Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

Jean-François BRIERRE, le grand poète de l’Indigénisme

Saint-John Kauss

Jean-François Brierre, né à Jérémie (Haïti) le 23 septembre 1909. “Fils de Fernand Brierre et d’Henriette Desrouillère (...). Jean-F. Brierre descend d’un colon français, François Brierre, qui avait acheté aux enchères, à Saint-Domingue, une négresse dahoméenne, prénommée Rosette, sœur cadette de Marie-Cessette Dumas, qui donna le jour au général Alexandre Dumas”.

En 1928, il devint à dix-neuf ans directeur de l’École normale de Chatard pour instituteurs ruraux.  J.-F.  Brierre fut nommé, à moins de 21 ans, Secrétaire de Légation à Paris où il suivit des cours en sciences politiques. En 1931, il débuta des études de Droit qu’il termina en 1935.

En 1932, il fonda le journal La Bataille, où ses critiques virulentes contre le régime de Sténio Vincent et l’occupation yankee, lui valurent deux années de détention ferme au Pénitencier national. Jean-F. Brierre demeure, avec Etzer Vilaire, le poète le plus célèbre de Jérémie. On lui doit plus de dix-sept recueils de poésie parmi lesquels on peut citer: Chansons secrètes (1933), Black Soul (1947), La nuit (1955), La Source (1956), Découvertes (1966), Un noël pour Gorée (1980), Sculpture de proue (1983). Jean-F. Brierre a également essayé le roman: Province (1954);  et un essai sur l’Union Soviétique ancienne: Un autre Monde (1973). 

Le 5 novembre 1984, il obtint le Grand Prix “Lotus” des écrivains afro-asiatiques, qui couronne son oeuvre. Jean-F.  Brierre fut également enseignant et diplomate jusqu’à son exil en 1962, après neuf mois de prison avilissante sous le régime de Duvalier, père. Il a vécu la plus grande partie de son exil au Sénégal (Afrique), avec l’aide du président-poète Léopold S. Senghor, où il occupa différentes hautes fonctions de 1964 à 1986 jusqu’au lendemain de la chute de Duvalier, fils, c’est-à-dire jusqu’à son retour en Haïti. Jean-F. Brierre est décédé à Port-au-Prince dans la nuit du 24 au 25 décembre 1992, à l’âge de 83 ans.

 

 

LA NUIT
(fragment)

C’est d’elle que je me souviens, du limon originel aux adventices de la pensée.
Elle qui calfatait les cales du vaisseau négrier
Et les houles sur quoi flottaient les douleurs noires enchaînées
Et la touffeur que ponctuaient les râles des mourants.
Elle, le passager clandestin dont la seule présence
Peuplait de conjonctions de soleil, de terre et de ciel le voyage tombal.
Elle que pressentaient mes yeux fermés sur l’inconnu trouble du sang,
Qui gantait du velours triste de sa caresse insolite
Mes doigts sans os refermés sur le vide où se forme la vie.
Elle que j’ai trouvée présente dans l’ombre de mon père
Qui l’avait senti vivre à l’ombre de son père et son père de son père.
Elle qui remplissait les cheveux et la voix et le front de ma mère
Si bien qu’elle coulait, source sans eaux, de ses mains brunes jusqu’à mon cœur,
Ses mains, sœurs animales des feuilles neuves d’avant le déluge.
Elle qui fut avant le Verbe d’or et logea le chaos.
Elle de qui sont nées les étoiles et les galaxies,
Dans les prunelles de l’éther océan, fleurs de gel,
Songes désaltérants dans le sable accumulé de l’insomnie.
Tout se meut autour d’elle et son silence ponctuera la voix de l’Éternel.
Elle a dicté les mots et le frisson cosmique du verset.
C’est dans sa caverne aux parois lisses de carrare
Qu’ayant touché d’un doigt inattentif le lourd coffret des temps
Dieu éparpillera ses dessins primitifs peuplés de fleurs et d’émaux.

                                                                                    
Quand l’homme a commencé de réduire ses dieux intérieurs
En fragments essoufflés de sons étrangers à ses frères d’espèce
Et de les tracer en pointe dans la chair végétale,
Elle a gardé sa densité inviolée de Commencement des Commencements.
Son langage sans heurts où tout se chante sur le mode mineur,
Son visage agreste qui répugne au rouge et à la poudre,
Son corps dont le squelette est la fluidité de l’air
Pénètrent chaque chose et chaque vide avec amour,
Au rendez-vous inéluctable des noces sans froissements.
Elle fut dans l’éden la confidente de nos inquiétudes,
Quand l’Aïeule adorable sentant vivre dans ses entrailles
Une absence infinie et qui désirait s’incarner
En ce coin chaud fait pour l’ombre et la voix des Visitations,
Trouva près d’une main anxieuse que hantait son miracle inné
Au milieu du corps nu du fraternel auteur de sa langueur,
Tout érecté, le fruit perpendiculaire à la terre
Qui jamais séparé du tronc ne donne sa semence
Que si l’a remué jusqu’au tréfonds de ses racines
Le rythme dont s’obtient le lait spongieux du pis engourdi.
Elle seule pouvait couvrir de son ombre vaste et bleutée
Dans l’auguste complicité des choses et des êtres
La découverte du baiser, lèvres horizontalement arquées,
Et de la grotte pubescente sous le voile velu de deux pétales verticaux,
Vie abyssale sous de lourdes chevelures d’algues.
Elle abrita le flux et le reflux de cet amour immémorial
Et gardera l’odeur tiède du désir assouvi,
Le souvenir de la morsure au noyau succulent de la concupiscence
Qui s’ouvrait, qui s’ouvrait jusqu’au jaillissement touffu de la récolte
Parmi des cris d’oiseaux, le bruit des bêtes dans les fourrés
Et des plaintes pareilles à l’écho sourd du scalpel de l’éclair.
Quand la honte, éventail découpé dans  le reflet du sang,
Déferlera du cœur inquiet jusqu’à la plage du front,
Lorsque pour mettre un masque à la Soif ardente et à la Source vive
Ils les recouvriront de la minceur d’une paume verte et vineuse,
Comme à la Guinaudée,1  une paysanne en gros bleu
Enrobe chaque fruit dans des fraîcheurs de chlorophylle,
Lorsque  la Voix terrible aura parlé dans le tonnerre,
Que le serpent tout chaud des effluves du secret exploré
Sera tapi, mollement endormi dans le secret de soi
Et qu’ils auront appris de la Bouche inexorable de feu
La loi de la douleur et des entrailles déchirées,
La loi du dur labeur qui fait ruisseler votre corps
Celle qui fait qu’un jour, chaque paupière se referme
Sur des prunelles ensablées que guette la vermine,
Comme s’ils avaient pris dans leur filet et l’amour et la mort
Et que la mort ne fut que la froide rançon de l’amour,
Le soleil était là, boulet incandescent au cou du cosmos,
Les arbres étaient là possédés du vent et délirant,
Offrant, lâches, leurs branches comme des fouets au courroux éternel.
Et commença l’exode et commença l’aride solitude.
Les lazzis des oiseaux, les bruits, étranges passages de fantômes,
Le remords se heurtant à des embûches irréelles,
La biche qui prend peur et brame à leur pénible sillage,
Et le soleil posant partout des tentures de sang…
Alors, très doucement comme circule la cocaïne du rêve,
La Nuit s’en vint d’une main lente éteindre l’incendie
Et tirer les rideaux de ses frondaisons sur leur double angoisse.
Les arbres n’étaient plus des arbres, mais de grandes ombres d’épiphanie                                                                                                                                                                                                              
Le paysage était contre le mur du ciel un fusain
Et si de quelque nid s’égarait une plainte étrange,
C’était l’écho houleux et heurté des sanglots de la femme.
La nuit régnait. Une paix idéale, Un parfum d’orangers.
La pleine lune morcelée en fragments d’or dans le feuillage
Versait des pleurs de miel derrière son hublot fragile.
La peine de la femme avait le chant frileux des désespoirs d’enfants
Et le chagrin d’Adam veillait dans le flot noir de ses cheveux,
Les yeux ouverts pour la première fois sur le champ sans limite de la nuit.                                                                            
Car la nuit a vaincu l’hostilité de la nature,
De sa douceur elle a contaminé chaque être et chaque chose.
Elle règle le rythme neuf du sang de la bête et de la sève d’arbre.
Elle est le jardinier sans visage, sans forme et sans couteau
Qui de son geste flou, nourrissant le désir, le transforme en bouton,
Choisit une couleur, du satin, du velours, de la soie,
Préparant le gala minutieux de chaque aurore
Veillant sur le métier de la diligente araignée
Pour que demain ne manque un fil aux perles du matin,
Et pour que le regard fasse escale dans plus de ciel,
Elle murmure la berceuse irrésistible où chaque inflexion
Vous invite à fermer les portes pâles de vous-même,
A voiler le miroir étroit de vos flaques sensibles
Afin de regagner l’escalier spiralé du songe
Où vous précède le cortège rouge de vos démons intérieurs.
Et c’est grâce à la nuit qu’ils entrèrent dans le sous-bois de l’amour,
Qu’ils épuisèrent le délice infini du baiser,
Cette caresse humide, émaillée d’éclairs où l’on mange et boit,
Où l’on engendre comme un susurrement de source,
Un bruit nocturne d’eaux dans les anfractuosités des rochers,
Un murmure mouillé de mer insomnieuse et lasse
A travers le ballet languide des palmes huilées.
Le ciel était tout renversé dans les yeux de la femme.
Et le mâle regard contenait la nuit dense et profonde…

                                                                 (La nuit)
                                 

  1. Campagne d’Haïti près de Jérémie (Sud) où est né le Général Dumas. [Note de l’auteur]

 

  • BRIERRE (Jean): Le drapeau de demain, poème dramatique, Imprimerie Valcin, Port-au-Prince, 1931; Chansons secrètes, poèmes, Imprimerie Haïtienne, Port-au-Prince, 1933; Le petit soldat, conférence,  Imprimerie Haïtienne, Port-au-Prince, 1934; Nous garderons le Dieu, poèmes, Imprimerie Deschamps, Port-au-Prince, 1945; Gerbe pour deux amis, poèmes (en collaboration avec Morisseau-Leroy et Roussan Camille), Imprimerie Deschamps, Port-au-Prince, 1945; Vers le même ciel, sketch en vers, in Haïti-Journal, Port-au-Prince, Noël 1946; Black soul, poèmes, Éditorial Lex, La Havane (Cuba), 1947; Belle, sketch, Panorama, Port-au-Prince, 1948; Recueil de poèmes, in Haïti-Journal, Port-au-Prince, 1948; Les aïeules, sketch historique,  Imprimerie Deschamps, Port-au-Prince, 1950; Dessalines nous parle, Deschamps, Port-au-Prince, 1953; Les Horizons sans ciel: Province, roman, Imprimerie Deschamps, Port-au-Prince, 1954; Nendeln, Liechtenstein, 1970; Pétion et Bolivar, L'Adieu à la Marseillaise, poèmes dramatiques (français et espagnol), Éditorial Troquel, Buenos Aires, 1955; La Nuit, poèmes, Imprimerie Held, Lausanne (Suisse), 1955; La source, poèmes, Imprimerie Held, Lausanne (Suisse), 1956; Images d'or, poèmes, Coll. Librairie Indigène, Port-au-Prince, 1959 ; Cantique à Trois voix pour une poupée d'ébène, poèmes, Coll. Librairie Indigène, Imprimerie Deschamps, Port-au-Prince, 1960; Aux Champs pour Occide, poèmes, Coll. Librairie Indigène, Imprimerie Théodore, Port-au-Prince, 1960; Or, uranium, cuivre, radium, poèmes, Coll. Librairie Indigène, Imprimerie Théodore,  Port-au-Prince, 1961; Découvertes, poèmes, Présence Africaine, Paris, 1966; Gorée, sketch historique, [sans nom d’édition], Paris,1966; Un autre monde, essai sur l'Union soviétique, L'Observateur Africain, Dakar, 1973; Ten Works, essai, Kraus Reprint, Liechtenstein, 1973; Images d'argile et d'or, poèmes, Nouvelles Éditions Africaines, Dakar, 1977; Un Noël pour Gorée, poèmes, Silex, Paris, 1980; Sculpture de proue, poèmes, Silex, Paris,1983.

Sur Potomitan

14.1.2012

Viré monté