard (1843-1844) à Jean-Baptiste Riché (1846-1847), nous avons nommé quatre présidents en trois ans. Plus tard, de Cincinnatus Leconte (1911-1912) à Vilbrun Guillaume Sam (5 mars 1915-27 juillet 1915), six présidents en quatre ans. Leconte a été brûlé vif au Palais National, alors que le président Sam fut retiré de la Légation Française pour être assassiné. Le lendemain 28 juillet, les Marines Américains débarquèrent en Haïti, et la première Occupation Américaine dura 19 ans. Après la chute du Général Paul-Eugène Magloire (1950-1956), trois présidents en moins d’un an (12 décembre 1956-14 juin1957). Et après le départ de Jean-Claude Duvalier (1971-1986), une panoplie de présidents accompagnés de coups d’état et de coups de force ont suivi l’exil du dictateur.   

Les Haïtiens sont outrés quand les journaux titrent à propos de leur pays, la République des Assassins. Mais l'histoire d'Haïti est faite de crimes, depuis la mort de Dessalines jusqu'à la chute d'Aristide. Combien de partisans de droite ou de gauche sont morts pour la Patrie? Combien de nos présidents sont morts officiellement au pouvoir, ou assassinés? Combien ont été exilés? Les plus chanceux, en petit nombre, finissent leur mandat presque toujours grâce à la protection de l'Etranger. Mais ils demeurent traumatisés à jamais et marmottent regretter d'avoir été à la tête de ce pays, c'est-à-dire HAITI.

Washington, NJ, Pâques 2010 

REFERENCES

BARROS, Jacques: Haïti, de 1804 à nos jours (Tomes I et II), Paris, L'Harmattan, 1984.
 
CORVINGTON, Georges: Port-au-Prince au cours des ans (Tomes I à VII), Port-au-Prince, Henri Deschamps, 1970-1991.
 
GAILLARD, Roger: Les blancs débarquent (Tomes I à V), Port-au-Prince, Impr. Le Natal, 1981.
 
MADIOU, Thomas: Histoire d'Haïti (Tomes I à VII), Port-au-Prince, Henri Deschamps, 1989.

KAUSS, Saint-John: Mon Histoire d'Haïti, inédit.

 Viré monté