Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

Place de la littérature caribéenne
dans le monde

Raphaël Confiant
 

6 août 2008
Club-UNESCO
de Saint-Barthélemy.

 

Mesdames et messieurs,

Je voudrais tout d’abord remercier mes amis Daniel Blanchard et Jean-Marie Lédée, ainsi que le Club-UNESCO de Saint-Barth, de m’avoir invité dans votre île que je découvre et à propos de laquelle, comme tout un chacun, j’ai quelques idées toutes faites et très certainement fausses, idées que je m’efforcerai de corriger, bien sûr, au cours de mon séjour. Vous m’avez donc demandé de vous entretenir de la place de la littérature caribéenne dans le monde, mais avant d’en venir à mon sujet, il m’apparaît important d’examiner d’abord ce que recouvre l’expression «monde caribéen» et en particulier la place qu’y occupe Saint-Barth. Vous n’êtes pas sans savoir, en effet, que nous avons une vision tronquée de notre région puisque pour la plupart d’entre nous, elle se décompose en deux, voire trois, sous-régions distinctes: les Petites Antilles où nous nous trouvons présentement, les Grandes Antilles et la Caraïbe continentale c’est-à-dire le Venezuela, la Colombie et les pays d’Amérique centrale que nous avons trop tendance à oublier.

Cette tripartition est fort dommageable et engendre des perceptions erronées de notre réalité et là, le cas de Saint-Barth est particulièrement intéressant à cet égard. En effet, votre île est souvent présentée comme la seule et unique île blanche, ou peuplée de Blancs, des Antilles, et à force d’entendre répéter ce discours, on a comme l’impression que les Saint-Barth sont une curiosité dans le monde caribéen. Une curiosité à la fois isolée et menacée par un environnement composé de Noirs, de mulâtres, d’Indiens et autres. Or, pour peu qu’on accepte de sortir de la vision étroite des Petites Antilles pour considérer l’ensemble de l’archipel, on s’aperçoit immédiatement que celle-ci est infondée. Pourquoi? Parce que si l’on tient pour valide ce critère ethnique, on constate que sur 12 millions de Cubains au moins 6 sont des «Blancs», à commencer par Fidel Castro, sur 8 millions de Dominicains au moins 3 sont des Blancs et sur 3 millions de Porto-Ricains au moins 1 million le sont. Ce qui fait un total de 10 millions de Blancs caribéens, tout à fait caribéens, parfaitement caribéens! Si aux Grandes Antilles, on ajoute, la côte caribéenne du Costa-Rica, de Colombie ou du Venezuela, le chiffre est encore plus considérable. Vous voyez donc que l’antienne selon laquelle Saint-Barth serait un petit peuple blanc isolé au mitan d’un monde caribéen tout uniment noir, métis ou indien ne tient pas debout.

Cette petite parenthèse visait à faire comprendre qu’il nous faut sortir des idées toutes faites à propos de nos îles respectives et toujours replacer ces dernières dans un environnement plus vaste, c’est-à-dire la Caraïbe insulaire et continentale. Autre idée fausse encore, au plan linguistique cette fois, l’espagnol ou l’anglais seraient les langues principales de notre région. Or, la langue véhiculaire de la Caraïbe, insulaire en tout cas, et cela dès le 19è siècle, n’est autre que le créole. Il n’y a guère, de Cuba à Trinidad, qu’à Barbade qu’on n’entend pas le créole. Partout ailleurs, soit il existe des poches de créole soit le créole est la langue principale soit le créole coexiste, en situation d’infériorité, face à d’autres langues. Rien qu’à Cuba, il y a 1,5 millions de créolophones d’origine haïtienne et, tout en bas de l’archipel, à Trinidad, notre langue est encore parlée dans des poches telles que Paramine, Morne Coco ou Maraval. Et au Venezuela, dans la Péninsule de Paria tout comme à Colon, au Panama, où vivent les descendants des Martiniquais et des Guadeloupéens venus construire le canal de Panama au début du 20è siècle. Sans compter que l’immigration haïtienne tous azimuts partout à travers la Caraïbe et en Floride renforce la diffusion du créole.

UNE CULTURE BRICOLEE

Venons en maintenant, une fois que nous avons admis qu’il faut se débarrasser des idées reçues, à ce qui fait l’identité de notre région caribéenne. Je dirai, pour aller vite, qu’elle fut le lieu de la toute première mondialisation. On entend beaucoup parler de nos jours de mondialisation, mais celle que nous vivons actuellement n’est que la deuxième du nom. La toute première a commencé lorsque Christophe Colomb débarqua dans l’île de Guanahani, dans les Bahamas, un certain jour de 1492 et que les mondes européen et amérindien furent brutalement mis en contact. Elle se complexifia lorsque des millions d’esclaves africains, puis, plus tard, de travailleurs sous contrat asiatiques, en particulier indiens mais aussi chinois et levantins, furent amenés aux Amériques. Dès lors quatre des cinq continents furent mis côte à côte, furent mis ensemble: l’Amérique, l’Europe, l’Afrique et l’Asie. Il n’y a guère que l’Océanie à n’avoir point participé à ce bouillon de cultures. Et c’était la toute première fois dans l’histoire de l’humanité que la quasi-totalité des cultures, des langues et des religions se trouvaient sommées de cohabiter, cela sur des territoires de taille restreinte ou difficiles d’accès comme c’était, à l’époque, le cas des trois Guyanes.

Notre région caribéenne naît donc de ce que Claude Lévi-Strauss a appelé un «bricolage culturel». Il faut se garder de prendre cette expression en mauvaise part. Elle désigne simplement le fait qu’aucun des peuples arrivés dans ce Nouveau Monde n’y était venu dans l’esprit de fonder une nouvelle civilisation. Les Européens accouraient à la recherche de l’or, de l’El Dorado, et une fois enrichis, grâce à l’or, et plus tard, la canne à sucre ou le café, s’empressaient de retourner vers ce qu’ils considéraient tous comme le monde civilisé c’est-à-dire l’Europe. Quand aux Africains et aux Asiatiques, c’est contraints et forcés qu’ils furent charroyés ici et là, c’est le mot créole qui convient. L’effroyable institution esclavagiste que subirent les premiers et l’espèce de servage auquel furent soumis les seconds broya leurs dieux, leurs langues et finalement leurs cultures. On ne mesure pas assez le terrible déni d’humanité dont ils furent l’objet, les souffrances infinies qu’ils endurèrent et cela durant des siècles. Je sais bien qu’à Saint-Barth, il n’y eut pas de champs de canne, mais lorsque l’île était sous contrôle suédois, il y comptait un certain nombre d’esclaves domestiques et d’esclaves des champs, chose qui poussa le pouvoir colonial à édicter un «Code Noir» suédois, très semblable au «Code Noir» français ou au «Codigo Negro» espagnol. C’est d’ailleurs grâce à un Saint-Barth, vivant à Nantes, Richard Lédée, homme de culture et féru d’histoire, que nous pouvons disposer depuis peu de ce texte qui avait disparu, pendant fort longtemps, des archives royales de Suède.

Amérindiens, Européens, Africains et Asiatiques bricolèrent donc, dans des conditions de chaos absolu, des bribes de cultures, des restes de langues, des souvenirs de divinités pour, petit à petit, constituer ce qu’Edouard Glissant a appelé une culture-mosaïque et le carburant de ce processus, si je peux dire, fut la créolisation, processus par lequel des populations qui n’étaient point originaires du Nouveau Monde finirent par s’y adapter, s’y autochtoniser, tout en adoptant certains mes modes de vies et certaines croyances des autres peuples avec lesquels ils étaient contraints de cohabiter. Rien de tout cela ne fut prémédité! Consciemment exécuté! La culture caribéenne est le fruit d’un gigantesque maelström humain et culturel qui n’avait jamais eut son pareil dans l’histoire de l’humanité puisque jusque là, seuls les peuples géographiquement proches entraient en contact permanent: Romains et Gaulois, Arabes et Berbères, Aryens et Dravidiens, Mongols et Chinois etc…La culture caribéenne est «créole» parce que ce mot vient du latin «creare» qui signifie «créer» et qu’il indique bien le côté bricolé de celle-ci. Il n’y a aucune connotation raciale dans le mot «créole», comme ont voulu le faire accroire pendant longtemps les dictionnaires français. La créolisation est l’adaptation aux Antilles d’hommes, d’animaux et de plantes qui n’en étaient pas originaires. D’où les expressions «Blanc créole», «Noir créole», «bœuf créole», «cochon créole», «banane créole» et «canne créole». C’est aussi l’ensemble des créations nées de cette cohabitation forcée entre peuples des quatre continents: cuisine créole, architecture créole, musique créole etc…

DE LA LITTERATURE CARIBEENNE

Parmi toutes ces créations, la plus spectaculaire, la plus originale, est celle d’une littérature extraordinaire. Une littérature qui a obtenu 5 Prix Nobel: Saint-John Perse, le Blanc créole guadeloupéen en 1960, Miguel Angel Asturias, le Guatémaltèque en 1967, Gabriel Garcia Marquez, le Colombien en 1982, Derek Walcott, le Saint-Lucien, en 1992 et V. S. Naipaul, le Trinidadien, en 2001. Sans compter que le Cubain Alejo Carpentier se vit, entre temps, attribuer le prix Cervantès, le prix espagnol le plus prestigieux, en 1977. Il n’existe aucun endroit du monde avec une population aussi faible à avoir obtenu tant de récompenses littéraires! Songez, par exemple, que l’Indonésie avec 200 millions d’habitants n’a jamais eu un Prix Nobel de littérature! Je prends cet exemple parce que l’Indonésie est un archipel comme nous, avec une partie continentale comme nous, et une aussi grande diversité de types ethniques, de langues et de religions que nous. Mais je pourrais tout aussi bien, prendre des pays tout aussi vastes ou peuplés que le Congo, les Philippines ou encore l’Iran. En littérature, le cas de la Caraïbe est donc bel et bien unique. Songez aussi qu’en 1992, nous avons raflé 3 des plus grands prix littéraires de la planète: le Nobel avec le Saint-Lucien Walcott, le Prix Goncourt français avec Patrick Chamoiseau et le Prix Cervantès avec la poétesse cubaine Dulce Maria Loynaz. Tout cela la même année! Qui dit mieux? Et je ne parle même pas des centaines, des milliers d’auteurs que comptent nos différents pays. Mon ami Jean-Marie Lédée, Saint-Barth de pure souche, a publié plusieurs romans sur son île. La minuscule Martinique, par exemple, compte 3 auteurs mondialement connus – Aimé Césaire, Frantz Fanon et Edouard Glissant – lors que vous et moi, serions bien en peine de citer le nom d’un auteur indonésien, tamoul, congolais, philippin, ukrainien ou iranien mondialement connu.

Alors, évidemment, se pose la question du pourquoi de cette stupéfiante fertilité littéraire. Serions-nous plus doués que les autres? Disposerions-nous d’une sensibilité plus grande? D’une aptitude à l’écriture quasi-innée? Je ne le crois pas. La, ou plutôt les réponses, sont, à mon avis, à chercher dans l’incroyable de notre histoire. Dans cette incroyable mise en rapport de presque toutes les cultures et des langues du monde. Je suis né au fin fond d’une campagne de la Martinique, au Lorrain, à une époque, le début des années 50, où il n’y avait pas de route asphaltée reliant mon quartier au bourg, pourtant j’entendais le français dans la bouche de mes parents instituteurs, le créole dans la bouche de mon grand-père petit distillateur et celle de ses ouvriers, le latin et le grec dans les chants à la chapelle du quartier le dimanche matin, le tamoul dans les invocations des prêtres hindous, l’anglais et l’espagnol pour peu que je changeât de station sur le transistor de mon père. Et je n’oublie pas l’arabe des colporteurs syriens qui transportaient leur camelote dans des brouettes! Cela fait 8 langues! Dans mon trou, dans mon fin fond de campagne, j’ai donc entendu le bruissement de 8 langues différentes!!! Et, au plan religieux, j’étais confronté à Jésus-Christ, à la déesse hindoue Mariemen et au quimbois vieux-nègre. Trois univers magico-religieux totalement différents! Et mon cas était loin d’être particulier.

Comment donc dans de telles conditions ne pas développer une acuité, un sens du réel et du non réel, bref un imaginaire autrement plus riche que quelqu’un qui vit dans un univers mono-culturel? L’écrivain antillais n’est pas plus doué que son confrère qui n’a connu que Jésus ou que Mahomet ou que Mariemen ou que Legba, simplement, lui, l’écrivain antillais, il a eu la chance proprement inouïe de connaître tous ces prophètes ou ces dieux en même temps. Il est le produit fini du bricolage culturel dont j’ai parlé au début de ma communication. Tout comme le musicien antillais d’ailleurs car le succès extraordinaire et planétaire des musiques caribéennes n’est plus à démontrer. Il existe des clubs de reggae ou de salsa au Japon, par exemple, alors qu’il ne me semble pas qu’il existe de clubs de musique nippone aux Antilles.

Tout ceci pour dire que nous autres Caribéens, de part notre formation historique, nous sommes le monde, le monde entier, et comme les écrivains peuvent être définis comme des renifleurs de monde, vous comprenez qu’ils sont aux premières loges et que forcément leurs œuvres sont en mesure de toucher le monde entier. En bref, la littérature caribéenne est la première littérature mondialisée dans la mesure même où c’est dans notre région que s’est produite, comme je l’ai expliqué, la toute première mondialisation. C’est dire qu’elle ne peut pas être nombriliste car même quand elle parle de son nombril, même quand j’évoque dans mes romans ma petite campagne du Nord de la Martinique, je parle automatiquement du monde. Mes personnages de prêtres hindous, de planteurs békés, de quimboiseurs nègres ou de colporteurs syriens reflètent les mille et une facettes du vaste monde. Par contre, et par comparaison, si je vivais dans le Poitou-Charentes ou le Tamil-Nadu, il est clair que je ne parlerais que d’une seule et même culture, très localisée, la culture poitevine ou la culture tamoule. Un écrivain caribéen a plus de chance qu’un écrivain poitevin ou tamoul, voilà tout! Il n’est pas plus doué que ces derniers.

GRANDS THEMES DE LA LITTERATURE CARIBEENNE

Pour terminer, je voudrais en venir à quelques grands thèmes de notre littérature. En fait, j’en choisirai seulement trois afin de ne pas déborder du temps qui m’est imparti d’autant que nous aurons un débat tout à l’heure: le réalisme merveilleux ou magique, la Négritude et la Créolité. Le premier, dans sa version hispanique est représenté par le cubain Alejo Carpentier et le Colombien Gabriel Garcia Marquez dont j’ai déjà parlés, et dans sa version haïtienne, par Jacques Roumain, Jacques-Stephen Alexis et, plus tard, René Depestre. Cette conception littéraire vise à abolir la frontière radicale que la pensée et la littérature européennes établissent entre le Réel d’un côté et le Surnaturel de l’autre, entre la Raison et la non-raison ou la déraison. En fait, elle rompt avec ce qu’on pourrait appeler l’idéologie balzacienne du roman qui domine en Europe et aux Etats-Unis depuis le début du 19è siècle. D’origine bourgeoise, cette conception a produit des écrivains remarquables comme Zola en France ou Thomas Hardy en Angleterre, avant d’être subvertie par deux phénomènes: l’irruption ou plutôt la découverte de l’inconscient grâce à Freud et la montée irrésistible du marxisme. James Joyce et Virginia Woolf sont les représentants les plus significatifs du premier phénomène qui arracha le roman à son rôle traditionnel de miroir du monde pour se transformer en miroir des pulsions secrètes et inavouées de l’individu. Disons, pour aller vite, que le roman balzacien va du monde vers l’individu alors que le roman joycien va de l’individu au monde, de l’inconscient vers le conscient. Ce fut bien évidemment une sorte de révolution dans la littérature occidentale.

L’autre phénomène, enclenché par la Révolution russe de 1917 et l’expansion de l’idéal communiste à travers le monde, est celui du «réalisme socialiste», dont le représentant le plus emblématique est le romancier russe Cholokhov et son roman emblématique, «Le Don paisible», mais dont un émule français est, par exemple, un Roger Vaillant. Il s’agit cette fois, non pas de subvertir la forme du roman classique, ni de tenter de pénétrer dans l’intériorité de l’individu, mais de mettre le roman au service de la révolution prolétarienne et de son objectif primordial, l’érection d’une société sans classes, cela par le truchement de la dictature du prolétariat.

Eh bien, le réalisme merveilleux ou magique caribéen se démarquera tant du roman joycien que du roman réaliste socialiste pour puiser dans la multiplicité de nos langues, de nos croyances, de nos imaginaires, pour créer un univers romanesque où les arbres deviennent musiciens pour paraphraser le titre d’un des plus beaux romans de Jacques Stephen-Alexis. Dans cet univers-là, l’être humain n’est pas le seul et unique maître. L’eau, le feu, la mer, la forêt, la roche même peuvent être doués de vie et les morts parlent aux vivants comme si de rien n’étaient, comme s’ils ne se trouvaient pas six pieds sous terre. On le voit, par exemple, dans le magnifique roman du Brésilien José Sarney, «Saraminda», presque entièrement composé à partir des conversations entre deux chercheurs d’or, l’un vivant, l’autre décédé. L’histoire se déroule dans l’Amapa, ce territoire que se disputèrent longtemps la France et le Brésil et qui finit par échoir à ce dernier.

Ce qui me donne l’occasion de dire que la caribéannité ou la créolité est beaucoup plus étendue géographiquement qu’on ne se l’imagine car elle englobe aussi le Nord du Brésil, les trois Guyanes, d’un côté et de l’autre côté, les bayous de Louisiane ainsi que les côtes de la Floride. C’est ce monde que les anthropologues appellent la «société de Plantation» car la plantation, ou «habitation» en créole, fut la matrice même de notre culture. Le lieu où beaucoup de nos pères furent jetés dans la géhenne, mais à partir duquel ils surent se rebâtir, ils surent recréer, réinventer une nouvelle vision du monde. Je ne serai pas plus long sur le réalisme magique. Nous en discuterons lors du débat.

J’en viens à présent à la Négritude qui peut vous sembler, à vous Saint-Barth, qui n’avez pas connu l’esclavage proprement dit, quelque chose d’absolument étranger. Je dirai d’emblée que sans le Nègre, sans la force de travail du Nègre, l’Amérique et les Antilles n’existeraient pas. Ou en tout cas n’existeraient pas avec la force d’imagination, la pulsion vitale extraordinaire, qu’on leur reconnaît aujourd’hui. La présence des rythmes venus d’Afrique, des croyances, des divinités, des pratiques culinaires ou médicinales, de la sculpture sur bois etc…tout cela a fourni du combustible au moteur de la créolisation pendant des siècles, aux côtés des combustibles amérindien, européen, et plus tard, asiatique. Or, cet apport fut longtemps occulté, nié. Pendant l’esclavage, le Nègre n’était pas un être humain, juste une bête de somme, voire dans certains cas un objet ou un meuble. Après les différentes abolitions, il s’est vu réserver la place la plus ingrate, la plus infâmante, celle d’un prolétariat taillable et corvéable à merci. Et surtout, une terrifiante entreprise de décervelage lui avait enseigné le mépris de sa peau noire, de ses cheveux crépus, de sa cambrure etc…Longtemps, le Nègre voulut être blanc. Longtemps, le Nègre se rêva blanc.

Il fallait que des hommes de génie se lèvent pour arracher ce que Frantz Fanon appela ce «masque blanc». Ce furent, au plan politique, Toussaint-Louverture et Jean-Jacques Dessalines en Haïti, Louis Delgrès et Ignace en Guadeloupe, au 19è siècle et au 20è, la voix de celui qui jura de «faire trembler les assises du monde», je veux parler de celle d’Aimé Césaire, inventeur avec Senghor et Damas du mouvement de la Négritude. Mais ce qu’il y a de plus fascinant dans la pensée césairienne, ce n’est pas seulement l’effort quasi-prométhéen de revalorisation de l’Afrique et des valeurs du monde noir, c’est surtout le vibrant appel à la fraternité humaine par-delà les races, les cultures ou les religions. Ce en quoi la Négritude est un humanisme et se différencie radicalement de ses avatars modernes que sont le «noirisme» ou l’afro-centrisme. Aimé Césaire n’a jamais voulu inverser le discours occidental dominant en proclamant que le Nègre était le plus beau, le plus fort ou le plus intelligent. Il a cherché, à travers la poésie fulgurante de «Cahier d’un retour au pays natal», mais aussi de «Soleil cou coupé» ou «Moi, laminaire», à faire reconnaître au monde que le Nègre y avait sa place à l’égal de tous les autres peuples. Et, à notre niveau caribéen, il a montré que la culture nègre a imprégné le Maître blanc, qu’elle a modifié sa vision du monde et qu’en chaque Blanc caribéen, y compris vous, les Saint-Barth, il y a une part – je dis bien une part! – de nègre qui sommeille. C’est pourquoi un jour, geste très critiqué par certains, Césaire, force du symbole, accepta de planter un arbre de la réconciliation, un fromager ou un courbaril (je ne m’en souviens plus) en compagnie du plus riche Blanc créole de la Martinique, M. Bernard Hayot, cela sur la plantation de ce dernier, l’Habitation Clément, au François, dans le Sud de la Martinique. Par ce geste de réconciliation, Césaire voulut aussi faire comprendre que l’habitation, si elle appartenait en titre aux Blancs créoles, était de facto la propriété de ceux qui y avaient travaillé, sous le joug pendant des siècles, lui assurant sa prospérité. Cet arbre était donc aussi une manière de réappropriation et cela, bien des esprits bornés, enfermés dans la rancune et l’esprit de revanche, ne l’ont pas compris. Et quand je dis certains, je veux parler tout à la fois des «noiristes», qui y virent une forme de soumission à l’ordre colonial, que des «blanchistes» d’une certaine association appelée «Tous Créoles» qui profita de l’occasion pour diffuser un message œcuménique selon lequel la société martiniquaise n’aurait désormais plus de conflits de classe, le Nègre et le Blanc étant enfin réconciliés. Je renvoie «noiristes» et «blanchistes» dos à dos, ce qui me permet d’en arriver au troisième thème de notre littérature caribéenne à savoir la Créolité.

Dans un manifeste publié en 1989 par Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et moi-même, «Eloge de la Créolité», nous proclamions, dès la première phrase du texte: «Ni Amérindiens, ni Européens, ni Africains, ni Asiatiques, nous nous proclamons Créoles.» Cette autodéfinition, qui se fonde sur une série de négations, n’était aucunement révolutionnaire. Elle se fondait simplement sur un constat historico-anthropologique: le fait que durant trois siècles et demi, Amérindiens, Européens, Africains et Asiatiques furent contraints de cohabiter dans les conditions que l’on sait et que ce faisant, ils abandonnèrent progressivement leurs identités originelles pour inventer une nouvelle identité à savoir l’identité créole. Et la marque la plus spectaculaire de cette identité est son caractère multiple. La Caraïbe, insulaire et continentale, a inventé l’identité multiple, voilà! C’est pourquoi ceux qui divisent l’Amérique en trois mondes distincts: l’Amérique anglo-saxonne tout au Nord, l’Amérique amérindienne dans les montagnes du Pérou ou de Bolivie et l’Amérique des plantations ou Amérique créole n’ont pas tort. Les deux premières Amériques sont, en effet, enfermées dans leur vision monolithique du monde, la première, l’anglo-saxonne, se croyant supérieure, voulant l’imposer à la totalité de la planète, et d’abord à nous autres, Caribéens, la seconde, l’Amérindienne, se recroquevillant de manière pathétique sur la divinisation du passé aztèque ou inca, certes glorieux mais qui n’est plus en prise avec la réalité d’aujourd’hui. Or, ce que nous affirmions, nous les auteurs de la Créolité, c’est que c’est la troisième Amérique, l’Amérique créole, qui est la préfiguration du monde qui s’annonce car elle est fille de la toute première mondialisation, celle qui débuta en 1492.

Avions-nous tort? Dix huit ans après la publication de l’Eloge de la Créolité, je ne le crois pas. Car que constatons-nous? Que des trois Amériques, celle qui a le vent en poupe, celle qui s’impose, c’est l’Amérique créole et pas l’Amérique anglo-saxonne ou l’Amérique amérindienne. Ainsi, à l’aéroport de Miami, à côté de l’anglais, toutes les annonces par haut-parleur sont en anglais bien sûr mais aussi en espagnol et en créole haïtien. La ville de New-York vient d’ailleurs, la semaine dernière, de reconnaître le créole haïtien comme l’une de ses langues de travail. Et je ne parle même pas de l’hispanisation rampante d’un monde qui était jusqu’à tout récemment un monde totalement anglo-saxon. Désormais, l’Amérique anglo-saxonne est obligée d’accepter l’identité multiple et le phénomène Barack Obama n’en est que la manifestation la plus visible. Je doute, pour ma part, qu’en 2050, les Etats-Unis soient toujours un pays anglo-saxon. Tout laisse à penser qu’il deviendra un pays créole où toutes les langues, les croyances, les cultures auront droit de cité. L’Amérique amérindienne non plus n’a pas le vent en poupe. Certes, divers présidents indiens ont été élus à la tête de certains pays sud-américains – Toledo au Pérou ou Morales en Bolivie – mais ces personnes ne sont indiennes qu’ethniquement. Culturellement, Toledo et Morales sont des Créoles comme Hugo Chavez lequel clame haut et fort sa triple ascendance espagnole, amérindienne et africaine.

Le monde va donc en créolité, comme nous le disions à l’époque de la publication de notre manifeste, la créolité étant simplement la manière particulière qu’a chaque peuple de se positionner dans le processus de créolisation et surtout de le vivre. Toute l’Amérique est en proie au phénomène de créolisation, mais cette dernière est vécue de manière différente ici et là, chacun de nos peuples possédant sa propre créolité. Au plan littéraire, le mouvement de la Créolité a donné naissance, comme vous le savez, à des œuvres foisonnantes dont certaines ont connu un succès non seulement antillais, non seulement français, mais aussi mondial. Patrick Chamoiseau est ainsi traduit en 27 langues, moi-même en 11 langues, Ernest Pépin et Gisèle Pineau en 6 ou 7. Savez-vous que les deux langues dans lesquelles je suis le plus traduit ne sont pas des langues proches de nous, à savoir l’anglais, l’espagnol et le portugais, mais bien des langues éloignées de la Caraïbe: l’allemand et le japonais. J’ai 6 romans traduits en allemand et 4 en japonais. Alors que, par exemple, je n’ai aucun roman traduit en portugais! C’est dire la portée universelle de la Créolité. Si les livres de Chamoiseau, Confiant, Pépin ou Pineau parviennent à toucher la sensibilité de gens si éloignés, c’est qu’ils sont porteurs d’une vision du monde universellement compréhensible sans pour autant se fondre dans le vieil universalisme occidental, masque de la domination blanche. C’est pourquoi nous avons inventé le néologisme «diversalité», rejetant celui d’universalité, manière pour nous d’indiquer qu’il ne saurait être question de faire allégeance à l’Un, mais plutôt de retrouver l’Un en cheminant à travers le Multiple. Tel est en fait le vrai message de la Créolité ! Et cheminant de la sorte, nous opérons un «partage des ancêtres» pour reprendre le titre d’un beau roman de Jean Bernabé.

Mesdames et messieurs, je suis obligé de conclure afin de vous passer la parole. Vous comprendrez que vu le court laps de temps qui m’était imparti, j’ai été contraint de schématiser, de simplifier, beaucoup de choses. Vous me le pardonnerez, j’espère! Nous nous efforcerons ensemble de les éclaircir au cours du débat. Je ne peux terminer mon propos sans une pensée pour mon ami Jean-Marie Lédée, l’écrivain saint-barth, dont les romans gagneraient à être mieux connus et que je remercie d’avoir été le premier à penser à m’inviter dans votre belle île dans le cadre des conférences du Club-UNESCO.

Je vous remercie tous de m’avoir écouté.

Raphaël Confiant

Viré monté