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Oraison
pour Édouard Glissant

Joël Des Rosiers

Nul n’a jamais vu se déplacer avec autant d’émotion que moi, ce Golem lourd et vacillant sur ses pieds de glaise, rôdant parmi les étals de livres d’un marché de poésie, pour commettre quelque inaltérable dédicace «par les feux, par les fers, par l’argile immortelle» dans la gloire et l’extase d’une écriture qui aurait enfin triomphé des îles, rouées de sucre. Diable, Édouard Glissant aurait-il donc disparu en laissant de dignes héritiers s’autoriser toutes les méprises? Mais nous avons beau affirmer que sa mort, à la douleur exquise, est une crise de la relation, déjà elle s’apparente à l’accointance solidaire et antagoniste qui n’est pas sans évoquer celle du maître et de l’esclave. Car quiconque esclave signe une œuvre de grande importance est bien plus noble que maître.

Qu’avions-nous à craindre de la somptuosité d’une écriture qui recèle de nombreux sortilèges dont l’un procède par boucle, l’autre par déambulation, l’autre encore par concaténation sinon la solarisation de notre conscience (on pense au travail photographique de Man Ray)? Ces traversées, déjà anciennes, dont la trace est miraculeusement préservée de la corruption, engagent un trajet parfois linéaire, parfois circulaire, sûrement fractal, d’une caye vers une autre, au cours duquel se rejoignent et se disjoignent des vitesses, des erres, des entropies. L’effet produit par ces écarts, ces irrégularités et ces résistances dans la mobilité s’appelle l’éclair de la poésie. Et leur répétition - qui emprunte à la circumnavigation en eaux blessées certains traits - ne fut jamais fastidieuse.

Mais un homme mourant n’a que faire de l’art quand bien même il fut balayé par un vent chaud de tendresse, de cannelle et de gaïac. Dans cet affolement de bougies qui eurent pris soin d’être baptisées, le salut n’appartient assurément pas au domaine de l’art même lorsque le grand romancier se hausse dans la mort à une transparence d’icône. Et ses plus hautes tentatives, celles qui empruntent aux lézardes et aux rhizomes, sont dans la voix de l’homme, l’exultation.

Et nous sommes incapables d’exprimer nos grands fonds de détresses ou de répondre à celles des figures humaines qui l’entourent, le rêve de l’homme suffoquant sous un manteau d’éloges et d’encouragements. Du moins, me dis-je, je n’ai pas tout lu et j’ai peut-être mal lu certaines de ses œuvres mais j’ai entendu sa voix vrombir Les Grands Chaos comme si la poésie était en danger, au sein d’un discours d’une sublime sauvagerie.

«As-tu foi, comme il dit soutes râlant, disant si peu». Le temps d’une ultime révélation, même de façon éphémère et déraisonnée, j’attends, devant la tristesse qui me noue, les siennes sur le royaume chtonien, profondément saturnien. Mélancolique. C’est là un monde où le désastre règne en maître. Le désastre, en cela, ressoude l’engeance des hommes devant une force qui les dépasse. Et ce monde déliquescent dont Glissant voulait alléger le poids de ses ossatures sombres, c’est assurément, le nôtre.

Joël Des Rosiers

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