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Être chercheur caribéen

Raphaël Confiant

Chercheurs

Photo F. Palli.

La position du chercheur caribéen natif n’est pas des plus aisées dans la mesure où il est confronté à une sorte de triple contrainte qui peut le paralyser.

La contrainte axiologique

Tout d’abord, comme tout chercheur en Lettres, Arts et Sciences humaines et sociales, de quelque pays qu’il soit, il est sommé de se soumettre à ce que Max Weber appelle la «neutralité axiologique», chose difficile dans la mesure où, au contraire du chercheur en sciences dites «dures», il est partie prenante de la réalité qu’il étudie. Weber soulignait, en effet, le fait que ladite réalité est infinie alors que le chercheur, lui, est un être fini, et que par conséquent, il est contraint de découper au sein de celle-ci un domaine, un secteur ou un objet d’étude à partir de présupposés qui, eux, ne sont pas scientifiques. S’il y a cent fois plus de thèses ou d’ouvrages consacrés à Balzac qu’à Mérimée, pour prendre un exemple, ce n’est pas parce que le premier est objectivement plus digne d’intérêt que le second, mais bien parce que l’institution littéraire française a consacré Balzac comme un auteur majeur et Mérimée comme un auteur mineur. Aucun chercheur en sciences dites «molles» (celles qui se prêtent difficilement aux critères de falsifiabilité tels que les énonce un Karl Popper, par exemple) ne saurait échapper totalement au poids des diverses institutionnalisations qui, au fil du temps, se mettent en place au sein du corps social. L’important est qu’il en soit conscient et qu’à un moment où un autre, il interroge ce qui peut être défini comme une contrainte de départ. Mais à côté du phénomène d’institutionnalisation intervient également la subjectivité du chercheur lequel décide d’étudier tel auteur, tel mouvement d’idée ou tel fait social plutôt que tel autre: il peut préférer Balzac à Mérimée et donc se consacrera à Balzac. L’exercice de ce qui est rien moins qu’une préférence n’a, de toute évidence, rien de scientifique. Selon Weber (1965 : 134):

«Il en résulte que toute connaissance de la réalité culturelle est toujours une connaissance à partir de points de vue spécifiquement particuliers. Quand nous exigeons de l’historien ou du spécialiste des sciences sociales la présupposition élémentaire qu’il sache faire la distinction entre l’essentiel et le secondaire et qu’il possède les points de vue nécessaires pour opérer cette distinction, cela veut tout simplement dire qu’il doit s’entendre à rapporter – consciemment ounon – les éléments de la réalité à des «valeurs universelles de la civilisation» et choisir en conséquence les connexions qui ont pour nous une signification. Et si resurgit sans cesse l’opinion affirmant que ces points de vue se laisseraient «tirer de la matière même», cela ne provient que de l’illusion naïve du savant qui ne se rend pas compte que dès le départ, en vertu même des idées de valeur avec lesquelles il a abordé inconsciemment sa matière, il a découpé un segment infime dans l’infinité absolue pour en faire l’objet de l’examen qui seul lui importe».

Le chercheur caribéen, à ces deux niveaux (institutionnalisation et préférence), se trouve dans la même position que n’importe quel autre chercheur de part le monde.

Toutefois, la neutralité axiologique ne consiste pas à refuser de porter tout jugement de valeur comme certains l’ont cru (d’où les critiques émises par Aron, Boudon et d’autres), mais bien à refuser les jugements de valeur a priori. Si l’on prend un sujet comme l’esclavage qui traverse toute l’histoire caribéenne et cela jusqu’à aujourd’hui (à travers ce que l’on nomme ses «séquelles»), le chercheur caribéen doit pouvoir s’efforcer, quoique le plus souvent descendant ou partiellement descendant d’esclave lui-même, de l’aborder de façon dépassionnée, non idéologique en somme. Si jugement il y a, ce ne peut donc être qu’a posteriori, une fois l’étude achevée et cela en gardant bien à l’esprit que ledit jugement, forcément négatif dans le cas de l’esclavage, ne fait pas partie de la discipline scientifique (sociologie, histoire, psychologie etc.) qui a servi à l’étudier, mais à un autre domaine, dénué, lui, de prétention scientifique quand bien même ce dernier se parerait de la dénomination de «sciences morales». En clair, s’il existe une éthique du chercheur, elle ne peut se fonder que sur le principe de neutralité axiologique, libre au chercheur qui est par ailleurs un homme ou un citoyen comme les autres, au terme de sa recherche, d’endosser d’autres formes d’éthique (religieuse, humaniste laïque, marxiste etc.) et de porter des jugements de valeur. Dans tous les cas, il faut chercher à comprendre avant de juger. 

La contrainte du Caribéanisme

La deuxième contrainte qui pèse sur ce dernier à trait à ce que l’on pourrait appeler le «Caribéanisme», pendant de l’«Orientalisme» qu’Edward Said a remis en question dans l’ouvrage célèbre (1979) du même nom. Selon l’initiateur de ce qui deviendra les «Post-colonial Studies»:

«The Orient was almost a European invention, and had been since antiquity a place of romance, exotic beings, haunting memories and landscapes, remarkable experiences».

On peut dire que la Caraïbe – et plus largement l’Amérique – est aussi une «invention européenne» laquelle date non pas de l’Antiquité comme la notion d’Orient, mais des cinq derniers siècles c’est-à-dire de la découverte/conquête de ce que l’Europe nommera le Nouveau Monde. Un immense corpus de textes de toute nature, non encore totalement inventorié comme on peut le constater aux «Archives des Indes» à Séville, a dessiné une image particulière de la Caraïbe, textes émanant de voyageurs, chroniqueurs et autres savants européens dont certains n’avaient d’ailleurs même pas traversé l’Atlantique. Même si, au fil des siècles, des scripteurs locaux ou «créoles» prendront le relais, comment pourrait-on ignorer les écrits d’un Lopez de Gomara, d’un Garcilaso de la Vega ou d’un Bartolomé de las Casas? Et, plus tardivement, pour la zone francophone, d’un Moreau de Saint-Méry, d’un père Dutertre ou d’un père Labat? Cela d’autant plus que lorsque les «Créoles» prendront enfin la plume, ils émaneront pour la plupart du groupe dominant à savoir les Blancs créoles lequel hésiteront longtemps entre mimétisme et différentialisme envers leurs «madre patria» respectives. Hésitation qui se manifeste dans les déclarations suivantes du grand écrivain argentin Ernesto Sabato en 1991 soit à la veille de la célébration du 500è anniversaire de la «découverte» de l’Amérique:

«Si la légende noire était une vérité absolue, les descendants de ces indigènes asservis devraient conserver un ressentiment atavique envers l’Espagne; non seulement ce n’est pas le cas, mais deux des plus grands poètes de langue espagnole de tous les temps, métis, ont chanté l’Espagne dans des poèmes immortels: Ruben Dario du Nicaragua, et César Vallejo, au Pérou.»

Cette ambivalence à l’endroit du Vieux Monde n’est pas propre à la zone hispanophone quand on sait qu’après une guerre de douze années qui vit les esclaves noirs de Saint-Domingue arracher l’indépendance de l’île aux troupes napoléoniennes et fonder la première république noire du monde moderne (et le deuxième état indépendant de tout le continent américain après les Etats-Unis), cela en 1804, les élites du pays devenu «Haïti» n’ont jamais eu de cesse de révérer la France, chose qui amena Jean-Price Mars à dénoncer, en 1925, plus d’un siècle donc après l’indépendance, leur «bovarysme».

En fait, il a fallu attendre le début du XXe siècle pour qu’apparaissent des mouvements d’idées ou des courants littéraires qui affichent une volonté de rupture radicale non seulement avec l’image exotique de la Caraïbe et de l’Amérique développée par les chroniqueurs européens mais aussi celle, auto-exotique, des Créoles d’abord blancs, puis de toutes ascendances ethniques. Car comment comprendre autrement cette affirmation du même Ernesto Sabato:

«Non, il n’y a pas eu ici cette infériorisation qu’est le racisme; et cela depuis Hernan Cortes, conquistador du Mexique, dont la femme fut indigène, jusqu’à ces hommes qu’une formidable entreprise conduisit sur les rives du Rio de la Plata et qui s’unirent à des Indiennes. Je dois à ce mystère génétique d’avoir une jolie petite-fille qui révèle discrètement des traits incas.»

Ici encore, il faut se garder de croire que cette vision des choses est propre à la zone hispanophone, l’émiettement linguistique de la Caraïbe-Amérique étant propice à doter le chercheur d’œillères (ce sera notre troisième contrainte que nous développerons plus avant). En effet, les œuvres des sociologues brésiliens Gilberto Freyre, Casa-Grande é Sanzala (1933), Sergio Buarque de Holanda, Raizes do Brasil (1936) et Caio Prado Junior, Formaçâo do Brasil Contemporâneo (1942), exhibent très exactement la même vision de l’histoire du Nouveau monde, vision qui sera magnifiée par les innombrables romans de leur compatriote Jorge Amado. D’elle naîtra l’un des concepts-phare du Caribéanisme, celui de miscigenaçâo / mestizaje / métissage toujours en vigueur de nos jours et de «démocratie raciale brésilienne» qu’en 1980, Georges Freyre justifiait de la sorte:

«Os Gregos, aclamados como democratas do passado clàssico, conciliaram sua democracia com a escravidâo. Os Estados Unidos, que foram os continuadores dos Gregos como exemplo moderno de democracia no século XVIII, conciliaram essa democracia também com a escravidâo.»

Ainsi donc si le Caribéanisme fut mis en place par des auteurs non natifs, il se trouva, comme pour l’Orientalisme, relayé par des auteurs natifs dont la plupart n’étaient même pas conscients qu’ils ne faisaient qu’emprunter des schèmes de pensée aux premiers. Il importe donc, dans un premier temps que le chercheur caribéen moderne déconstruise les concepts élaborés par le Caribéanisme – et en tout premier lieu ce dernier – avant d’envisager d’en proposer de nouveaux. Cela ne signifie nullement qu’il faille se défier systématiquement de tous les concepts élaborés par les non natifs. Ainsi, le concept de libertine colony proposé par Doris Garraway (2005) pour définir les premiers temps de la colonisation des Petites Antilles par les Français nous semble très intéressant :

« Through the concept of « libertinage », we examine the roles of desire and sexuality in mediating colonial power relations…It refers on one hand to a central anxiety in colonial texts concerning the mature of the creolization process. »

Dépasser le Caribéanisme, tout comme l’Orientalisme, demande donc de forger des théories et des concepts nouveaux. S’agissant des théories, en littérature, on peut citer celle du «real maravilloso» du Cubain Alejo Carpentier, en anthropologie, celle de la «transculturacion» du Cubain Fernando Ortiz, en philosophie, celle de la «poétique de la Relation» du Martiniquais Edouard Glissant et tant d’autres. S’agissant des concepts, étant entendu que «…les concepts ne sont pour partie, que des moyens de résumer des théories. En tout cas leur rôle est principalement instrumental et on peut toujours les remplacer par d’autres concepts» (K. Popper), en voici deux qui ont réussi à s’imposer:

  • le concept de Détour du Martiniquais Edouard Glissant développé dans Le Discours antillais (1981). Selon l’auteur:

    «Le Détour est le recours ultime d’une population dont la domination par un Autre est occultée: il faut chercher ailleurs le principe de la domination qui n’est pas évident dans le pays même: parce que le mode de domination (l’assimilation) est le meilleur des camouflages, parce que la matérialité de la domination (qui n’est pas l’exploitation seulement, qui n’est pas la misère seulement, qui n’est pas le sous-développement seulement, mais l’éradication globale de l’entité économique) n’est pas directement visible. Le Détour est la parallaxe de cette recherche…La langue créole est la première géographie du Détour…»

Un tel concept a l’avantage d’une part, d’éviter le recours mécanique au concept d’«acculturation» mis en œuvre par maints anthropologues occidentaux, concept qui ne conçoit la rencontre / choc des cultures que de manière unidirectionnelle (de la culture occidentale pourvoyeuse à la culture «sauvage» emprunteuse) et d’autre part, le recours à un marxisme primaire qui voudrait que toute réalité trouve son explication dans l’exploitation économique et la lutte des classes. Il permet aussi, entre autres, de relativiser la geste du Nègre marron unanimement considéré comme un héros par rapport à son frère demeuré sur la plantation, le «nègre d’Habitation». Il suffit de parcourir les Mémoires d’un colon à la Martinique au XIXe siècle du Béké martiniquais Pierre Dessalles pour se rendre compte à quel point le sabotage quasi-quotidien opéré par ses esclaves (disparition d’outils, empoisonnement des mulets, incendies nocturnes de parcelles, étrangement des bébés à la naissance à l’aide du cordon ombilical par les négresses «pour ne pas faire d’enfants pour l’esclavage» selon l’expression créole etc.) le préoccupait davantage que le marronnage. A la posture héroïque, mais finalement peu dangereuse pour l’institution esclavagiste, du Nègre marron s’oppose le Détour du Nègre d’Habitation.

  • le concept de Méta-archipel du Cubain Antonio Benitez-Rojo développé dans La Isla que se repite (1995 : 4). Concept que l’auteur définit de la sorte:

    «The Caribbean is not a common archipelago, but a meta-archipelago (an exalted quality that Hellas possessed, and the great Malay archipelago as well), and as a meta-archipelago it has the virtue of having neither a boundary nor a center.»

Cette conception nous est précieuse dans la mesure où elle permet de sortir de l’éternel débat concernant les frontières de la Caraïbe, débat trop marqué au coin de la simple géographie: la Caraïbe est-elle seulement insulaire ou doit-elle intégrer les rives orientales des pays centraméricains, de la Colombie et du Venezuela? Un méta-archipel, nous dit, en effet, Bénitez-Rojo, n’a «ni frontières ni centre». Ses frontières sont toujours ouvertes et ses centres multiples. On remarquera que l’auteur s’appuie sur la théorie du Chaos, forgée en Occident, de même qu’avant lui, E. Said, dès l’introduction de son livre Orientalism (1979 : 3), se place sous l’égide de Michel Foucault :

«I have found it useful here to employ Michel Foucalt’s notion of a discourse, as described by him in The Archeology of Knowledge and in Discipline and punish, to idfentify Orientalism.»

Quant à E. Glissant, il s’appuie beaucoup sur les thèses de Deleuze et Guattari. Ce point est très important dans la mesure où dépasser l’Orientalisme ou le Caribéanisme ne consiste absolument pas à rejeter d’un bloc tout ce qui a été pensé en Occident, ce qui serait absurde et reviendrait en fait à adopter une attitude occidentaliste. Ce n’est pas parce que l’Occident s’est toujours employé (avec succès) à dissimuler ses sources moyen-orientales, asiatiques et africaines que nous devons en faire de même à son endroit. Cette dissimulation est d’ailleurs beaucoup plus subtile qu’on ne le croit généralement. Un exemple: dans les textes de l’Antiquité grecque traduits dans les langues européennes modernes, on trouve souvent l’expression «par Dieu». Ainsi dans l’Apologie de Socrate, Platon fait ce dernier s’exprimer de la sorte lors de son fameux procès:

«Or, par Dieu, Athéniens, car je vous dois la vérité, voici à peu près ce qui m’arriva…»

Or, la Grèce antique était polythéiste et même dans le cas où l’on pense que le philosophe fait référence à la divinité la plus importante, il aurait dit «par Zeus». Quand on y regarde de plus près, on s’aperçoit que le texte grec ancien dit, en traduction littérale, «par le chien»! Cette curieuse exclamation ne l’est pas du tout quand on sait tout ce que la Grèce antique doit à l’Egypte et que ce fameux «chien» ne peut être qu’une référence à la divinité égyptienne à tête de chien appelée Anubis. En traduisant donc de manière cibliste («par Dieu»), on dissimule habilement ce qu’une traduction sourcière («par le chien») aurait révélé. D’où l’importance de la traduction et de la traductologie sur lesquelles nous nous pencherons dans la troisième contrainte pesant sur le chercheur caribéen.  

La contrainte du multilinguisme

La troisième contrainte qui pèse sur le chercheur Caribéen (et Américain) est, nous l’avons indiqué, l’émiettement linguistique. S’agissant de la seule Caraïbe, on dénombre quatre langues européennes (espagnol, anglais, français et hollandais), deux créoles en voie de standardisation (le créole à base lexicale française et le papiamento) ainsi que diverses autres formes dialectales au statut incertain (broken english, spanglish portoricain etc.). A ces langues, il faut ajouter le portugais dès l’instant où l’on admet la notion de «Grande Caraïbe» ou d’«Amérique des Plantations». Le problème est que les chercheurs caribéens sont, d’une part, trop souvent enfermés dans leurs zones linguistiques respectives, d’autre part, victimes d’un tropisme extra-insulaire, les Anglophones lorgnant vers les Etats-Unis, les Hispanophones vers l’Amérique du Sud et les francophones vers la France. Or, il est manifestement impossible d’analyser et de comprendre les sociétés caribéennes sans croiser les approches c’est-à-dire sans faire référence aux autres zones linguistiques. Sans compter qu’à l’intérieur même desdites zones, il y a des comparaisons intéressantes à faire également pour éviter de sombrer dans le ridicule de certaines études qui étudient la Négritude de Césaire (1939) sans jamais faire référence à Anthénor Firmin, De l’égalité des races humaines (1890), et à Jean-Price Mars, Ainsi parle l’oncle (1925), fondateur de l’Indigénisme haïtien.

Dépasser la contrainte linguistique exige donc du chercheur caribéen qu’il puisse lire les principales langues en usage dans la région et surtout qu’il s’interdise de travailler à une question de manière mono-insulaire ou monolingue. A ce propos, il existe une zone d’ombre dans la recherche caribéenne: celle qui concerne les territoires de colonisation hollandaise. On a tendance à négliger ces territoires pourtant nombreux (Saba, Saint-Eustache, Saint-Martin, Aruba, Bonaire Curaçao et Surinam) et peuplés d’environ 700.000 habitants qui ont une histoire assez similaire à celle des territoires hispanophones, anglophones et franco-créolophones. Il y a urgence à se pencher sur la zone néerlandophone.

Mais cette maîtrise (à l’écrit principalement, répétons-le) des principales langues en usage dans la Caraïbe ne sert pas uniquement à connaître ce que nos voisins qui parlent d’autres langues ont pensé ou écrit. Elle est surtout utile parce que fort souvent nous utilisons les mêmes mots pour désigner des notions fort différentes. Ainsi le terme portugais crioulo se décline en espagnol criollo,  en français créole, en anglais creole, en néerlandais kreolische et en créole kréyol. On est tenté de penser que tous ces termes sont synonymes, ce qui n’est pas tout à fait le cas:

  • en portugais, crioulo, a d’abord fait référence aux Portugais et aux Noirs nativisés comme en espagnol, puis, par un processus de désémantisation-resémantisation, aux seuls Noirs. Aujourd’hui, au Brésil, crioulo est une insulte et équivaut au français «Sale nègre!».
     
  • en espagnol, criollo fait surtout référence, tout comme en portugais, d’une part, au phénomène de nativisation des Espagnols et des Noirs en terre américaine et au mode de vie qu’ils y ont forge (comida criolla, musica criolla etc.).
     
  • en français, créole désigne avant tout une langue tout à fait distincte de la langue du Maître (ou de l’ancien Maître), ce que ne sont ni l’espagnol caribéen ni le caribbean english. Il désignera aussi, par un processus de désémantisation-resémantisation intervenu après l’abolition de l’esclavage (1848), les Blancs créoles ou Békés. Puis, il reviendra à sa signification de départ, à savoir «né et élevé aux Amériques», grâce aux auteurs de «l’ ELOGE DE LA CREOLITE» (1989).
     
  • en néerlandais, kreolische désigne surtout les mulâtres et tous les autres métis de Blancs et de Noirs.
     
  • en créole, kréyol fait d’abord référence à la langue comme en français, mais aussi, par une sorte de résistance à la désémantisation-resémantisation, au groupe des Non-Blancs et à leurs pratiques culturelles. «An manman kréyol», par exemple, expression qui vante la générosité des mères antillaises ne peut en aucune façon faire référence à une femme békée, ces dernières d’ailleurs se déchargeant de l’allaitement de leurs nouveaux-nés, durant la période esclavagiste, sur les femmes noires ou mulâtresses. De même qu’il est peu imaginable qu’un Béké travaille dans «an jaden kréyol» lequel a toujours été un moyen de résistance à l’omnipotence de l’«Habitation» ou Plantation. En fait, il y a, dans les territoires franco-créolophones, une concurrence sémantique entre le terme français créole et le terme créole kréyol, concurrence qui n’a jamais été étudiée à ce jour.

On pourrait procéder à la même comparaison pour nombre d’autres notions: mulato en espagnol ne renvoie pas à la même réalité que mulâtre en français laquelle diffère de mulatto en anglais. A la vérité, il y a nécessité de procéder à une vaste étude qui pourrait s’appeler «Concepts Caribéens Comparés» en conservant cependant à l’idée cette mise en garde de M. Foucault (1969 : 27):

«L’histoire d’un concept n’est pas, en tout et pour tout, celle de son affinement progressif, de sa rationalité continûment croissante, de soin gradient d’abstraction, mais celle de ses divers champs de constitution et de validité, celle de ses règles successives d’usage, des milieux théoriques multiples où s’est poursuive et achevée son élaboration.»

Seule une traductologie caribéenne peut s’atteler à cette tâche laquelle traductologie serait également fort utiles pour la (re)traduction des œuvres littéraires caribéennes par les Caribéens eux-mêmes. Pour l’heure, celle-ci est le fait de traducteurs étrangers peu au fait des réalités linguistico-culturelles de notre région. Ainsi dans le roman Texaco traduit en espagnol par Emma Catalayud chez l’éditeur barcelonais Anagrama, les termes «mulâtre», «chabin» et «câpresse» sont tout uniment rendus par mestizo là où un traducteur caribéen distinguerait entre trigueno, jabao et morena (ou india). Cependant, il ne suffit pas d’être Caribéen pour se considérer automatiquement comme un traducteur-né de la réalité caribéenne. Cette dernière demande à être étudiée par les Caribéens et cela d’abord à l’intérieur de leurs zones linguistiques respectives, faute de quoi le traducteur natif risque de commettre des erreurs généralement imputables au traducteur non natif. Ainsi, dans sa traduction en français, sous le titre Le Gouverneur des dés (1995), du roman en créole de Raphaël Confiant, Kod Yanm (1986), Gerry L’Etang, Martiniquais et par ailleurs excellent traducteur, traduit la phrase «Man kay résité anlè tet-ou» par «Je vais réciter sur ta tête», ce qui peut être obscur pour le lecteur martiniquais moyen et qui, en tout cas, est incompréhensible pour le lecteur francophone non martiniquais. Or, «résité anlè tet an moun» signifie en réalité «jeter un sort à quelqu’un» et renvoie à une pratique magique propre au monde des «quimboiseurs». Le fait donc d’être créolophone natif ne confère donc pas automatiquement un savoir inné sur la langue et la culture créoles comme d’aucuns se l’imaginent. De même qu’un Espagnol n’est pas un hispaniste ou un Anglais un angliciste, un Créole n’est pas un créoliste. 

(Re)penser la Caraïbe

Tout ce qui vient d’être énoncé démontre une chose fondamentale: la Caraïbe n’est pas du tout une donnée objective comme le croient la plupart des historiens, géographes, anthropologues, sociologues ou linguistes. C’est une notion qui demande à être problématisée. Repensée. Et repensée sans cesse afin de ne pas tomber dans une vision fixiste ou essentialiste puisque plus que toute autre région du monde elle est au cœur des bouleversements historiques. Ne fut-elle pas, il y a cinq siècles, le lieu de la toute première mondialisation? Celui où cinq civilisations (l’amérindienne, l’européenne, l’africaine, l’indienne et la moyen-orientale) s’affrontèrent, se confrontèrent, se mélangèrent pour donner naissance à une culture inédite, «mosaïque» (E. Glissant), dont le principe fondamental est l’identité multiple.

Repenser la Caraïbe demande donc d’en finir avec une vision continuiste de l’histoire au profit d’une vision discontinuiste comme le préconise M. Foucault (1969 : 11):

«L’histoire continue est le corrélat indispensable à la fonction fondatrice du sujet : la garantie que tout ce qui lui a échappé pourra lui être rendu ; la certitude que le temps ne dispersera rien sans le restituer dans une unité recomposée…»

En effet, nulle part ailleurs dans le monde, l’histoire n’a été autant faite de hasards, de ruptures, de brusques mutations, que dans le Nouveau Monde, en un mot à ce que Glissant appelle (1990), «l’imprévisible»: hasard de la «découverte» d’un nouveau continent alors qu’on cherchait une route plus rapide vers l’Asie; rupture, dans les Petites Antilles, entre le colon venu chercher de l’or et celui qui se retrouve contraint de devenir planteur de canne à sucre; brusque mutation linguistique qui fait la langue créole naître en à peine 50 ans (1620-70) alors que généralement les langues mettent des siècles à se former etc… Ecrire donc l’histoire de la Caraïbe avec la même méthodologie que celle employée pour l’histoire de la France, de l’Angleterre ou de l’Allemagne, comme on peut le voir dans les 3 tomes de la forte intéressante «Histoire de la Martinique» d’Armand Nicolas, relève d’un mimétisme pour le moins troublant. D’aucuns se sont gaussé du mimétisme de nos littérateurs (les romantiques créoles, les naturalistes créoles, les parnassiens créoles, les surréalistes créoles dont Césaire lui-même a fait brièvement partie etc.), mais il faudra bien qu’un jour, on se penche sur celui, moins spectaculaire mais tout aussi profond, de nos historiens, sociologues, psychologues, voire même linguistes.

En fin de compte, il faut envisager l’élaboration d’outils conceptuels et méthodologiques originaux qui permettraient d’appréhender au plus près et au plus juste l’ensemble de nos réalités.

Raphaël Confiant

Bibliographie

Benitez-Rojo, 1995, The Repeating Island. The Caribbean and the Postmodern Perspective, Duke University Press.

Chamoiseau, 1994, Texaco, Anagrama, Barcelona.

Foucault (Michel), 1969, L’Archéologie du savoir, Gallimard.

Garraway (Doris), 2005, The Libertine Colony. Creolization in the Early French Caribbean, Duke University Press.

Glissant (Edouard), 1981, Le Discours antillais, Le Seuil.

Popper (Karl), 1999, La Connaissance objective, collection «Champs», Flammarion.

Sabato (Ernesto), 1991, Entre deux mondes, in «Le Monde Diplomatique», n° 688, juillet 2011, p. 27.

Weber (Max), 1965, Essais sur la théorie de la science, Plon.

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