Potomitan

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Description d’un débarquement
de Congos à la Martinique

Gerry L’Etang

 

 

Souvenir de la Martinique et du Mexique
pendant l’intervention française

disponible ici.

 

 

 

 

 

 

Souvenirs de la Martinique et du Mexique pendant l’intervention française

Résumé. Dans ses Souvenirs de la Martinique et du Mexique pendant l’intervention française (1890), Charles Mismer brosse l’arrivée d’un convoi de Congos à la Martinique. Cette description d’engagés africains introduits entre 1857 et 1862 pour conforter une économie de plantation ébranlée, suite à l’abolition de l’esclavage, par les revendications des Nouveaux libres, est d’un racisme extrême. Elle animalise les Congos et leur attribue une abjection. Qui est Charles Mismer? Et en présentant ces Africains comme «un ramassis d’êtres abjects, d’apparence simienne», à quels discours fait-il référence? Cet article présente le contexte historique et les stratégies de domination dans lesquels se situe le texte. Enfin, il pointe la logique psychologique qui motive l’auteur1.

Islamophile

Charles Mismer est un Français de Strasbourg, né en 1832, décédé en 1904. «Les Mismer étaient de père en fils éclusiers sur le canal de la Brusche» (Georgeon 1992 : 95). Ses parents le destinaient à la prêtrise mais il préféra l’armée (Ibidem). «Dépourvu de diplômes et de brevets» (Mismer 1890 : 280), il fut soldat, notamment lors de la guerre de Crimée, directeur de manège puis de haras à la Martinique, capitaine de gendarmerie au Mexique, journaliste à Constantinople, secrétaire particulier de Fuad Pacha, alors ministre des affaires étrangères ottoman, et ensuite du grand-vizir Aali Pacha. Il fut encore promu par le khédive d’Egypte, directeur de la Mission égyptienne en France, avant de devenir un collaborateur d’Emile Littré. Mismer résume ainsi son parcours singulier et autodidacte:

J’ai touché à tout, depuis l’extrême misère jusqu’au luxe, depuis la gamelle du soldat et le hamac du matelot jusqu’à la table des souverains, depuis le rôle de machine aveugle jusqu’à la participation aux conseils et aux actes de gouvernement, sans négliger, un seul jour, de rechercher, dans l’étude et la réflexion, sinon le point de départ d’une évolution supérieure, du moins le droit de vivre avec indépendance et dignité» (Ibid. : VIII).

Mismer est par ailleurs l’auteur de plusieurs ouvrages, essais de sociologie, de prospective, de pédagogie, etc. Son livre le plus connu est Soirées de Constantinople (1870), «qui défend les valeurs de l’islam et du monde musulman face à l’Occident» (Strauss 1999 : 33) et qui influença des intellectuels nationalistes turcs. L’ouvrage qui nous intéresse ici, Souvenirs de la Martinique et du Mexique pendant l’intervention française, est l’un des quatre volumes de ses mémoires.

L’empreinte intellectuelle laissée par Charles Mismer est celle d’un islamophile. Il est à l’occasion encore cité aujourd’hui quand il s’agit de valoriser l’Islam. Ainsi, lors d’un débat récent du Conseil de Paris relatif à l’attribution de subventions à un institut culturel islamique, un propos de cet auteur, tiré d’un échange avec Ernest Renan, est rapporté:

Loin d'être incompatible avec la science, la religion de Mohamed, telle qu'elle a été prêchée à l'origine, telle qu’elle a été entendue et pratiquée, telle qu’elle est encore entendue sinon pratiquée par un grand nombre de musulmans, est, de toutes les religions, la seule qui soit conciliable dans une large mesure avec la civilisation, la seule qui n'oppose pas au progrès un non possumus infranchissable (Mismer, cité par Débats du Conseil de Paris 2010).

Négrophobe

Charles Mismer fut aussi un négrophobe. Cette négrophobie apparaît entre autres dans la violente description qu’il fait de l’arrivée d’un convoi de Congos2 à la Martinique, où il séjourna de 1860 à 1865:

Rien ne faisait meilleure justice de la fausse philanthropie que le spectacle d’une répartition de cette espèce d’immigrants, recrutés sur la côte d’Afrique, parmi les prisonniers de guerre voués à la mort et aux festins des anthropophages.

A l’arrivée du navire, on se rendait à bord pour choisir, à son tour, un lot dans ce bétail humain. L’expression n’est pas trop forte pour peindre d’un trait un ramassis d’êtres abjects, d’apparence simienne, au langage inarticulé, à la peau galeuse et fétide, ayant pour tout costume un chiffon autour des reins et un numéro suspendu au cou par une chainette de laiton. Hormis ces appendices, fournis par la compagnie d’immigration dans un but d’ordre et de décence, rien ne les distinguait de l’état animal. Entre hommes et femmes, nulle apparence de solidarité. Les mères semblaient tenir leurs enfants à la mamelle; quant aux autres, elles s’en séparaient avec l’indifférence des brebis pour leurs agneaux sevrés (p. 47-483).

A lire Mismer, deux traits caractérisent les Congos: leur animalité et leur abjection. Pas moins de huit items dans la brève description relevée, renvoient à l’animalité que l’auteur croit repérer chez les Congos. Ces expressions sont: «espèce», «bétail humain», «apparence simienne», «langage inarticulé», «état animal», «mamelle», «brebis», «agneaux sevrés». D’autres passages des Souvenirs confortent cette vision. En visite à New York, Mismer observe des gorilles empaillés qui lui: «rappelèrent certains types de nègres africains, rencontrés à la Martinique» (p. 264).

Mais chez Mismer, l’animalité dépasse les Africains. Elle concerne également les Noirs créoles. Ainsi, convoqué à la barre du tribunal parce qu’un de ses domestiques avait traversé à bride abattue la ville de Saint-Pierre, il a ce mot d’humour: «connaissant les deux bêtes [le cheval et le domestique], je crois le cheval coupable et j’offre de le punir, en diminuant son avoine» (p.15).

Et toujours dans la même veine, cet autre passage: «Je me trouvais à diner chez un grand propriétaire du Lamentin, une câpresse parut […], portant dans ses bras un poupon couleur jus de tabac. Quel est ce baboui? demandai-je. Chut! me dit un voisin […], c’est le fils du maître de maison» (p. 84).

Charles Mismer est un positiviste qui a retenu d’Auguste Comte une hiérarchisation des «races». Pour le philosophe en effet, «la blanche est plus avancée que la jaune, elle-même plus avancée que la noire» (Petit 1993 : 8). Mais alors que «pour Comte, la différence des races n'est vraiment signifiante qu'au départ, il faudrait admettre qu'elle tend à s'effacer, cette notion n'aurait donc qu'une valeur provisoire» (Ibid. : 10), pour Mismer par contre, la distance qui sépare le Noir du Blanc est difficile à combler en raison de la plus grande proximité du premier d’avec l’animal. Si son atténuation est possible moyennant une longue transition, sa disparition demeure toujours incertaine en raison du poids de ce qu’il nomme «l’atavisme». Ce point de vue semble davantage inspiré par le racisme évolutionniste colonial4 que par Auguste Comte. Aussi considère-t-il que:

dans l’impossibilité d’élever, sans transition, un sauvage au niveau d’un homme civilisé, force est d’admettre que l’esclavage, tel qu’il continuait à fonctionner en Martinique sous le nom d’engagement volontaire, marque un véritable progrès. Si faible qu’il soit, ce progrès ne devient définitif qu’à la condition d’être entretenu par les générations suivantes, sinon les instincts, transmis par l’atavisme, reprennent le dessus (p. 51).

Toutefois, pense Mismer, l’élévation du Noir semble réalisable par le biais du métissage. Car dans la logique hiérarchisée évoquée, l’hybridation du Noir et du Blanc ne peut que bonifier le premier. Il écrit: «Pendant mon séjour à Saint-Pierre, je n’eus qu’à me louer de mes relations avec les gens de couleur [Mulâtres]; j’ai même rencontré, parmi eux, des hommes qui n’eussent été déplacés dans aucun salon» (p. 11)5.

Pour autant, la progression du Noir via le métissage comporte selon lui un revers: l’abaissement du Blanc. Il note que:

Les Arabes disent […] «c’est le diable qui a créé le métis» […]. Sans les excitations du mulâtre, dont le courage et la fierté s’accroissent selon qu’il a dans les veines plus ou moins de sang blanc, jamais le noir ne se révolterait (p. 36). L’anarchie dans les croisements est […] une des principales causes de l’anarchie sociale (p. 146).

On retrouve ici une certaine convergence avec la pensée d’Arthur de Gobineau quant aux effets délétères du métissage. Reste que pour Gobineau les conséquences du métissage vont bien au-delà de l’abaissement du Blanc et du chaos social. Elles annoncent la fin de l’humanité:

Le principe blanc, tenu en échec dans chaque homme en particulier, y sera vis-à-vis des deux autres dans le rapport de 1 à 2, triste proportion qui, dans tous les cas, suffirait à paralyser son action d'une manière presque complète, mais qui se montre encore plus déplorable quand on réfléchit que cet état de fusion, bien loin d'être le résultat du mariage direct des trois grands types pris à l'état pur, ne sera que le caput mortuum d'une série infinie de mélanges, et par conséquent de flétrissures […] La prévision attristante, ce n'est pas la mort, c'est la certitude de n'y arriver que dégradés; et peut-être même cette honte réservée à nos descendants nous pourrait-elle laisser insensibles, si nous n'éprouvions, par une secrète horreur, que les mains rapaces de la destinée sont déjà posées sur nous (Gobineau 1853-1855 : 337-339).

Cannibalisme

L’autre grief que fait Mismer aux Congos dans sa description, c’est d’être abjects. Les contours de cette abjection sont peu clairs, sauf à comprendre qu’ils sont cannibales. Le sujet du cannibalisme apparait en effet dans le texte, quand les concernés sont réputés avoir échappé «aux festins des anthropophages». Mais les potentielles victimes d’anthropophagie que sont les immigrants congos, pourraient, à l’occasion, se transformer en bourreaux. Car à en croire Mismer, les Africains en général sont possiblement cannibales. Et pas que les Africains d’ailleurs, les Noirs créoles aussi.

Son idée s’appuie sur un évènement qu’il rapporte: «Lors d’un procès jugé à Port-au Prince il y a vingt ans, on a constaté que les arrières-petits-fils d’anciens esclaves [des Noirs créoles donc] avaient célébré le culte du vaudou par un sacrifice humain» (p. 51).

Selon toute vraisemblance, Mismer fait référence ici à l’ «Affaire Jeanne Pellé», dite encore «Affaire Tante Jeanne» ou «Affaire de Bizoton». Dans celle-ci, qui se déroula à Bizoton (environs de Port-au-Prince) en décembre 1863, une certaine Jeanne Pellé, en réponse à une exigence qu’un dieu vodou aurait faite à son frère Congo Pellé (que ce dernier avait sollicité pour une grâce), aurait avec d’autres, sacrifié puis mangé sa nièce Claircine lors d’un rituel. En février 1864, au terme d’un procès, huit inculpés (dont Jeanne et Congo) qui auraient participé à la cérémonie, furent condamnés à mort et exécutés6.

L’histoire est controversée. Elle s’inscrit dans un contexte de double détraction du vodou: interne et externe. Le dénigrement interne est lié à l’opposition vodouisants/anti-vodouisants dans le pays, laquelle en recoupait parfois une autre: Noirs/Mulâtres. L’affaire eut lieu sous la présidence du Mulâtre Fabre Nicolas Geffrard qui, quatre ans auparavant, avait renversé l’empereur Faustin Soulouque, Noir, voudouisant, pourfendeur de Mulâtres. Le zèle anti-vodou de Geffrard, qui avait signé en 1860 un concordat avec le pape et souhaitait se distancier au maximum de son prédécesseur, l’aurait poussé à faire du traitement de cet évènement un exemple de sanction du vodou et de ses dévots.

Le dénigrement externe est lié, lui, à la vision méprisante et anxiogène des Européens pour Haïti et ses pratiques, particulièrement le vodou qui avait représenté (lors de la cérémonie du Bois Caïman notamment) le socle culturel sur lequel s’étaient appuyés les esclaves pour conquérir leur liberté et l’indépendance du pays. Ce mépris participait également de la mésestime générale dans laquelle les Européens tenaient les Noirs, l’Afrique et ses traditions. L’un des propagateurs de cette histoire fut le consul britannique à Port-au-Prince, Spenser St. John, qui publia vingt ans après les faits (en 1884) une version où le sensationnalisme se mêle aux préjugés les plus débridés.

Diffusée à travers le monde par plusieurs journalistes et écrivains voyageurs, cette affaire causa un tort considérable au vodou (assimilé à la sorcellerie) et au pays. Elle a pour certains, «contribué à créer des représentations qui perdurent jusqu'à nos jours. L'idée qu’Haïti était non civilisée et intrinsèquement instable, fut utilisée pour justifier une occupation militaire américaine qui commença en 1915 et dura vingt ans» (Dash 2013). 

La controverse liée à cette affaire porte principalement sur les points suivants: il y a-t-il eu réellement immolation humaine et anthropophagie?7 Si oui, ces pratiques sont-elles représentatives du vodou?

Mais à supposer que les faits de sacrifice et d’anthropophagie fussent avérés, que le procès ne fût pas instrumentalisé, présenter un fait criminalisé et puni par la justice haïtienne comme une preuve de la barbarie cannibale des Noirs, revient à présenter une donnée relevant de l’écart comme une règle commune. Pourtant, Charles Mismer tire de cet évènement la conclusion suivante: «Les Africains habitués à la chair humaine n’en perdent jamais le goût; ils la préfèrent à celle du porc. ‘Ça bon’ m’ont répondu ceux que j’ai questionnés à ce sujet» (p. 52). Si l’on suit bien Mismer, l’addiction à la chair humaine qui aurait été contractée en Afrique se serait transmise aux Noirs créoles.  

Pour l’auteur d’ailleurs, il n’y a pas que les Noirs créoles haïtiens qui pourraient se laisser aller au cannibalisme. Les Noirs créoles martiniquais aussi. Rapportant les évènements insurrectionnels qui en 1848 accompagnèrent à Saint-Pierre l’abolition de l’esclavage, quand des révoltés noirs créoles brûlèrent quelques dizaines de Blancs créoles réfugiés dans la maison Sannois, Mismer assure qu’à cette occasion, «des milliers de noirs [poussèrent] des vociférations de cannibales» (p. 9). On comprend alors que Mismer souhaite une longue, très longue période de «civilisation» des Noirs. Autrement, les Blancs finiraient mangés.

Par-delà les justifications philosophiques, anecdotiques ou fantaisistes de la domination des Noirs par les Blancs chez Charles Mismer, on peut constater que cet auteur ne fait qu’exemplifier deux thèmes centraux qui, du point de vue des dominants, autorisèrent leur prépotence: l’arriération des Noirs et leur barbarie. Son point de vue n’a donc rien d’original. L’arriération supposée des Noirs fut au principe même de la mythologie qui structura l’imaginaire comme la réalité coloniale. En Martinique, après avoir inspiré l’asservissement mais également la limitation des droits civiques et civils des Libres de couleur (non-Blancs libres), elle légitima l’infantilisation des Congos qui, contrairement aux autres engagés (Indiens, Chinois), devaient soumettre leurs demandes de mariage à autorisation du Conseil privé (David 1973 : 132).

Il en est de même du cannibalisme, présenté comme une modalité de la barbarie des Noirs et d’autres dominés. Après avoir été activé lors de l’expansion coloniale européenne en contexte américain commencée au XVe siècle, le thème du cannibalisme fut réactivé lors de l’expansion européenne en contexte africain et océanien initiée au XIXe siècle. Les stigmatisations anthropophages de Charles Mismer s’inscrivent dans ces processus-là. Comme s’y inscrivent les illustrations de boucanages humains amérindiens dans les livres européens, les mises en scène de zoos humains exposant à Paris des Kanaks dévorant des chairs sanglantes, ou encore les vignettes de bandes dessinées européennes donnant à voir des Blancs dans des chaudrons d’Africains. Pour une Europe où le cannibalisme apparaît, depuis le mythe d’Atrée8, comme le tabou absolu, le prétexte permettant de disqualifier Amérindiens et Noirs, de justifier la soumission qu’on leur imposait, était idéal.

Un dominé devenu dominant

Mais à bien y regarder, l’ouvrage de Charles Mismer est davantage qu’une construction coloniale de plus, qu’un recueil de poncifs datés. L’intérêt de ce livre est dans le tempérament de son auteur et dans sa trajectoire. En fait, Mismer, avec plus de naïveté que de cynisme, inconsciemment donc, expose ici quelque chose de moins banal: comment des dominés écrivent la domination en épousant le point de vue des dominants dans le but de devenir eux-mêmes dominants. Car qui est Charles Mismer sinon un dominé devenu dominant ? Issu d’un milieu modeste, chair à canon des guerres du Second Empire, ce soldat misérable va progresser dans l’échelle sociale en faisant siennes les représentations des détenteurs du pouvoir.

Mais cette progression n’aurait pas été possible n’importe où. «‘En France […] je n’étais rien, pas même bachelier’, confie-il. En Amérique, en Orient, il découvre des pays où ‘chacun vaut ce qu’il vaut’, où il peut faire valoir ses talents» (Georgeon op. cit. : 96)

C’est en Martinique que débute son ascension. Il a derrière lui dix ans d’armée quand il s’installe dans l’île comme militaire ou gendarme9. Cette arrivée constitue déjà une promotion en soi. En fait, en colonie, singulièrement en Martinique où la racialisation des rapports sociaux est très forte, «chacun ne vaut pas ce qu’il vaut». Le Blanc – petit blanc compris – est en surplomb par rapport au Noir. Et il l’est davantage encore du plus exclu d’entre les Noirs: l’Africain. C’est cette position surélevée qui autorise Mismer à produire sa description des Congos, d’autant qu’il ne fait là que relayer le discours colonial majoritaire. Car plus que Comte ou Gobineau, ce sont les Blancs créoles que Charles Mismer rejoint dans leurs préjugés, qui plus est quand ces derniers servent ses intérêts. Paul Dhormoys, de passage lui aussi en Martinique sous le Second Empire, remarque à propos de la négrophobie de ce groupe:

Il faut avoir vécu sous les tropiques pour savoir jusqu’à quel point les créoles de race blanche poussent le mépris, l’horreur même, pour tout individu qui a une parcelle de sang noir dans les veines […]. Les préjugés de couleur, malgré l’émancipation et peut-être même à cause de l’émancipation, sont encore aujourd’hui plus vivaces que jamais […]. Prenez dans les colonies l’homme le plus doux, le plus calme et parlez lui des nègres, vous le verrez immédiatement hors de lui. La voix ne franchira plus qu’avec peine sa gorge contractée, les paroles tomberont saccadées de ses lèvres tremblantes ; toute sa personne s’horripilera à la pensée de ces êtres abhorrés (Dhormoys op. cit. : 190-191-193).

Sur ce même sujet, Georges Haurigot (1890 : 95), note: «les jolies [Blanches] créoles éprouvent une horreur incroyable, qui semble instinctive, pour tout ce qui est de sang mêlé, même à un degré très faible».

Les liens de Mismer avec les Blancs créoles sont immédiats. C’est à l’un d’eux qu’il doit sa «libération du service militaire» (p. 6). Et c’est pour leur complaire que, reconverti en propriétaire de manège à Saint-Pierre, il impose des restrictions d’accès à ce centre équestre : les non-Blancs n’y sont pas admis.

La poursuite à la Martinique de pratiques ségrégatives malgré l’abolition s’explique par la rapide reprise en main du pouvoir par les anciens esclavagistes:

A partir de novembre 1848 et jusqu’à décembre 1851, il y eut un sabotage de l’œuvre progressiste du Gouvernement provisoire. Les grands propriétaires se ressaisirent en même temps que la réaction antirépublicaine se dessinait de plus en plus nettement en France. Les trois années qui suivirent l’abolition de l’esclavage virent s’effriter l’œuvre de la Révolution de 1848 et l’œuvre progressiste de Schœlcher. Les principales dispositions du décret du 27 avril 1848 furent malaisément appliquées. Tous les volets de la République sociale étaient bafoués. Le droit à la sécurité sociale ne fut jamais exécuté. La liberté de la presse était laissée à la discrétion des gouverneurs […]. Ne restait […] que l’abolition de l’esclavage proprement dite (Rigoulet-Roze 1997 : 75).

Les choses allaient s’aggraver sous le Second Empire. La complaisance de Napoléon III à l’endroit de l’idéologie et des intérêts des Blancs créoles, qu’il avait déjà manifestée en tant que président de la République, se fit plus nette encore lorsque, devenu empereur, il permit la mise en œuvre de dispositions attentatoires au revenu, à la liberté et à la dignité du petit peuple, mais favorables à une minorité dominante dont il était issu en lignée maternelle10. Au chapitre de ces régressions, on peut rappeler l’activation de flux migratoires dommageables au salariat noir créole, le travail forcé, le passeport intérieur... A cela s’ajoutait la mansuétude des tribunaux pour les crimes racistes des Blancs créoles et, à l’inverse, leur rigueur pour qui contestait l’iniquité coloniale. A la fin du second Empire, une de ces humiliations déclencha une crise majeure en Martinique: L’insurrection du Sud11.

Pour en revenir à Mismer, son manège allait battre de l’aile en raison même des limites  imposées à sa clientèle potentielle: 

Cet esprit exclusif menaçait l’avenir du manège par l’interdiction d’y recevoir, en même temps que les blancs, les nègres et les mulâtres dont la masse constitue les neuf dixièmes de la population. Restreint à la minorité aristocratique, le recrutement des élèves risquait de tarir» (p. 7).

Il se vit alors proposer par des Blancs créoles la direction d’un haras financé par le Conseil général. Cela représentait une autre promotion. Cette entreprise échoua néanmoins en raison d’une épizootie. Il partit donc pour le Mexique où il devint capitaine de gendarmerie. Par la suite, ses mêmes protecteurs martiniquais lui offrirent une situation enviable pour un métropolitain peu fortuné: la gestion d’un domaine agricole, situé « dans le quartier le plus salubre de l’île » (p. 279). Il déclina cette proposition, lui préférant un emploi de journaliste en Turquie que lui procura un diplomate français rencontré au Mexique et retrouvé à Paris.
Le journal francophone La Turquie dont Mismer fut à compter de 1867 le rédacteur en chef, était un organe du gouvernement turc. Des membres de celui-ci remarquèrent ses écrits favorables à l’intégrité de l’Empire ottoman et lui confièrent d’autres emplois aux responsabilités et aux rémunérations croissantes.

En définitive, négrophobie et islamophilie ne sont aucunement chez Mismer des oppositions. Négrophobe parmi des Blancs créoles négrophobes qui initièrent sa promotion sociale, il devint tout aussi logiquement islamophile parmi des dirigeants musulmans qui lui permirent de poursuivre cette évolution. Il n’a en fait suivi qu’une même ligne : progresser en collant au pouvoir.

Charles Mismer n’a donc pas seulement «cherché dans l’étude et la réflexion […] le droit de vivre avec indépendance et dignité». Son ascension socio-économique a été servie par la hiérarchisation coloniale. Il s’est en outre montré plastique, opportuniste. En tous lieux, il a capté les vents des sommets, suivi les souffles ascensionnels. En épousant le sens du courant, il a changé de statut. Puis il a écrit cette aventure. C’est cela l’intérêt de son livre, qui décrit comment un dominé devient dominant : en partageant la vision des dominants, en confortant leur situation.

Gerry L’Etang
Anthropologue
CRILLASH
Université des Antilles

Références

Dash, Mike, 2013, «The Trial That Gave Vodou A Bad Name», Smithsonian. Com, mis en ligne le 29 mai 2013 URL: http://www.smithsonianmag.com/history/the-trial-that-gave-vodou-a-bad-name-83801276/ (consulté le 2 septembre 2015). 

David, Bernard, 1973, Les origines de la population martiniquaise au fil des ans (1635-1902), Fort-de-France, Société d’histoire de la Martinique.

Débats du Conseil de Paris, 2010, Paris, URL:
http://labs.paris.fr/commun/ogc/bmo/Debat/CMDEBAT20100510/32.htm (consulté le 12 janvier 2013).

Dhormoys, Paul, 1864, Sous les tropiquesSouvenirs de voyageParis-Leipsig, Jung-Treuttel.

Dorsainville, Justin Chrysostome, 1934, Manuel d’histoire d’Haïti, Port-au-Prince, Procure des Frères de l’instruction chrétienne.
Georgeon, Francis, 1992, «Un journaliste français en Turquie à l’époque des Tanzimat: Charles Mismer», Presse turque et presse de Turquie, Nathalie Clayer, Alexandre Popović, Thierry Zarcone (éds.), Paris-Istambul, ISIS, pp. 93-121.

Gobineau, Arthur Joseph, de, 1853-1855, Essai sur l’inégalité des races humaines, Paris (rééd. Pierre Belfond, 1967).

Haurigot, Georges, 1890, Excursion aux Antilles françaises, Paris, H. Lecène et H. Oudin.  

Hoffmann, Léon-François, 1990, Haïticouleurs, croyances, créole, Port-au-Prince, Deschamps.

Joint, Gasner, 1999, Libération du vaudou dans la dynamique d'inculturation en Haïti, Rome, Pontifica Università Gregoriana, vol 2.

La Bible, sans date, «Genèse», URL: http://www.info-bible.org/lsg/01.Genese.html (consulté le 2 septembre 2015).
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Mismer, Charles, 1870, Soirées de Constantinople, Paris, Librairie internationale.

Mismer, Charles, 1890, Souvenirs de la Martinique et du Mexique pendant l’intervention française, Paris, Hachette.

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Revue encyclopédique, ou analyse raisonnée des productions les plus remarquables dans les sciences, les arts industriels, la littérature et les beaux-arts; par une réunion de membres de l’Institut et d’autres hommes de lettres, 1827, Paris, Bureau central de la Revue encyclopédique, tome XXXIII.

Rigoulet-Roze, David, 1997, «Assimilationniste ‘de couleur’ contre autonomisme ‘blanc’», Pouvoirs dans la Caraïbe [En ligne], Spécial | 1997, mis en ligne le 15 mars 2011, URL : http://plc.revues.org/725  (consulté le 12 septembre 2013).

St. John, Spenser, Sir, 1894, Hayti or the Black Republic, London, Smith Elder & Co.

Strauss, Johann, 1992, «Le livre français d’Istanbul (1730-1908)», Revue des mondes musulmans et de la méditerranée [en ligne], 87-88, septembre 1999, mis en ligne la 12 mai 2009, URL: https://remmm.revues.org/307 (consulté le 22 août 2015).

Taguieff, Pierre-André, 2002, La couleur et le sang: Doctrines racistes à la française, Paris, Mille et une nuit.

Notes

  1. Cet article est paru dans l’ouvrage collectif Ecrire la domination (Gerry L’Etang et Corinne Mencé-Caster éds.) Caraïbéditions-Université, 2016, pp. 39-58.
     
  2. Les Congos provenaient du bassin du fleuve Congo, principalement du Congo Brazaville et du Congo Kinshasa, et dans une moindre mesure, du Gabon, du Sierra Leone, de l’enclave de Cabinda. 10 521 Congos arrivèrent en Martinique entre 1857 et 1862. Leur venue s’inscrivait dans le cadre d’un vaste mouvement migratoire qui vit l’arrivée de plus de 37 000 immigrants en Martinique, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ils étaient congos mais aussi indiens, chinois, madériens. Ces engagés sous contrat furent recrutés par la plantocratie martiniquaise avec l’aval de Napoléon III. Cette nouvelle main-d’œuvre permit aux planteurs martiniquais de saturer la demande de travail et donc de payer les salaires les plus bas possibles à leurs ouvriers agricoles, créoles et immigrés. Ce fut la réponse des dominants à la généralisation du salariat consécutive à l’abolition de l’esclavage. Par ailleurs, l’arrivée de ces travailleurs permit aux planteurs de palier le départ de certains nouveaux libres des habitations (plantations).
     
  3. Les citations qui ne sont référencées ici que par des numéros de page, renvoient à l’ouvrage de Charles Mismer: Souvenirs de la Martinique et du Mexique pendant l’intervention française.
     
  4. Alors que le racisme avait (au moins dans ses formes et conséquences les plus extrêmes) été combattu à la fin du XVIIIe et dans première moitié du XIXe siècle par les abolitionnistes, la suppression de l’esclavage en 1848 allait paradoxalement réactiver le discours raciste du fait de la démobilisation des antiesclavagistes. A cela s’ajoutait l’avènement d’un nouveau vecteur de légitimation du racisme: la reprise de l’expansion coloniale dans la seconde moitié du XIXe siècle.
     
  5. Fait révélateur de la perception du Mulâtre comme occupant une position intermédiaire entre Blanc et Noir, au XIXe siècle, la couleur «jaune» était utilisée pour symboliser les «Asiatiques» mais également les Mulâtres. Exemple, «[Population de la Colombie dans les années 1820]: Blancs, ou Espagnols: 600 000; Rouges, ou Indiens soumis: 854 000; Jaunes, ou Mulâtres: 720 000; Nègres: 470 000; Indiens Bravos, ou indépendants: 500 000» (Revue encyclopédique 1827, p. 36).
     
  6. Voir notamment Dhormoys 1864, p. 154-162, Dorsainville 1934, p. 282, Joint 1999, p. 149, Hoffmann 1990, p. 133.
     
  7. Concernant les aveux des inculpés, Alfred Métraux (1958, p. 43) est dubitatif: «avant d’accepter ces aveux comme des preuves, il convient de ne pas oublier une phrase fort troublante de l’une des accusées. Comme on demandait à celle-ci de confirmer ses déclarations devant le tribunal, elle répondit: ‘Oui, j’ai confessé tout ce que vous dites, mais rappelez-vous combien j’ai été battue avant de dire un mot’. Les prisonniers semblent avoir été torturés par la police, ce qui laisserait planer quelques doutes sur l’authenticité des forfaits dont ils s’accusèrent».
     
  8. Dans la mythologie grecque, la femme d’Atrée eut des fils adultérins de Thyeste, frère jumeau de son mari. Pour se venger de Thyeste, Atrée tua les fils de son frère et les lui donna à manger. Au terme du repas, Atrée révéla à Thyeste ce qu’il avait mangé. Thyeste alors, maudit Atrée. Cette prohibition de l’anthropophagie est à rapprocher de celle de l’immolation humaine, qui dans la civilisation judéo-chrétienne trouve sa source dans l’évitement du sacrifice du fils d’Abraham.  «Dieu dit: Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac; va-t-en au pays de Morija, et là offre-le en holocauste sur l'une des montagnes que je te dirai. […] Puis Abraham étendit la main, et prit le couteau, pour égorger son fils. […] L'ange dit: N'avance pas ta main sur l'enfant, et ne lui fais rien; car je sais maintenant que tu crains Dieu, et que tu ne m'as pas refusé ton fils, ton unique» (La Bible sd, Genèse 22.2; 22.10; 22.12).
     
  9. Mismer gendarme à la Martinique est une information de son biographe François Georgeon (op. cit., p. 96): «pour tenter d’échapper à ce dégoût [de l’armée], Mismer s’engage dans la gendarmerie coloniale à la Martinique, mais il démissionne rapidement tout en restant dans les Antilles». Dans ses Souvenirs de la Martinique…, l’intéressé indique à propos de son installation dans l’île: «Ma libération du service militaire, à la Martinique, marque une révolution dans mon existence (p. 1)».
     
  10. Napoléon III était le petit-fils des Blancs créoles martiniquais Alexandre et Joséphine de Beauharnais.
     
  11. Le catalyseur de l’insurrection de septembre 1870 en Martinique fut l’affaire Lubin. Il s’agit du cravachage par le Blanc Augier de Maintenon du Noir Léopold Lubin qui aurait refusé de le saluer et de s’écarter du passage de son cheval. Lubin porta plainte, en vain. Il entreprit alors de se venger et cravacha à son tour de Maintenon. Pour cela, Lubin fut condamné à cinq ans de bagne. L’un des assesseurs au procès, le Blanc créole Cléo Codé, se vanta d’avoir fait condamner «un nègre qui avait osé lever la main sur un blanc». Il fut lynché par les insurgés.

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Gerry L’Etang.

boule

 Viré monté