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L’Or des Livres

 

 

Jérôme POINSOT

 

 

 

 

 

La jarre d'or, Raphaël Confiant • Mercure de France
ISBN 978-2715231276 • Sept. 2010 • 18,50 €.

La jarre d'or

Il faut être assez téméraire, lorsqu’on est écrivain, pour s’atteler à la récriture d’un mythe comme celui de la Jarre d’Or. C’est pourtant ce à quoi s’est risqué dernièrement Raphaël Confiant, dans un texte qui, d’une manière assez paradoxale quoique très équilibrée, ne cesse en réalité de dissimuler toute sa richesse et toute sa complexité derrière la spontanéité et l’audace d’une résidence d’écrivain, aux Terres-Sainville.

Déjà, dans Le Nègre et l’Amiral, le personnage d’Amédée Mauville (professeur de latin au lycée Schoelcher) contemplait le spectacle de la cour Fruit-à-Pain en méditant sur la rédaction d’un roman:

Le plus dur était de trouver le premier mot, le tout premier mot, et de bâtir la première phrase car il sentait confusément que tout partirait de là et qu’un rien pouvait le faire passer à côté de cette vie-là. Alors il cherchait ce mot (ou cette parcelle de phrase) comme d’autres une jarre d’or enterrée du temps de l’esclavage1.

La Jarre d’Or enterrée du temps de l’esclavage: tel est précisément le Saint Graal littéraire à la poursuite duquel va s’élancer l’aspirant écrivain Augustin Valbon, prêt à prendre tous les risques, tant il en va de sa survie. Fils d’un père industriel très peu porté sur la chose littéraire, en rupture familiale, Odjisten, comme son oncle Servius, est en proie à ce double mal qui frappe la Martinique et que dénonce à son début le Cahier d’Aimé Césaire: la misère et l’ennui. C’est alors que reviennent en souvenirs à Augustin les contes et légendes créoles racontés par sa mère et sa nourrice durant sa petite enfance ainsi que l’obsession de son oncle Servius pour la jarre d’or; sauf que pour Augustin, ce n’est pas une jarre d’or qui sera au cœur de ses préoccupations, mais une jarre de livres, enterrée par un béké après la destruction de plusieurs plantations par une révolte d’esclaves… Commence alors une enquête historico-anthropologique qui très vite tourne court, faute d’indices: remontant à l’époque d’un certain Marquis d’Antin dont on ne sait pas au juste s’il vécut dans le Nord de la Martinique, à Grand-anse, au XVIIe, XVIIIe ou XIXe siècle, cette recherche avortée se perd dans la nuit d’antan… du mythe! En définitive, Augustin ne doit son salut qu’au hasard (souvent propice chez Confiant) qui lui glissera une lettre violette sous sa porte, et qui l’emportera dans une tornade d’aventures toutes plus fantastiques les unes que les autres. Les rapporter ici est impossible, tant Raphaël Confiant intrique les péripéties les unes aux autres dans une écriture baroque où, comme à son habitude, les récits et les personnages se font écho d’une manière dense quoique éclatée, en de splendides contrepoints, et où la merveille envahit le récit et le temps se trouve démembré (le roman mélange effectivement différentes époques couvrant les années 1930 à 1986). Le lecteur appréciera tout particulièrement la scène de découverte de l’enfer de la bibliothèque Schœlcher, tout comme celle de la double altercation qui réveille Augustin, alors en proie aux visites nocturnes d’un revenant, dans ses rêves.

Mais parce que Raphaël Confiant n’est pas seulement un conteur, son roman teinte sa narration d’une peinture sociale qui se déploie au travers d’une réflexion sur la culture créole et sur ce qu’il convient d’appeler la vocation d’écrivain. C’est pourquoi ce roman ne s’achève pas sur la résolution des obstacles qui empêchent Augustin de découvrir la Jarre, découverte qu’il parvient à effectuer… au mitan du roman! C’est ainsi que très paradoxalement, le texte échappe aux deux principales règles qui sont censées régir le genre romanesque, ou en tout cas définir son programme narratif: le titre d’une part (ce n’est pas d’une jarre d’or mais d’une jarre de livre dont il est question, même si «les livres valent mille fois plus que l’or»), et la résolution de l’intrigue (le roman continuant allègrement sur sa lancée, malgré la découverte de la jarre).

Au-delà de la question de la quête de la jarre, plusieurs thématiques déploient leurs ramifications autour de la question de l’écriture. Tout d’abord (et pour faire vite) c’est la mise au jour de l’identité créole, soubassement nécessaire à Augustin pour se fonder une vision scripturale du monde, qui motive ses aventures, celui-ci la découvrant sous l’angle culturel des contes et légendes d’une part (les anthropologues diraient sous l’angle du mythe et des pratiques magico-religieuses), puis à l’occasion de rencontres avec les différentes figures qui composent la population martiniquaise d’autre part (noirs, mulâtres, blancs, indiens, chinois levantins, etc.) et produisent sa situation sociale typique. À ceux qui seraient déçus de n’avoir pas su quels livres contenait la Jarre, Raphaël Confiant propose une métaphore de consolation, la valise créole d’Augustin finissant par se substituer à la jarre, avec les livres qu’elle contient: le Littré en quatre tomes de Grand Z’Ongles, les six ouvrages créoles envoyés par Simon Fernay de Moncourt, la Bible offerte par Man Édouarlise et enfin l’histoire de Cuba donnée par Federico. Bref, c’est un véritable petit salon du livre créole que renferme la valise d’Augustin, symbole de diversité dans l’unité que confirme à son tour le syncrétisme religieux qui traverse tout le roman, et où se mélangent des prières caraïbes, chrétiennes, africaines et hindoues, les langues tamoules et latines servant de vecteurs privilégiés aux rituels ésotériques.

Ces perspectives posées, il sera alors possible au texte d’interroger chacun des thèmes qui les composent: pourquoi invoquer l’au-delà pour écrire, quel est le pouvoir des morts? C’est ainsi qu’on découvre petit à petit que l’invocation aux dieux et aux morts constitue une sorte d’appel de détresse d’une population exprimant une aspiration au changement, cette aspiration se trouvant ignorée sur le plan de la réalité sociale. Puis nous constatons que la fascination d’Augustin pour la Diablesse se déplace et change progressivement de but (en une sublimation) pour toucher successivement le personnage de Louisiane, cette dernière venant obséder Augustin et le posséder littéralement, à tel point qu’il pourra la voir dans ses hallucinations, l’entendre et la sentir. Mieux: c’est grâce à cette obsession et aux doutes qu’elle suscite qu’il parviendra à accéder à l’écriture. Enfin, il nous semble que la fameuse question du quatre-vingt-dixième pouvoir inconnu des morts, celui qui répond à la question du pourquoi de notre présence sur cette terre, est celui de l’amour, au sens large du terme: amour déborné de Zoklet pour Louisiane, amour supposé de Grand Z’Ongle pour la Diablesse, amour d’Augustin pour Louisiane et amour du père d’Augustin pour sa femme et pour son fils. C’est ainsi que Raphaël Confiant s’interroge et émet l’hypothèse de l’existence d’un amour créole qui viendrait démentir l’affirmation traditionnelle selon laquelle «l’amour [est] un machin de blancs (…) mais qui n’[a] pas cours et ne l’avait jamais eu à la Martinique».

Si la passion d’Augustin pour Louisiane constitue le ressort premier de sa transformation en véritable écrivain, nous constatons également que c’est la fréquentation des livres via la lecture qui l’a rendue possible. En effet, la folie d’Augustin provient du fait que, comme d’autres personnages, Augustin est «entiché de livres», à tel point que pour lui, les ouvrages et les personnages en viennent à posséder une existence propres et à devenir vivants (d’où la possibilité d’un amour). Or, dès le début du roman, la littérature est valorisée en raison de sa noblesse: si «la littérature et la philosophie sont des activités aristocratiques», la littérature n’aura été ouverte à tous qu’entre les années 1930 et 1960, selon un bibliothécaire. Le père d’Augustin reprendra d’ailleurs cette thématique de la noblesse littéraire à la fin du roman pour la préciser: après avoir feint la folie pour attirer son fils et l’accueillir en déclamant le texte du Cahier d’un retour au pays natal, M. Valbon père reconnaît avoir eu tort de contrarier la vocation de son fils pour «un monde extraordinaire de clairvoyance dans l’âme humaine (…) un monde qui s’interroge (…) [et] qui nous ouvre des perspectives…» C’est donc par la force de la voix du nègre fondamental aujourd’hui décédé qu’aura pu advenir la conversion du père d’Augustin à la littérature, Raphaël Confiant réalisant dans sa Jarre d’Or une véritable apologie de la littérature, accompagnée d’un vibrant hommage à Aimé Césaire. Il profite de cette occasion pour rendre également ses lettres de noblesse à la littérature populaire, aux héros de Paul Féval ou encore de Charles Hugo dont les romans, après avoir constitué les lectures d’adolescence d’Augustin, correspondaient à son tempérament de feuilletoniste, même s’il nous confie qu’«écrire simple est beaucoup plus complexe qu’on ne l’imagine».

Enfin, ce que nous laisse entendre ce merveilleux roman de Raphaël Confiant, c’est que l’hypothétique quête d’une Jarre d’Or, fût-elle mythique ou historique est inutile, car comme le montre la trajectoire d’Augustin, c’est à chacun d’entre nous de la rechercher au plus profond de nous-même, dans cette humanité créole qu’il nous reste encore à nous approprier, loin des sorciers braillards et des bonimenteurs ou encore de la jouissance imbécile du sol.

  • Raphaël CONFIANT, Le Nègre et l’Amiral, Paris, LGF, coll. «Le livre de poche», 1988, p. 62, je souligne.

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