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Drôle de carnaval aux Antilles ("La vie à pile ou face... ou le goût des Autres", ch. 2.) Marie-Andrée Ciprut Basse-Terre (Guadeloupe). Photo F.Palli |
Février
Côté pile, l’absence de carnaval à la Martinique et en Guadeloupe, mais surtout la grève générale des Antilles, provoquèrent l’ire sinon l’attaque xénophobe d’une habitante du pays de Gex en 2009, avant tout scandalisée par les manifestations revendicatrices qu’elle jugeait injustifiées, les comparant à des caprices d’enfants trop gâtés par leur mère France.
Cette année là pourtant, en place de brûler «Vaval» au serein du mercredi des Cendres, les Antillais n’avaient pas hésité à sacrifié leur sacro-saint rituel de février. Excédés, enlisés dans un marasme politico économique dont ils ne voyaient pas le bout, ils ont enflammé barrages et voitures afin de montrer leur mécontentement par une grève générale de 44 jours en Guadeloupe, 38 à la Martinique, signe de protestations contre la vie chère.
Une lectrice européenne, qui n’a sans doute pas la moindre idée de la valeur symbolique de ce renoncement insulaire, affirma dans un journal[1] que: «soutenir ces départements d’Outre-mer est un effort très coûteux pour l’ensemble des contribuables français». Imagine-t-elle que les Domiens ne paient point d’impôt? Ignore-t-elle qu’une fraction de leurs «subventions» va aux fonctionnaires métropolitains et français qui y séjournent à titres divers, dont les traitements sont ajustés au coût de la vie locale à hauteur de 40%? Sait-elle quelle partie de ces «coûts» garnit les poches des descendants de colons qui monopolisent l’import-export et le commerce de détail? A-t-elle des informations sur les dégâts causés à l’agriculture vivrière, la pêche locale et les sols antillais par le chlordécone, la monoculture polluante qui gâche le goût…exotique de la canne à sucre et de la banane, au seul profit de la métropole et de ses relais commerciaux insulaires? Doit-on lui rappeler que les Antilles sont départements depuis 1946, et que l’effort financier du gouvernement, proportionné aux besoins spécifiques de chacun, devrait obéir aux mêmes règles que pour la Moselle, la Corse ou n’importe quel autre des 96 départements français de la Métropole, plus les quatre d’outre-mer (cinq avec la récente arrivée de Mayotte)? Pourquoi ne voir dans ces îles que les plages paradisiaques de rêve et le ti-punch, en oubliant leur taux de chômage d’environ 25%, leurs salaires plus bas, la vie plus chère (entre fin 2007 et fin 2008, le prix du kilo de riz a augmenté de 25% en Guadeloupe, 42% en Martinique et30% en Guyane, alors que le SMIC ne s'accroissait que de 3% dans ces trois territoires)?[2]
Cette citoyenne devrait également prendre en compte l’histoire différente de chacune de ces îles. L’indépendance d’Haïti qu’elle nous jette en référence, ne fut pas généreusement octroyée par la France en 1804, mais conquise grâce à une révolution locale au prix du sang, de dévastations durables et d’une dette inique qui court encore, qui contribua pour beaucoup à étouffer le développement du pays et à l’enfoncer dans les marécages des dictatures. De plus, les anciennes structures et les privilèges des colons persistent encore en Guadeloupe comme en Martinique, malgré leurs suppressions théoriques liées à l’abolition de l’esclavage. La Guadeloupe a éliminé une grande partie de son élite sociale blanche pendant la Révolution, contrairement à La Martinique où l'occupation anglaise de 1794 à 1802 consentie par les "békés", leur a évité la guillotine. Conséquence: moins de cohésion chez les planteurs blancs guadeloupéens qui ont morcelé leurs propriétés en les vendant à des sociétés métropolitaines. Le slogan populaire: «La Guadeloupe est à nous, pas à eux» ne peut donc s’appliquer de la même manière en Martinique où les «grands békés», une poignée de Blancs créoles descendants directs des esclavagistes, soit environ 1% des 10% de la population blanche de l’île, s’estiment les maîtres puisqu’ils y sont installés depuis le XVIIe siècle, qu’ils continuent à y vivre en autarcie et à se croire supérieurs au reste des autochtones Noirs, Métis, Indiens et même Blancs pauvres. Ces 1% qui possèdent plus de 50% des richesses, plantations, grandes distributions, etc., poussent à la consommation de produits fabriqués en France tels les yogourts, plus onéreux que dans l’Hexagone, alors qu’on pourrait très facilement les fabriquer surplace. L’indépendance revendiquée par certains Domiens provient d’une part, de la nécessaire insertion des îles dans un contexte économique caribéen moins exclusivement aimanté par Paris, mais aussi et surtout, de la déception de se voir depuis soixante ans, des «Français à part entière» toujours traités comme le disait Césaire et le fait aujourd’hui la correspondante du Gessien, de «Français entièrement à part».
Il est donc scandaleux et discriminatoire d’appliquer à nos compatriotes d’outre-mer ce que l’on n’oserait proposer à son voisin gréviste ou chômeur auvergnat et/ou de toute autre région de l’Hexagone en lui intimant d’aller se faire voir ailleurs, et de prôner l’abandon de toute solidarité dès qu’il daigne donner de la voix pour protester contre l’injustice. Tant que le gouvernement ne cessera pas sa complicité avec ces «grands Békés» qui ont leurs entrées permanentes à L’Elysée, influent directement sur les décisions en haut lieu comme à Bruxelles, le problème antillais ne trouvera pas de solution durable.
La crise en Guadeloupe puis en Martinique, est un formidable révélateur de la situation générale actuelle de vie chère, doublée d’une crise identitaire et d’un ras-le-bol des inégalités sociales et raciales. Reprenons le Manifeste pour les «produits» de haute nécessité signé par neuf intellectuels et penseurs antillais dont Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau: «Il y a haute nécessité à nous vivre caribéens dans nos imports-exports vitaux, à nous penser américains pour la satisfaction de nos nécessités, de notre autosuffisance énergétique et alimentaire».
Il faudrait que cette lectrice gessienne essaie au moins de se documenter avant d’écrire n’importe quoi! Si son origine était le simple fait de «syndicalistes antillais (manipulés) particulièrement politisés et irresponsables», la grève guadeloupéenne n’aurait pas duré un mois et demi avec des sacrifices énormes pour la population dans une économie rendue exsangue; la protestation ne se serait pas étendue à La Martinique, La Réunion, et même La Guyane ; le gouvernement n’aurait pas eu peur d’une contagion hexagonale et fini par mesurer l’ampleur du problème en dépêchant ministres, experts et médiateurs. Le profond questionnement identitaire affiché dans les manifestations de rue lors des grèves, interroge une identité culturelle des départements d’outre-mer et leur place au sein d’un cadre national et républicain lui-même ébranlé. Après la crise, Patrick Chamoiseau s’est ainsi exprimé: «En ce qui concerne les békés, les Martiniquais sont dans ce que Glissant appelle «l'acceptation» et le «refus» ensemble… Lorsque nous aurons changé notre imaginaire et que nous naîtrons véritablement au monde de manière politique, les békés seront forcés de changer aussi, et de rentrer dans le réel du monde... Ils ne sont que le symptôme de notre archaïsme institutionnel, existentiel ou situationnel.»[3] Le collectif "Liyannaj Kont Pwofitasyon" (Mouvement contre l'exploitation outrancière) regroupant plus d'une quarantaine de syndicats et d'associations pour lutter contre la vie chère en Guadeloupe, a donné le la, et ses revendications se sont répandues comme une trainée de poudre dans l’archipel. L’accord "Jacques Bino" – du nom du syndicaliste mort pendant cette grève dans des circonstances obscures –, qui finit par être signé par toutes les organisations patronales sauf le MEDEF et le CGPME, prévoit une augmentation de 200 euros sur les bas salaires.
La population ultramarine a donc été entendue par Monsieur Sarkozy qui essaya de changer de méthode en souhaitant désormais s’attaquer «aux racines du mal». Des "États généraux" furent organisés dans chaque département d’outre-mer, où l’on était censé parler d’un passé – encore présent – fait «de frustrations, de blessures et de souffrances», aborder «tous les sujets, qu’ils soient économiques, sociaux, culturels mais aussi identitaires ou encore institutionnels».
Ces jours de grève contre la vie chère et la «profitation» en 2009, furent l’une des plus grandes révoltes sociales de l’histoire contemporaine antillaise. Au referendum du 10 janvier 2010 sur l’évolution statutaire des martiniquais et des guyanais, l’autonomie de l’article 74 se verra refusée, d’où un vote supplémentaire sur l’article 73 de la constitution le 24 du même mois, où la mise en place d’une collectivité avec statut unique regroupant conseil régional et conseil général départemental sera acceptée.
Un bilan pas très encourageant, comme l’écrit le journal France Antilles du 4 février 2010: «Après avoir atteint des sommets (39%), puis être redescendue un peu (31%), la différence qui s'affiche aujourd'hui entre l'Hexagone et la Martinique est toujours la même: 34% le 4 février 2009 et 34% le 4 février 2010! Soyons positifs, de légères améliorations sont visibles sur la durée: les produits de l'industrie locale (PIL), les fruits et légumes, la viande fraîche (qui partait de très haut), le discount. Soyons négatifs et sortons un carton rouge pour les marques de distributeurs, l'épicerie sucrée ou encore la charcuterie, simplement inabordable. Mais que faut-il donc faire pour que les prix baissent?»
Malgré la crise côté pile, il était impensable que La Martinique se prive encore de carnaval en 2010. Elle rattrapa les frustrations de l’année précédente en organisant des défilés plus somptueux que jamais. Par sa gaîté, son entrain et ses déguisements côté face, la population renoua avec l’humour irrévérencieux de circonstance; les vidés retrouvèrent leur folie légendaire…