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Sur Fillette Lalo, de Gerry L’Étang
et Dominique Batraville

 

Par Jean-Pierre Arsaye

 

 

 

 

 

 

Fillette Lalo, Gerry L’Etang et Dominique Batraville • ISBN 9782357204171 •
HC Editions, Paris • 80 pages • 2018 • 12,5 €.

Ce roman aux chapitres courts, denses, a tout d’une tragédie baroque. Il s’ouvre sur la fuite pour l’étranger de Dame Ernst Léonard dite «Fillette Lalo», cheftaine des «volontaires de la sécurité nationale». Ces derniers sont alors en débandade, pris dans une souricière tendue par une horde d’insurgés hurlant vengeance, munis de coutelas, pneus usés, bidons d’essence, bois d’allumettes. Le projet des révoltés est radical: le «supplice du père Lebrun.» Nous sommes au dernier quart du siècle passé, dans une île de la Caraïbe indépendante depuis 1804. Un tyran vient de tomber. Il avait, adolescent, succédé à son père et, comme lui, s’était proclamé Président-à-vie.

Mais c’est sous le règne du paternel, médecin que le peuple avait porté au pouvoir, que se déroule la geste de Fillette Lalo, femme de sinistre mémoire, ayant vraiment existé. Elle s’était vouée corps et âme à un dictateur dont la voix mimant celle «nasillarde et rouillée du Baron des morts», provoquait la terreur. Lecteur du Prince de Machiavel, Président-à-vie avait su se maintenir grâce aux gages d’anticommunisme donnés aux USA. Misant sur le tourisme dont il bénéficiait des ristournes, il faisait soustraire dès l’aube les gueux à la vue des Blancs qui débarquaient des paquebots «poches pleines de billets verts». Étaient-ils dupes de ce qui se passait dans le pays? Savaient-ils qu’au moindre soupçon — espions et délateurs ne manquaient pas — les habitants étaient bons pour Fort Dimanche, lieu d’humiliation, de sévices innommables? Les tortures étaient administrées aux intellectuels, aux insoumis, aux coiffés afro, mode aux connotations par trop contestataires.

Bras armé du régime, «Archange de l’État», comme la qualifiait Président-à-vie père, Fillette Lalo avait à son palmarès des victoires sur les «camoquins», ces rebelles à l’absolutisme. L’indéfectible zélée s’en acquittait avec maestria! Catholique fervente (tout comme son mari, professeur de latin devenu ministre amateur de mulâtresses et de «konyen trempé»), elle goûtait les livres philosophiques — Jean-Jacques Rousseau, Socrate— mais aussi les vieux grimoires. Et sa main ne tremblait pas lorsqu’elle cisaillait les mamelons.

Mais à travers l’histoire ici contée, nous assistons également aux destins croisés d’individus poussés par les circonstances au rang de victimes ou de bourreaux. Parmi les thuriféraires du pouvoir, voici Bruckner Kaborne, affublé de costumes en peau de requin, ministre de la Défense et de l’Intérieur, amant de la Première-dame-à-vie, détenteur d’une considérable fortune provenant de meurtres, de trafic de sang, de cadavres. Ou encore l’étonnant Gérald d’Andalousie, fils d’une mulâtresse du Cap et d’un béké martiniquais venu s’établir dans cette ville suite à la ruine de sa famille provoquée par l’éruption de la Montagne Pelée. Après des études au lycée Louis-le-Grand dans l’Entre Deux Guerre, Gérald fraya avec les milieux intellectuels parisiens d’extrême droite, déploya une intense activité d’essayiste, fonda Les Cahiers d’Occident, revue littéraire et politique. Puis rentra au pays natal où il se mit au service de «présidents mulâtres, mulâtristes et autoritaires » et enfin de Président-à-vie dont, ô paradoxe, il cautionna l’idéologie «noiriste». Aussi bien d’Andalousie que Kaborne ne pourront éviter de déchoir.

Dans ce monde dichotomique et contradictoire, les rares âmes qui osent quelque protestation ne doivent leur salut qu’à leur départ à l’étranger. Tel est le cas du docteur Édouard Rey, pneumologue et philanthrope, responsable de la Croix-Rouge.

Relégué dans la souffrance, le dénuement, le petit peuple est ici en filigrane. La belle Mamoune, chargée d’entretenir la citerne du docteur Rey qu’alimentait une demi-toiture et aussi de l’accueil des dépourvus, en est une représentante. Ainsi que son amoureux, Cantave. Fillette Lalo fera atrocement payer à Mamoune son silence sur la disparition de son patron. Et Cantave, désespéré, affrontera l’océan vers Miami, en espérant qu’Agwétaroyo, lwa des eaux, lui serait favorable.

Fruit d’une longue enquête mémorielle sur Fillette Lalo et son environnement, ce récit ne prétend pas établir l’exacte vérité. Car le souvenir n’est pas l’Histoire. D’où le choix des auteurs — le Martiniquais Gerry L´Étang, l’Haïtien Dominique Batraville — d’user de pseudonymes à propos de personnages historiques et contemporains, et même de ne point nommer le pays en question, quoique certains indices — noms de lieux, figures — ne laissent guère de doute à ce sujet.

 Jean-Pierre Arsaye

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