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SCENARIO de «La Marche des esclaves»

Par André Joseph Gélie et Marcel Zang

Esclaves

Avant l’arrivée des trois colonnes d’esclaves.

ACTE 1

En France, en 1822, quelque part sur les bords de la Loire, dans les jardins d’une demeure paisible, où règne l’insouciance et le confort. Les propriétaires des lieux sont la famille Lagarde. Ils ont deux enfants, un garçon et une fille, qui ont respectivement 18 et 20 ans. Sa femme Lisbeth seconde le mari dans ses affaires. Il a investi et fait fortune dans le négoce du «bois d’ébène ». Et ce soir ils reçoivent leurs amis pour fêter leur départ aux Antilles où ils viennent de se rendre acquéreur de plusieurs hectares de terres.

Scène 1

Dans les jardins, au clair de lune: La famille Lagarde, leurs deux enfants et leurs convives se détendent en sirotant et en écoutant les musiciens jouer. Leurs deux domestiques – un couple de Noirs – s’occupent du service, allant de table en table, tandis que  les hommes et les femmes évoluent seuls ou par petits groupes dans la nuit éclairée. Des éclats de voix, des rires, des gloussements, des exclamations, des chuchotements, des pas de danse, qu’accompagnent quelques instruments (clavecin, violon, piano, etc.), s’élèvent dans la nuit. Deux couples s’isolent, un autre danse, d’autres jouent aux cartes, tandis que le couple Lagarde bavarde, assis dans des fauteuils, avec quelques amis. Les enfants vaquent séparément à leurs occupations. Les domestiques se tiennent silencieux derrière leurs maîtres, quand ils ne servent pas. Les musiciens ne sont pas loin. Monsieur Lagarde revient sur son départ aux colonies.

MONSIEUR LAGARDE. Mes amis, levons nos verres à notre prochaine demeure, les Antilles, un pays de Cocagne, le nouvel Eldorado, les Amériques, la promesse d’un bonheur garanti. Vive les colonies!

UN AMI. Ouiiiiiiiiiii! On y fera fortune, et en abondance.

LE CHŒUR. Ouiiiiiiiiiiii!

UN AUTRE AMI. Les caisses du roi sont vides et nous devons aider notre ministre, le duc de Broglie (de Breuil), à les renflouer.

UN AUTRE (riant). Raison de plus pour les remettre à flots de l’autre côté des mers, ha! ha! ha!

UN AUTRE (en passant, avec une tape). Vous fleurez toujours le bon coup, Lagarde.

MONSIEUR LAGARDE. Alors suivez-moi à la trace, et pardieu! Vous deviendrez riches toute votre vie, je vous le jure. (prenant sa femme par les épaules.) Qu’en pensez-vous, Lisebeth?

MADAME LAGARDE. Je n’en pense que du bien, mon ami. Tes cousins ne s’en plaignent pas ; il semblerait même qu’ils roulent carrosse là-bas. 

UN AUTRE (criant). Oui, tous aux colonies! tous aux colonies! tous aux colonies! On y fait fortune, et comment!

UN AUTRE. Avec du sucre?

LE CHŒUR. Ooooooh!

UN AUTRE. Avec des épices?

UN AUTRE. Ooooooh!

MONSIEUR LAGARDE. Perte de temps. Bien mieux que ça!

UN AUTRE. Alors c’est quoi donc?

MADAME LAGARDE (prenant son mari par le bras, et d’un ton badin). Moi je sais. Moi je sais.

UN AUTRE (levant le bras). J’ai trouvé. Avec des esclaves.

LE CHŒUR. Oooooooh!… Ouiiiiiiiiiii!….

UN AUTRE. Mais noooooon! Des pièces d’Inde, voyons! La bienséance le commande.

UN AUTRE. Du bois d’ébène. Le meilleur investissement du moment, et pour longtemps. Ca vaut son pesant d’or, c’est moi qui vous le dis. Et songez à tous les gens que cela fait vivre. Les fabriques d’indiennes, les constructions navales, les forges, les raffineries, les taillandiers, les charrons, les maçons, les tonneliers, et j’en passe.

MONSIEUR L’HUMAIN. Misère! La Loire est un fleuve de sang.

UN AUTRE. Qu’est-ce qu’il dit?

UN AUTRE. Il dit que la Martinique nous a envoyé en un an 740'000 kilos de café, 140'000 kilos de coton, 270'000 kilos de cacao, et la Guadeloupe tout autant sinon plus; sans compter 400'000 barriques de sirop.

MONSIEUR L’HUMAIN. Ca dit bien que la Loire est un fleuve de sang.

UN AUTRE. Et le sucre?

UN AUTRE. 43'750 kilos de sucre brut en un an! Le sucre brut de Martinique se vend 83 francs les 50 kilos à Nantes, et 80 francs à Bordeaux; quant au coton du Bengale il trouve preneur à 100 francs à Liverpool..

MONSIEUR LAGARDE. Voyez vous-même… Ces colonies c’est notre trésor. Faites donc le compte. Un jeune esclave acheté sur les côtes d’Afrique nous coûte 250 à 300 francs, et  arrivé dans les colonies il vaut jusqu’à 1800 francs. Le commerce est juteux et les sanctions bien rares.

UN AUTRE. Et dire que ces messieurs les Anglais, après en avoir largement fait profit, parlent maintenant de faire cesser ce commerce et s’exercent à arraisonner nos navires.

UN AUTRE. Ce qui ne m’étonne guère, ils seront toujours en retard d’une avancée.

UN AUTRE. Mais pas d’une bataille, ha! ha! ha!

UN AUTRE. Si on les écoutait il faudrait affamer le bon peuple, sous prétexte que les sauvages auraient soudain acquis des qualités propres à l’espèce humaine.

MONSIEUR L’HUMAIN. Vous exagérez, ils sont accessibles à la civilisation et à la grâce, voyons!

UN AUTRE. Vous le pensez vraiment?

MONSIEUR L’HUMAIN. Tout à fait. Le tout c’est qu’il faut leur en montrer le chemin et non les maintenir en captivité et en servitude. Il s’agit de les aider à sortir de leur condition.

UN AUTRE. Une belle âme que voilà! Auriez-vous subi l’influence de Notre Saint-Père le pape? Sachez donc, cher ami, que la nature ne fait pas de bonds, autrement ça se verrait. La civilisation s’acquiert progressivement, et à petites doses.

MONSIEUR L’HUMAIN. Certains trafics ne sont pourtant pas dignes des peuples civilisés.

MONSIEUR LAGARDE. Seriez-vous devenu plus civilisé que nous, face à cette main-d’œuvre dûment sélectionnée?

LE JUGE (se levant et frappant le dossier de sa chaise). Messieurs! Messieurs! Un peu de sérieux! Ecoutez-moi.

MADAME LAGARDE (moqueuse). C’est ça! Allez-y, monsieur le Juge. Faites donc!

LE JUGE. Hum…Allons-nous reprocher à Christophe Colomb d’avoir découvert l’Amérique, sous prétexte qu’il aurait exterminé des centaines de milliers d’indiens? Eh bien, sachez donc qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs.

UN AUTRE. Voilà qui est bien parlé!

UN AUTRE. Et puis, tout de même! Ces gens-là ne sont pas vraiment humains.

UN AUTRE. En tout cas ce n’est pas ce qu’en pense l’abbé Grégoire.

UN AUTRE. Ah, celui-là! Il ne marquera pas son siècle, je peux vous le garantir. On n’en parlera plus d’ici peu, croyez-moi, ha! ha! ha!

UN AUTRE. Il ne faudrait pas mésestimer l’adversaire. Le bougre est coriace. Il parle même de faire abolir définitivement la Traite. Quelle idée!

UN AUTRE. Tout ceci serait bien malvenu et engagera à coup sûr le destin des nations civilisées. Le progrès en sera freiné et notre siècle en pâtira.

UN AUTRE. Et tout ça pour la cause des singes.

UN AUTRE. Assez bavardé! Tous aux colonies, aux Antilles plus précisément. Et vive Monsieur Lagarde et sa descendance pour des siècles et des siècles…

LE CHŒUR. Amennnnnnnnnnnn!…

UN AUTRE. Au lit! Au liiiiiiiiiiit!…

LE CHŒUR. Amennnnnn!

UN AUTRE. Et que vivent Nantes et notre chère Loire. Et que les soleils à venir nous réchauffent la panse et les bourses.

LE CHŒUR. Oh ouiiiiiiiiii!…. La panse et les bourses, pardieu! La panse et les bourses, ha! ha! ha!…

Les verres volent. Les domestiques les ramassent. Eclats de rire, ricanements, chuchotements, bâillements… assoupissement, sur un fond de musique de chambre. Et tandis que descend le noir, on les voit peu à peu s’allonger pour la nuit, par terre. Une nuit courte.

marche

ACTE 2

Le jour se lève aux Antilles un an plus tard, avec des chants d’oiseaux, des chants de coqs, des croassements de grenouilles, etc. On distingue des palmiers, deux rocking-chair, deux chaises et un banc en bois. Les de Lagarde – anoblis d’office -  et leurs domestiques se réveillent enfin. C’est le matin.

Scène1

Les deux domestiques s’activent auprès de leurs maîtres, s’occupant de leur toilette et de leur petit-déjeuner. Pendant que les parents mangent et font le point sur la belle journée qui s’annonce, les domestiques s’affairent autour des enfants. Cependant que non loin de la cour, de l’autre côté, le marché est en train de s’installer. On y trouve du sucre, des épices, du café, du cacao, des fruits, des légumes, de l’étoffe, des barriques de vin, un établi de forgeron. Les gens circulent, discutent, font leurs courses. Monsieur de Lagarde, tout de blanc vêtu, en compagnie de sa femme, finit de lire le journal et le repose. Son domestique s’approche aussitôt et emporte le lorgnon et le journal. Tandis que celui-ci s’éloigne, son maître lui lance d’une voix forte:

MONSIEUR DE LAGARDE. Et Dites à votre femme de m’apporter ma canne et mon chapeau, Isidore, ça l’occupera un peu.     

L’épouse de Monsieur de Lagarde se lève et s’en va. La domestique s’avance bientôt, l’air soumise, et lui tend sa canne et son chapeau. Il les prend, puis s’appuie sur sa canne et se dresse. La jeune femme veut se retirer, mais Monsieur de Lagarde la rattrape avec sa canne et l’attire vers lui.

MONSIEUR DE LAGARDE. Alors, ma sauvageonne, qui c’est le maître ici? Hein, ma guenon?

LA DOMESTIQUE. C’est vous Monsieur de Lagarde.

MONSIEUR DE LAGARDE. Je n’ai pas bien entendu.

LA DOMESTIQUE. C’est vous mon maître, Monsieur de Lagarde.

MONSIEUR DE LAGARDE. Ah! voilà qui est mieux. Oui, c’est bien moi votre maître.

Le bout de sa canne fourrage entre les fesses de la jeune femme puis caresse ses seins. Le  mari de la servante, non loin, assiste à la scène, immobile, bouillant de colère. Une corne de bateau retentit; Monsieur de Lagarde s’interrompt et s’exclame, désignant l’horizon de sa canne.

MONSIEUR DE LAGARDE. Ah! Vous entendez? Je crois bien que la marchandise est arrivée. Voici une belle journée qui commence. On va pouvoir travailler. Isidore, apportez-moi donc mon livre de comptes. Et j’espère que ma femme voudra bien m’accompagner au marché; il est des moments comme ceux-ci où quatre yeux valent mieux que deux, pour plus de sûreté. Un sou est un sou.

La femme, les enfants et les domestiques suivent bientôt monsieur de Lagarde au marché.

MADAME DE LAGARDE. On dit que cette livraison a mieux voyagé. C’est-il vrai, mon ami?

MONSIEUR DE LAGARDE. C’est ce qu’on dit. J’ai hâte de le vérifier. Mais il faut savoir que c’est une très longue traversée, où seuls les plus robustes échouent à bon port.

MADAME DE LAGARDE. A ce propos, est-ce vrai ce qu’on raconte sur l’armateur Morteau?

MONSIEUR DE LAGARDE. Quoi donc, Lisbeth?

MADAME DE LAGARDE. Paraît-il qu’il aurait perdu une bonne partie de sa cargaison en mer.

MONSIEUR DE LAGARDE. Vous voulez dire que tous ces nègres étaient devenus impropres à un travail convenable. Ils étaient déjà tous morts de faim et d’étouffement dans les cales surchauffées.

MADAME DE LAGARDE. Oh! Mon dieu!

MONSIEUR DE LAGARDE. Lisbeth! Un peu de tenue, voyons! La sensibilité du cœur est une chose, et bien louable en certaines circonstances, mais les affaires en sont une autre. Et après tout c’est une belle idée de la nature que cette sélection. Bon sang ne saurait mentir.

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Entrée des trois colonnes d’esclaves

Scène

Pendant que les de Lagarde font leur marché, allant d’étal en étal, des aboiements de chiens se font entendre. Ce qui alerte la foule, dont l’attention se porte vers l’entrée du marché. C’est l’arrivée des esclaves, tant attendue par les marchands et les propriétaires terriens. Puis les colonnes d’esclaves font leur entrée, précédées par des hommes en armes, des chiens et leurs maîtres. Un courant d’excitation et de curiosité gagne les rangs et se propage. Les esclaves font le tour de la place, sous les regards intéressés. Quelques roulements de tambour, puis:

L’ABOYEUR. Approchez! Approchez! mesdames et messieurs, la vente des nègres va bientôt commencer. De la bonne marchandise tout frais débarquée, venue tout droit d’Afrique, des côtes de Guinée, de Ghana, du Dahomey, du Sénégal, et j’en passe… Approchez! approchez! mesdames et messieurs, n’ayez pas peur, c’est de la bonne pâte ; il y en aura pour tous les goûts et toutes les bourses. Jeunes et robustes, fraîches et fécondes. Approchez! approchez! mesdames et messieurs, n’ayez pas peur, emballé c’est pesé, et vous n’aurez pas à le  regretter.

Puis soudain quelques remous parmi les rangs d’esclaves. Un esclave s’est laissé tomber de fatigue. Un gardien s’en aperçoit et le relève à coups de pieds et de fouet: «Allez, debout! debout! fainéant!» . L’homme se tient péniblement sur ses jambes, soutenu par un de ses compagnons. Mais il  retombe quelques pas plus loin. Le fouet claque à nouveau. C’est alors que deux esclaves foncent sur le gardien, tête baissée, le renverse et s’enfuient. Des coups de feu retentissent; la foule est paniquée; deux gardiens et leurs chiens se lancent à la poursuite des deux fuyards, cependant que les autres gardiens maintiennent les esclaves en respect avec leurs fusils. Puis le calme revient peu à peu; les gardiens ramènent les esclaves vers le marché et les forcent à s’asseoir.

UN GARDE (à un autre). Il y en a eu combien d’enfuis?

UN AUTRE GARDE. Deux. Deux fuyards.

UN AUTRE. C’est deux de trop, mais on les aura.

MONSIEUR DE LAGARDE (s’indignant). Qu’est-ce que c’est que ce bordel? C’est quoi, ces nègres que vous nous amenez là? Même pas dressés!

UN GARDE. Ne vous inquiétez pas, ils n’iront pas bien loin. Nos chiens les auront à l’odeur. Et ma parole d’honneur qu’ils le paieront. On en fera des exemples.

MONSIEUR DE LAGARDE. Parce que moi je ne paie pas pour des esclaves qui ont le goût de la fuite.

UN GARDE. Tranquillisez-vous, Monsieur, on en fait notre affaire.

MONSIEUR DE LAGARDE. Et si on en venait plutôt aux miennes? (Se tournant.) Isidore, mon livre de comptes! Mais, enfin! Isidore, mon livre de comptes! Mais où est encore  passé ce chenapan de nègre? Mais il est où, Isidore? (Paniqué, se tournant de tous côtés) Et ma négresse?! Elle est où ma guenon? Ma petite guenon!… Clémentine? Isidore?… Clémentine? Isidore?… Clémentine! Ma négresse!… (Bousculant sa femme et ses enfants.) Mais cherchez-les donc au lieu de me regarder avec ces yeux.

Affolés, femme et enfants partent d’un côté à la recherche des deux domestiques disparus, tandis que monsieur de Lagarde se précipite de l’autre côté. Ils reviennent peu après essoufflés et bredouilles de leurs recherches.

MADAME DE LAGARDE. C’est insensé, mon ami. Quelle ingratitude! Après tout ce que nous avons fait pour eux.

MONSIEUR DE LAGARDE. Ils nous l’ont bien joué. Jamais je n’aurais cru cela de leur part.

L’ABOYEUR. Mais Monsieur de Lagarde, vous avez largement de quoi faire ici. Deux de perdus, dix de retrouvés. Approchez, approchez, messieurs dames, la vente va commencer. Regardez-moi ces belles pièces! Des bras neufs et vigoureux. Vous pouvez tâter. Que du solide. Et que les demoiselles ne s’effraient pas, nous les avons bien en main. Et de l’autre côté, visez-moi ça! Ces belles femelles! Toutes bonnes au travail et à la reproduction. Approchez, approchez, messieurs dames, rien que de la belle marchandise.

UN VENDEUR. Alors Monsieur de Lagarde, comment allez-vous? Avez-vous trouvé votre bonheur? Non? Venez donc voir par ici, et vous m’en direz des nouvelles.

Monsieur de Lagarde passe devant une rangée d’esclaves et s’approche du vendeur.

LE VENDEUR. Toujours aussi élégant. On dirait qu’il y a des affaires à faire par ici. Tant mieux pour le roi et le bon peuple de France. Ouvrez grands vos yeux maintenant et dites-moi si c’est pas de la belle camelote, ça. Hein, qu’en dites-vous? Aboyeur, venez donc me donner un coup de main. Alors monsieur de Lagarde, ça vous plaît?

MONSIEUR DE LAGARDE. C’est qu’il m’en faudrait une dizaine et un couple de domestiques.

LE VENDEUR. Si ce n’est que ça! Vous avez plus que le compte ici. Et plus de belles pièces qu’il ne vous en faut. Choisissez. Vous en avez même par famille entière. Et s’il le faut, on les divisera pour vous, Monsieur de Lagarde. Et puis je ne vous dis pas tout, il y en a même de la fraîche. On se comprend. Hein, monsieur de Lagarde?

MONSIEUR DE LAGARDE (lui faisant signe, un doigt sur la bouche). Trêve de plaisanterie! j’ai du pain sur la planche, des champs à labourer, de la canne à planter, des commandes à honorer. Et pour ça il m’en faut, alors faites votre travail.

LE VENDEUR. Si vous le prenez ainsi, allons-y. C’est comme ça que je vous aime, monsieur de Lagarde. Aboyeur, occupez-vous donc de monsieur et madame de Bourmeauville.

Monsieur de Lagarde avec sa canne ausculte la marchandise, désignant son choix par des mimiques appropriées.

L’ABOYEUR (se précipitant auprès des Bourmeauville). A votre service, monsieur dame. Avez-vous fait votre choix? C’est pour la maison ou pour les champs? On en a pour tous les goûts (La femme examine un grand Noir.) Bel étalon n’est-ce pas, monsieur dame? Il fera un bon nègre de case. (Faisant tourner l’esclave.) Regardez-moi ces jarrets, et tout cela pour presque rien. Allez! Adjugé, vendu. Au suivant! Au suivant de ces messieurs. C’est par ici que ça se passe.

MONSIEUR DE LAGARDE (se tournant vers sa femme et désignant du bout de sa canne  une jeune esclave blottie contre sa mère). Lisbeth, croyez-vous que celle-ci ferait l’affaire pour une charge aussi lourde que de remplacer Clémentine?

MADAME DE LAGARDE. Je ne vous cacherai pas, mon ami, que je trouve la mère bien plus posée.

MONSIEUR DE LAGARDE. Alors je prendrai la fille. Mettez-moi donc la petite.

MADAME DE LAGARDE. C’était bien la peine de me demander mon avis.

MONSIEUR DE LAGARDE. Justement. Et voyez à me faire un prix pour tout le lot.

La jeune Noire est arrachée à sa mère; elle rejoint le lot des de Lagarde en pleurant. La mère, quant à elle, est dirigée vers le lot des Bourmeauville avec son fils. Le ballet de vente et achat va vers sa fin. Les esclaves choisis s’en vont en compagnie de leurs nouveaux propriétaires et des gardes. Des cris et des pleurs des familles séparées s’éloignent. Les commerçants commencent à ranger leurs étals, tandis que tombe peu à peu la nuit. Il fait noir.

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ACTE 3

Le jour se lève sur l’église, en même temps qu’un chant grégorien. Tout le monde assiste à l’office du dimanche: les propriétaires, les hommes de main, les domestiques, les esclaves et les religieuses. En habit, le prêtre célèbre la messe, debout derrière l’autel. Le chant continue de monter, de monter, puis redescend jusqu’à s’éteindre.

Scène 1

LE PRETRE (levant les bras). Le Seigneur soit avec vous.

L’ASSEMBLEE (s’agenouillant). Et avec votre esprit.

LE PRETRE. Elevons notre cœur.

L’ASSEMBLEE. Nous le tournons vers le Seigneur.

LE PRETRE. Rendons grâce au seigneur notre Dieu.

L’ASSEMBLEE. Cela est juste et bon.

LE PRETRE. Au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit.

L’ASSEMBLEE. Amen.

LE PRETRE. La grâce de Jésus notre Seigneur, l’amour de Dieu le Père et la communion de l’Esprit Saint soient toujours avec vous.

L’ASSEMBLEE. Et avec votre esprit.

LE PRETRE. Le Seigneur soit avec vous.

L’ASSEMBLEE. Et avec votre esprit.

LE PRETRE. Que Dieu notre Père et Jésus-Christ notre Seigneur vous donnent la grâce et la paix.

L’ASSEMBLEE. Béni soit Dieu, maintenant et toujours! 

Un enfant s’approche et présente un plateau au prêtre. Celui-ci prend l’hostie et l’élève.

LE PRETRE. La veille de sa passion, il prit le pain dans ses mains très saintes et, les yeux levés au ciel, vers toi, Dieu, son Père tout-puissant, en te rendant grâce il le bénit, le rompit, et le donna à ses disciples, en disant: «Prenez et mangez en tous: ceci est mon corps livré pour vous.»

C’est alors qu’un Noir fait brusquement irruption et s’abat sur le sol, projeté par un garde armé. L’homme a les mains liées, les vêtements sales et déchirés. L’assistance se tourne, stupéfait, et le considère. Tout comme le prêtre, qui a l’air ahuri, troublé.

LE GARDE (hurlant). Ca y est, j’en ai eu un! Je l’ai eu! Je l’ai eu! On vous l’avait bien dit, qu’on allait les attraper. Et croyez-moi, celui-ci servira d’exemple. Et quant aux autres, ils n’iront pas bien loin, ce n’est plus qu’une question d’heures.

UN HOMME (criant). Oui! Qu’on le pende! Qu’on le pende!

UN AUTRE (criant). Au gibet! A la potence!

La foule soudain excitée se met à gronder et fait mouvement vers le prisonnier et le garde.  Le Noir tente de se relever. Un coup de pied et de crosse du garde le rabat sur le sol.

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LE PRETRE. Silence! Du calme! Du calme, je vous en prie… N’oubliez pas que nous sommes dans la maison du Seigneur. Reprenez-vous! (Se tournant, paniqué) Sœur Emmanuelle, faites quelque chose. Allez! Allez! Arrêtez-moi ce vacarme, c’est une honte.

La robe de la sœur Emmanuelle déboule de l’autel et traverse la salle, une chaussure à la main, puis commence à distribuer au passage quelques coups aux esclaves présents, les forçant à se rasseoir. Elle fonce sur le groupe entourant le prisonnier et tente de les ramener à la raison.

SŒUR EMMANUELLE. Messieurs, un peu de tenue! Un peu de tenue, voyons! Respectez la maison du Seigneur, je vous en supplie.

L’intervention de la sœur finit par ramener un semblant de calme. Le groupe sort de l’église, entraînant le prisonnier.  

Scène 2

Chatiment
Le Châtiment des quatre piquets dans les colonies par Marcel Verdier.

MONSIEUR DE LAGARDE. Ah, quand même! Vous l’avez ramené celui-là! Est-il bien attaché?

LE GARDE. Ne vous inquiétez pas, Monsieur de Lagarde. Mieux qu’un saucisson. Il est fait comme un rat. Il ne mordra plus jamais personne.

MONSIEUR DE LAGARDE (les pouces dans les poches du gilet). Il vaut mieux, car un sauvage sans chaînes est un esclave dangereux.

UN HOMME. Il n’y a plus qu’à le pendre, jusqu’à ce que mort s’en suive.

LE CHŒUR. Oui, pendons-le! Pendons-le! Haut et court.

UNE FEMME (flanquant un coup au fugitif). Gredin! Satyre! Sale nègre!

MONSIEUR DE LAGARDE. Du calme! Du calme! Mes amis, avant de le pendre on va d’abord lui apprendre à vivre, pour qu’ils apprennent qui sont les maîtres ici.

LE CHŒUR. Ouiiiiiiiiiiii! Au fouet! Au fouet!

MONSIEUR DE LAGARDE. Faites venir l’huissier et le curé.

LE GARDE (le fusil au poing). En attendant plaquez-le aux piquets, face contre terre. (Deux hommes s’activent autour du prisonnier.) Faites donc, je l’ai à l’œil, ne vous inquiétez pas.

L’esclave est bientôt allongé sur le sol, bras et jambes en croix, attachés aux quatre coins.

LE GARDE. Qui veut commencer?

LE CHŒUR (les mains levées). Moi! moi! moi!…

MONSIEUR DE LAGARDE (désignant un homme robuste). Oui, vous. Vous là-bas. Sed gloria primis (Riant.) Honneurs et gloire aux premiers. Ecartez-vous et laissez-le passer.

L’homme désigné saisit le fouet tendu, retrousse ses manches et prend son élan. Les premiers coups s’abattent bientôt sur le dos de l’esclave, qui serre les dents et se tord de douleur en silence. Les coups continuent à pleuvoir. L’esclave les encaisse sans un cri. Un homme jaillit de la foule et arrache le fouet.

L’HOMME. Donnez-moi ce fouet, nom de Dieu! Je vais vous montrer comment on s’y prend avec ces gibiers de nègres.

Les coups cinglent avec violence, et le fugitif se met soudain à hurler sous le regard de l’assistance et des autres esclaves. Cependant que l’huissier et le prêtre, à l’écart, se concertent.

MONSIEUR DE LAGARDE (saisissant le bras de l’homme en sueur). Assez maintenant! Il fera nuit bientôt, il faut qu’on en finisse.

LE CHŒUR. Oui! oui!… La potence. Pendons-le. Pendons-le. Au gibet!…

L’homme est emporté et maintenu debout sous un prunier, suivi de monsieur et madame de Lagarde, de l’huissier, du prêtre, de sœur Emmanuelle et de la foule – qui continue à hurler: «au gibet! au gibet! au gibet!»  

MONSIEUR DE LAGARDE (faisant majestueusement signe du bras à l’homme de loi). A vous maintenant. Huissier, faites votre travail, que la loi soit entendue et que la justice passe.

L’HUISSIER (s’avançant et ouvrant «Le Code noir»). Article 40 du Code noir: L’esclave sera puni de mort sur la dénonciation de son maître non complice du crime dont il aura été condamné sera estimé avant l’exécution par deux des principaux habitants de l’île, qui seront nommés d’office par le juge, et le prix de l’estimation en sera payé au maître.

LE CHŒUR. Assez! Qu’on en finisse! Qu’on en finisse avec ce fils de chien! Au gibet!

MONSIEUR DE LAGARDE (levant les mains). Du calme, du calme, un peu de patience. D’abord le tour de l’Eglise, et après on lui passera la corde au cou. A vous l’honneur, monsieur le curé.

Le prêtre et la sœur Emmanuelle s’approchent du condamné. Après un instant de recueillement le prêtre se signe.

LE PRËTRE. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

L’ASSEMBLEE. Amen.

La sœur tend au prêtre une Bible ouverte.

LE PRETRE. Et in Spiritum Sanctum, Dominum et vivificantem; qui ex Pâtre Filioque procedit; Qui cum Pâtre et Filio simul adoratur et conglorificatur: qui locutus est per prophetas.

L’ASSEMBLEE. Amen.

Le prêtre redonne la Bible à Sœur Emmanuelle - qui s’avance.

SŒUR EMMANUELLE. Je crois en Dieu, le Père tout-puissant,
                                           Créateur du ciel et de la terre.
                                           Et en Jésus-Christ, son Fils unique
                                           Notre seigneur,
                                           Qui a été conçu du Saint-Esprit,
                                           Est né de la Vierge marie,
                                           A souffert sous Ponce Pilate,
                                           A été crucifié, est mort et a été enseveli,
                                           Est descendu aux enfers,
                                           Le troisième jour est ressuscité des morts,
                                           Est monté aux cieux,
                                           Est assis à la droite de Dieu
                                           Le Père tout-puissant,
                                           D’où il viendra juger les vivants et les morts.
                                           Je crois en l’Esprit Saint,
                                          A la Sainte Eglise catholique,
                                          A la communion des saints,
                                          A la rémission des péchés,
                                          A la résurrection de la chair,
                                          A la vie éternelle.

L’ASSEMBLEE. Amen.

La sœur Emmanuelle tourne quelques pages, puis repasse la Bible au prêtre.

LE PRETRE (faisant un signe de croix sur les lèvres du condamné et posant une main sur sa tête). Seigneur, reçois cette âme près de Toi, pardonne-lui tous ses péchés afin qu’il puisse connaître Ton amour infini. Délivre-la du purgatoire et permets-lui de devenir une âme à ton service. Ne permets pas au mal de s’emparer de Ton enfant. Ouvre-lui les portes de Ton royaume! Que cette messe lui accorde ton pardon et le conduise vers la lumière!

L’ASSEMBLEE. Nous rendons grâce à Dieu.

LE PRETRE, SŒUR EMMANUELLE, L’HUISSIER, MONSIEUR ET MADAME DE LAGARDE, puis L’ASSEMBLEE. Amen.

LE PRETRE. Allez dans la paix du Seigneur, mon fils.

Les gardes lui passent la corde au cou. Le noir tombe. Il fait nuit.

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ACTE 4

Scène 1

C’est la nuit. Des chants d’esclaves s’élèvent sous le clair de lune, dans la cour, devant les cases. Les hommes s’entretiennent par petits groupes à voix basse, puis commencent à danser au son du gros ka – une danse guerrière, appelée «damier » aux Antilles. Et c’est ainsi que hommes, femmes et enfants font cercle derrière les joueurs de tam-tam, tandis que les danseurs, devant, rivalisent de prouesses. Il règne un climat d’agitation inhabituel. Les chants du maître de cérémonie et les chœurs de l’assemblée se répondent, au rythme des tam-tam. Quelques heures plus tard, fatigués, les hommes et les femmes s’assoient autour d’un feu de bois et écoutent les paroles du conteur, y répondant par des onomatopées; les bouteilles de rhum passent de mains en mains.

LE CONTEUR. Hé, cric!

L’ASSEMBLEE. Hé, crac!

LE CONTEUR. Hé, misty cric!

L’ASSEMBLEE. Hé, misty crac!

LE CONTEUR. Est-ce que la cour dort ?

L’ASSEMBLEE. Non, la cour ne dort pas.

LE CONTEUR. Eh bien, si la cour ne dort pas, réveillez-vous messieurs dames pour entendre l’histoire de ce nègre qu’on a pendu ce soir. Messieurs dames, ce nègre s’appelait Zomba; il a été capturé sur les côtes d’Afrique, y laissant toute sa famille et sa tribu, il était de la tribu des Mandingues. C’était un voyage très très long et difficile, au moins pendant plus de trois mois, attaché au fond des cales d’un bateau avec ses frères, avec peu de nourriture et pas grand-chose à boire. Hé, cric!

L’ASSEMBLEE. Hé, crac!

LE CONTEUR. Hé, misty cric!

L’ASSEMBLEE. Hé, misty crac!

LE CONTEUR. Est-ce que la cour dort?

L’ASSEMBLEE. Non, la cour ne dort pas.

LE CONTEUR. Et si la cour ne dort pas, messieurs dames, réveillez-vous pour écouter l’histoire de Zomba, le nègre qui a été capturé sur les côtes d’Afrique. Ce nègre a été pendu, messieurs dames, parce qu’il a cherché sa liberté. Et s’il a cherché sa liberté, messieurs dames, c’est parce que la liberté est une valeur fondamentale pour la dignité de tout humain sur terre. Cet homme est un exemple à suivre pour nous tous. Car vaut mieux mourir que de vivre enchaîné. Hé, cric!

L’ASSEMBLEE. Hé, crac!

LE CONTEUR. Hé, misty cric!

L’ASSEMBLEE. Hé, misty crac!

LE CONTEUR. Est-ce que la cour dort?

L’ASSEMBLEE. Non, la cour ne dort pas.

LE CONTEUR. Si la court ne dort pas, messieurs dames, réveillez-vous pour écouter cette chanson de souffrance, qui nous vient d’un esclave venu des champs de coton de la Louisiane et qui a été revendu aux Antilles. Un esclave qui s’appelle Okon, venu de la Louisiane et revendu aux Antilles. Messieurs dames, écoutez cet homme qui nous apporte des nouvelles de nos frères de là-bas.

Perché sur une barrique avec sa guitare, l’esclave Okon entame un blues. Assis autour de lui, cependant qu’un feu de bois brûle non loin, les hommes et les femmes l’écoutent en silence.

                                                            
Scène 2

Le jour se lève sur les esclaves en train de labourer, sous la surveillance des gardiens. De l’autre côté, la famille de Lagarde se réveille. Les deux nouveaux domestiques s’activent auprès de leurs maîtres, s’occupant de leur toilette et de leur petit-déjeuner. Pendant que les parent mangent et font le point sur la belle journée qui s’annonce, les domestiques s’affairent autour des enfants. Monsieur de Lagarde, tout de blanc vêtu, en compagnie de sa femme, lit le journal. Puis, levant le nez:

MONSIEUR DE LAGARDE. Lisbeth, à propos de la nouvelle domestique… Et si on l’appelait Clémence? Qu’en pensez-vous?

MADAME DE LAGARDE. Clémence? Ca me rappelle quelque chose. Ne croyez-vous pas que c’est vouloir éclairer le grand jour avec une lanterne?

MONSIEUR DE LAGARDE. Ca ne vous plait pas?

MADAME DE LAGARDE. Si, mais je ne suis pas sa marraine.

MONSIEUR DE LAGARDE. Tant mieux. On l’appellera donc Clémence. Au fait, avez-vous pensé à la commande de la famille Grou? Le bateau part ce soir.

MADAME DE LAGARDE. Oui, mon ami. Notre contremaître s’en est chargé.

MONSIEUR DE LAGARDE. Les nouvelles ne sont pas très bonnes à Saint-Domingue. Plusieurs plantations auraient brûlé. Une révolte d’esclaves, paraît-il.

MADAME DE LAGARDE. Voilà qui est peu sérieux. Tout cela à cause d’une révolte.

Monsieur Lagarde prend sa canne et son chapeau, se lève et se tient devant sa porte, observant les esclaves travailler. Et c’est alors que surgit un de ses voisins.

LE VOISIN. Monsieur de Lagarde! On les a retrouvés, vos domestiques.

MONSIEUR DE LAGARDE. Ah! Et où sont-ils donc?

LE VOISIN. Ils arrivent. Ils arrivent avec vos hommes.

MONSIEUR DE LAGARDE. Et où étaient-ils cachés pendant tout ce temps?

LE VOISIN. Demandez donc à votre fille.

MONSIEUR DE LAGARDE. Ma fille? (Se retournant.) Antoinette? Antoinette, viens donc par ici. (La fille de monsieur de Lagarde s’avance et se tient à ses côtés.) Poursuivez, je vous écoute.

LE VOISIN. Oui, figurez-vous que ce matin en me promenant de l’autre côté de la rivière, sous les bois, je l’ai aperçue avec un panier à la main, derrière un arbre à pin. Je me suis hâté d’observer de plus près, avec tous ces esclaves qui s’échappent des plantations en ce moment, sans parler des incendies suspects. Et voilà que je vois votre fille remettre le panier à vos domestiques en fuite. J’ai aussitôt prévenu vos hommes, qui les ont cueillis.

Arrivent les deux domestiques, Isidore et Clémentine. Tiré par un garde, le domestique noir a les deux mains attachées dans le dos. Sa compagne Clémentine le suit en pleurant; elle porte un bébé emmailloté dans les bras.

MONSIEUR DE LAGARDE (à sa fille). Comment as-tu pu faire ça à ton père?

LA FILLE (les larmes aux yeux). Père… Père… Ils ont toujours été gentils. Ils se sont toujours occupés de moi.

MONSIEUR DE LAGARDE. Ca suffit! Et puis là n’est pas la question. Il en va de notre avenir et du tien. Il serait temps que tu en prennes conscience. Va rejoindre ta mère, on s’expliquera plus tard. (Se tournant ensuite vers ses anciens domestiques.) Quant à vous, je vous ai nourri, logé, blanchi et épargné la promiscuité avec tous ces nègres. Et voilà comment vous me remerciez. Vous méritez le pire des châtiments. Mais comme vous me ramenez le fruit de vos péchés, un petit esclave, et que ma fille vous a prêté vie pendant quinze mois en vous nourrissant, je me contenterai de vous envoyer aux champs et pour le restant de votre vie. Disparaissez.

Les gardiens emmènent les deux anciens domestiques. 

Scène 3

Monsieur et Madame de  Lagarde sortent, puis vont faire quelques pas le long de la plage déserte. Ils finissent par croiser un premier promeneur – qui les salue. C’est un négociant de leur connaissance. Puis, quelques mètres plus loin, derrière le château Dubuc, apparaît un homme. C’est un Blanc d’une cinquantaine d’années, assez grand, échevelé. Il tient une bouteille à la main et marche en titubant. Il aperçoit les de Lagarde et se fige, puis lève les bras, un grand sourire aux lèvres.

L’IVROGNE. Mais c’est monsieur de Lagarde! Mes yeux ne me trompent pas. C’est bien monsieur de Lagarde que je vois là. Môsieur de Lagarde! Môsieur de Lagarde!… Hein, Monsieur Lagarde?!  Monsieur de… Lagarde. Ha! ha! ha!  Il y a de quoi se poiler! Je vous ai connu sans particule à Nantes, et maintenant on se la joue avec ses petites négresses et sa particule achetée au château Dubuc. Laissez-moi rire, ha! ha! ha! Hein, Monsieur Lagarde? elle est belle, votre particule! Mais permettez que je baisse mon froc dessus, et plutôt deux fois qu’une, et plutôt deux fois qu’une, Monsieur Lagarde. Car je vous connais, je vous connais, vous et les vôtres, vous êtes un trafiquant, un trafiquant de mort, Monsieur Lagarde. Un de ces négriers.

MONSIEUR DE LAGARDE (tirant sa femme). Venez Lisbeth, on s’en va d’ici.

MADAME DE LAGARDE. Quel monde, mon ami! Est-il besoin d’avoir à les rencontrer!

MONSIEUR DE LAGARDE. Vous le savez comme moi, Lisbeth, qu’il faut en passer par là pour vivre.

MADAME DE LAGARDE. Mais est-ce si nécessaire? 

MONSIEUR DE LAGARDE. Si on veut du diamant, il faut bien enfoncer ses mains dans la boue.

L’IVROGNE (hurlant, à la poursuite du couple). Monsieur Lagarde! Monsieur Lagarde, vous ne vous en tirerez pas ainsi. Je suis là derrière vous, et je serai encore là derrière vous, et jusqu’à la mort. Tremblez, Monsieur Lagarde. Vous me paierez ce que vous avez fait à ma famille. Vous avez fait condamner mon frère, vous nous avez ruiné, avec vos petits copains les juges… les juges, les négociants, et même monsieur le Maire. Tremblez! tremblez! Un déluge de feu s’abattra sur vous, vous n’y échapperez pas, c’est moi qui vous le dis. Vous ne ferez pas longtemps le beau sur vos silences de sang..

MADAME DE LAGARDE (tout en pressant le pas). Mais, mon ami, qui est donc ce monsieur?

MONSIEUR DE LAGARDE. Un coquin, Lisbeth, et dont le frère a perdu un procès contre moi. Une famille de coquins.

L’IVROGNE. C’est ça, Monsieur Lagarde! Vous n’êtes qu’une cage à mensonges, mais vous ne l’emporterez pas avec tous vos crimes. Hein, Monsieur Lagarde? Entendez-vous battre le chœur antique de ces charniers de bronze que vous avez si bien ensevelis? Entendez-vous ces gémissements de nègres qui montent du fin fond des mers et des cales? Ces tambours de peaux qui grondent demandant justice à l’Eternel? Ces flots de sang qui bouillent réclamant à jamais liberté? Les entendez-vous, Monsieur Lagarde? Ecoutez-les ramer dans les sous-sols de Nantes, de Liverpool et de Bordeaux… A la Rochelle, à Paris, jusqu’au Panthéon des civilisations moribondes. En enfer, je vous dis! Vous finirez tous en enfer, à manger ainsi du nègre sans vous gratter la conscience… En enfer, je vous le dis! Aux flammes éternelles, tous ces négriers de votre espèce! Maudits, maudits, vous serez maudits. Hein, monsieur Lagarde! Ha! Ha! Ha! Elle est belle votre particule. Elle est bien belle. Laissez-moi rire et pleurer. Ah! je pleure, je ris, je chie. Mais moi? Mais moi? Hein, Monsieur Lagarde! Je me regarde. N’êtes-vous donc pas hanté par vos spectres qui dégoûtent d’ignominies, de crimes et d’argent? Ecoutez donc cette coulée d’or pur dans la trouée de vos temples maudits. Ecoutez, écoutez ça:     

Qu'est-ce pour nous, mon cœur, que les nappes de sang
Et de braise, et mille meurtres, et les longs cris
De rage, sanglots de tout enfer renversant
Tout ordre; et l'Aquilon encor sur les débris

Et toute vengeance? Rien!… - Mais si, tout encor,
Nous la voulons! Industriels, princes, sénats,
Périssez! Puissance, justice, histoire, à bas!
Ca nous est dû. Le sang! le sang! la flamme d'or!

Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur,
Mon esprit! Tournons dans la Morsure: Ah! passez
Républiques de ce monde ! Des empereurs,
Des régiments, des colons, des peuples, assez!

Qui remuerait les tourbillons de feux furieux,
Que nous et ceux que nous imaginons frères?
A nous ! romanesques amis; ça va nous plaire.
Jamais nous ne travaillerons, ô flots de feux !

Europe, Asie, Amérique, disparaissez.
Notre marche vengeresse a tout occupé,
Cités et campagnes! - Nous serons écrasés!
Les volcans sauteront ! et l'océan frappé…

Oh ! mes amis! - mon cœur, c'est sûr, ils sont des frères:
Noirs inconnus, si nous allions! allons! allons!
O malheur! je me sens frémir, la vieille terre
Sur moi de plus en plus à vous ! la terre fond,

Ce n'est rien! j'y suis! j'y suis encore.

Puis tombe le noir. Et la nuit. Et le nu.

boule 
     
ACTE 5

Il fait nuit. Les tambours rebelles grondent. Les chants montent dans l’air enfiévré. Les corps en transe trépident. Le sol en tremble. Des esclaves dansent et continuent à danser, tandis que des éclairs de lames traversent furtivement la nuit. Avec excitation, Les hommes s’interpellent,  se croisent  par petits groupes, brandissant coutelas, fourches et bâtons. Quelques-uns portent des torches. L’agitation est à son comble. Des cris fusent. Un coup de feu éclate au loin. Une flamme monte vers le ciel. Une maison  brûle, puis deux. Les courses s’accélèrent. D’autres coups de feu éclatent.. Des éclairs déchirent la nuit. Des corps tombent d’ivresse. Des appels «au secours!» retentissent. Des chants sont repris avec ferveur. La rumeur monte des poitrines, monte, monte, et éclate: «Liberté!», «liberté!», «liberté!» Les bras se tendent vers le ciel, et les chaînes se brisent les unes après les autres. Les hommes rugissent de joie, rient, pleurent et s’embrassent. Peu à peu les femmes et les enfants rejoignent les hommes en liesse. C’est la fête.

EPILOGUE

Il fait jour. La chanson «Soleil levé» accompagne le cortège silencieux qui s’éloigne. La chaise à porteurs avec dessus un homme blanc en casque colonial disparaît bientôt, entraînant dans son sillage le prêtre, la religieuse, le gendarme, les servantes, les serviteurs et des Noirs en costumes-cravate.

marche

Viré monté