Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

Mort et vie en pays Toraja

"La vie à pile ou face... ou le goût des Autres", Ibis rouge 2012, pp.14-15.

Marie-Andrée Ciprut

J’ai pu affronter et survivre à des rendez-vous avec la mort grâce à un voyage en Indonésie, plus particulièrement un séjour dans le pays Toraja de Sulawesi, île d'Asie du Sud-est appartenant à l'Indonésie, aussi connue sous le nom de Célèbes, où les gens naissent et vivent pour préparer leur mort… Le chauffeur qui nous trimbalait de cérémonies mortuaires en commémorations, a littéralement paniqué lorsque nous lui avons avoué n’avoir qu’un enfant. «Comment pourra-t-il organiser vos cérémonies?» nous interrompit-il à brûle pourpoint, submergé par une angoisse indicible. Il ne comprenait pas, il ne pouvait concevoir une telle pauvreté générationnelle puisque les cérémonies en l’honneur d’un défunt attendent des mois, quelquefois des années, jusqu’à ce que la famille, qui s’endette souvent sur plusieurs générations, ait réuni les fonds nécessaires à l’achat des têtes de bétail sacrificiel indispensables au culte destiné à lui assurer un bon passage dans l’au-delà. Tant que ce ne sera pas le cas, pas de problème! Le défunt, embaumé et enveloppé de tissus aux couleurs vives roulés en forme de traversin rigide, reposera dans une pièce voisine de l’habitation. On le dira "malade". Il fera partie de la vie familiale. On lui offrira régulièrement des repas symboliques, un foyer sera allumé dans sa chambre en permanence.

Le moment venu – j’ai vu un mort qui attendait depuis 7 ans! –, c’est l’effervescence maximale. Les cérémonies peuvent s’étaler sur plusieurs jours. La parentèle débouche de tous les coins du monde et de l’archipel pour participer aux rites funéraires. On sacrifie des buffles, – plus souvent des cochons –: plus on est fortuné, plus il y en a! Une odeur écœurante accompagne les cris des suppliciés; les hommes s’affairent à saigner les bêtes rituellement, les femmes préparent une abondante nourriture pour la famille, le village et les visiteurs, touriste ou autres. Une ambiance festive qui tient de la foire, fascine, envoûte, contamine… Costumes incroyablement riches et bigarrés, partage des viandes selon le degré de parenté, somptueux banquet arrosé de vin de palme où même les touristes reçoivent leurs morceaux de choix car ils sont honorés en tant qu’invités. Danses traditionnelles, combats de buffles, chants, processions, assurent le bon déroulement de cette manifestation et précède la célébration religieuse… Après environ une heure de prières, le prêtre (ou son équivalent) donne le signal et les pleureuses entrent en scène, suivies dans leurs bruyantes lamentations par les proches du "voyageur". La procession tant attendue et tant souhaitée accompagne ensuite la dépouille jusqu’au rocher afin que son âme puisse enfin se détacher de son corps, protéger les vivants et leur servir de guide. Plus la cérémonie sera belle, plus le "malade"ainsi dignement libéré pourra, à travers ce rite de passage animiste, être "encavé" afin de trouver le repos. Seuls les nobles ont le privilège de paraître au balcon sous forme de poupées de bois sculptées et habillées à leurs images, – les  "Tau Tau" –, que le l’on fixera devant les anfractuosités taillées à flanc de falaise où reposera désormais la sépulture…

Ces aventures en pays Toraja ont changé le cours de mon existence. Les longues heures de marche dans les rizières pour participer à l’"événement"; les arrivées, suante et boueuse alors que les autochtones s’y présentaient dans leurs habits de lumière, chics, impeccables au bout du même parcours; l’ambiance sacrificielle, festive et respectueuse; rappellent par certains aspects les veillées antillaises, à la fois  religieuses et profanes, où la gaité, le rhum, les contes et les plaisanteries visent à contenter le mort en lui offrant une ultime joie terrestre. Ces cérémonies en Sulawesi m’ont donné une vision enfin apaisée de la mort, ont effacé le traumatisme de mon enfance où à l’âge de 7 ans, je fus obligée par notre tradition antillaise, de poser un baiser sur le front glacial d’un bébé…

Sur le web

boule

 Viré monté