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Entretien avec Marcel Zang, par Thomas JAGLIN Octobre 2010 |
Durant tout le mois d'octobre 2010, retrouvez sur le site internet de la Salle Vasse un entretien avec Marcel Zang. Auteur dramatique nantais d'origine camerounaise, il a reçu le Prix SACD 2010 Nouveau Talent Théâtre. Une mise en espace de sa pièce Le Programme est proposée mercredi 13 octobre à 20h30 à la Salle Vasse. Pour nous, il revient sur le rôle des artistes dans la Société, l'importance du rythme et des frontières et évoque l'avenir de cette pièce. Rencontre...
Cette pièce, Le Programme, questionne les genres et décrit le futur pour mieux dénoncer le présent. Ce peut être un conte futuriste, un manifeste philosophico-politique ou du théâtre d'anticipation. Comment définiriez-vous votre texte?
C'est du théâtre… C'est un texte d'une contemporanéité particulièrement angoissante: il est censé parler d’une histoire, l’histoire d'un aujourd'hui préoccupant, et d’un demain qui frappe avec insistance à nos portes. J'ai été inspiré par ce que nous vivons depuis pas mal de temps et ce que je peux observer dans notre société, mais aussi par deux pièces d'Edward Bond: Naitre et Chaise. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, je n'aime pas vraiment le genre anticipation. Quand je lis 1984 ou La ferme des animaux de George Orwell, ces textes me parlent du présent. Ce sont des métaphores du réel. L’artiste devrait toujours être de son temps, avec son temps, aussi visionnaire soit-il. L’art doit se faire au présent. Le peintre Paul Klee dit: "L'art ne restitue pas le visible, il rend visible". Dans le réel au sens lacanien, il y a ce que l'on voit et ce que l'on ne voit pas. L’invisible, ou ce qui échappe aux sens, participe du réel tout autant que la traite négrière, la Shoa, la bombe d’Hiroshima ou le 11 septembre; et en ce sens, il n’y a aucune différence de nature entre l’écroulement des Tours jumelles et l’extermination de la nuit ou de l’altérité ou le clonage reproductif des humains pour instaurer le règne du jour et de l’homogénéité. Et le rôle de l'artiste est de donner forme à cette part invisible des rapports et du réel, de présenter l'envers du miroir, cet autre côté. Cet invisible, c'est la fiction, autrement dit l’imaginaire, l’altérité, l’inconnu. C’est pourquoi, à mon sens, la seule véritable question est la question de l’Autre, de ce qui nous échappe en somme. Quand on éradique cet «Autre», pour employer le vocabulaire du Programme, on en vient au totalitarisme, et à ma pièce. C’est cette histoire que j’ai voulu raconter, le conflit immémorial de ce couple infernal, L’Un et l’Autre, un couple pourtant nécessaire, opposé et complémentaire, condamné à faire alliance pour le meilleur et pour le pire, nécessairement pour le bien de l’humanité, pour la sauvegarde de l’humain, du vivant. Mais quand l’Un envahit entièrement l’Autre, l’éradique, il n’y a plus de jeu et c’est la mort… c’est la mort de tous, c’est pire qu’un génocide, car il n’y a même plus un vainqueur et un vaincu : les cow-boys sont aussi morts que les indiens; les tutsi aussi morts que les Hutus; les Bosniaques aussi morts que les Serbes, la femme aussi morte que l’homme, le jour aussi mort que la nuit, le dedans aussi mort que le dehors, etc. Terminé le jeu. Et plus de jeu, plus de vie. En fait le Programme c’est l’histoire d’une sorte de western, un western métaphysique. C’est l’histoire du diable et du bon dieu, d’Adam et Eve, l’histoire du trou et de la queue, du plein et du vide; en somme l’histoire du rythme, autrement dit du sexe. Capital le sexe! Mais pour ça il faut être au moins deux, l’Un et l’Autre : deux différences. Sinon le totalitarisme y trouve un lit douillet et peut ronfler tranquille.
Dans la pièce, le personnage du poète n'a pas forcément de prise sur l'absurdité de ce monde. Il la décrit pendant que l'appareil politique et judiciaire l'ignore et se moque de lui. Comment l'artiste peut-il agir sur sa Société?
Comme le battement d'une aile de papillon, oui... Une aile de papillon. Tout ce que l'on fait a une incidence, tout est en corrélation. Le poète est l'excrément de l'Humanité, le caillou dans la chaussure: celui qui dérange mais qui est nécessaire, bienvenu. Si on ne va pas se soulager aux toilettes, on n’en a plus pour longtemps; en même temps se rendre aux cabinets c’est dangereux, on peut glisser et tomber dans la cuvette. Et le poète permet d’aller aux toilettes, il facilite aussi le transit intestinal, c’est «le pervers que chaque citoyen honnête surprend dans son propre miroir», pour reprendre un vers du grand poète namibien Dambudzo Marechera. Le poète c’est le rictus incrédule caché par un sourire fade, c’est une énergie «surnaturelle» qui agit comme un mouvement sur le monde avec une pertinence d'un autre ordre: c'est un passeur entre le visible et l'invisible, c’est le lien de connivence entre ici et l’au-delà, comme dit Aimé Césaire. D’une certaine façon, le poète contribue à mettre de l’ordre, un certain ordre : il tire des signaux d’alarme et fait tenir la page.
Dans cette pièce, vous décrivez une Société totalitaire dans laquelle les libertés sont niées et le peuple opprimé par un appareil politico-judiciaire extrêmement puissant. C'est la thèse du monopole de la violence légitime décrite par Weber poussée à son extrême... Comment avez-vous imaginé ce monde?
Ca me fait penser à Bertolt Brecht qui dit: «On parle toujours de la violence des fleuves, mais on ne parle jamais de la violence des rives qui font ces fleuves». Et c’est bien ce qui se passe dans les démocraties totalitaires, cette violence effroyable des rives. D’abord pour moi, ce qui fonde la vie, c'est le rythme... Au commencement il y eut le nombre, puis le rythme et la couleur. Et c’est cela qui a formé le sexe. Le rythme… c’est cette alliance des temps forts et des temps faibles, c’est cette alternance des différences: le positif et le négatif, le yin et le yang, l'homme et la femme, le jour et la nuit, le plein et le vide, le dedans et le dehors, le trou et la queue, la couleur, les notes de musique... Mais comme chaque homme se veut toujours centre, centre du monde, c'est-à-dire commencement et axe, autrement dit pureté et supériorité; et sachant que «pureté» signifie sans mélange, donc sans altérité, sans intrus, sans étranger, sans sexe, sa tentation première c’est de s’appeler Narcisse, c’est sa pulsion de mort; aussi désire-t-il anéantir cette altérité, ce rythme. Et ça, ça mène droit au totalitarisme. Novalis dit avec juste raison: «Si on a perdu le rythme, on a perdu le monde». Quand on prend un élément de l'ensemble pour en faire tout l’ensemble c’est le totalitarisme, c'est la base du fonctionnement totalitaire, qui nie le multiple pour instaurer l'unique, le global, le Tout. Or l’Un ne peut pas exister sans l’Autre, sans le Multiple, sans le nombre. L’identité ne peut exister sans la différence. Si j’ai le dedans, j’ai aussi le dehors. Et dès lors que le dehors cesse d’exister, l’Autre disparaît, la limite disparaît, le sexe disparait aussi; dès lors que la nuit disparait au profit entier du jour, la liberté ne devient plus que souvenir, bref les libertés foutent le camp au profit d’une soi-disant sécurité, qui n’est qu’absence de mouvement, mort. Pour qu’il y ait de la sécurité il faut une certaine insécurité, donc de l’altérité. Et il n’est pas de liberté sans altérité; sans l’Autre on n’a plus de choix, sauf à mourir. Et forcément pour mettre en place cet empire de l’Un sur l’Autre, du dedans sur le dehors, du jour sur la nuit, ça demande des moyens de coercition énormes, élaborés, et notamment une violence terrible, et un état forcément policier. Avec Hannah Arendt on en était resté au totalitarisme des dictatures, et principalement national-socialiste en Allemagne, fasciste en Italie, communiste en ex-Urss, voire en Chine. Mais le totalitarisme peut prendre sa place, je dirais même qu’il est en train d’installer ses quartiers dans les démocraties occidentales, par une extrême violence sophistiquée, par le mécanisme de persuasion et de ce que Noam Chomsky appelle «la fabrique du consentement», où la rhétorique, la manipulation, le contrôle des esprits et les tenailles des médias jouent un rôle capital. Et c’est ainsi qu’on peut faire accepter au peuple ce que l’on veut. Une manière de servitude volontaire qu’évoquait Diderot il y a des siècles. Et là pas besoin de matraques, de kalashnikov et des canons comme dans ces grossières dictatures has-been, ringardes. Tout est enrobé dans la soie de la globalisation, de la rhétorique, de la séduction et du marché. C'est le règne de la clarté et de la violence physique ou symbolique, le règne du jour; il n’y a plus de séparation entre le dedans et le dehors; de toute façon il n’y a plus de dehors, de sortie, plus de séparation nulle part, plus de séparation entre la sphère publique et la sphère intime, tout est clair, tout est net, mesure, et les corps sont lisses comme des pierres au bord de la mer, le verbe est figé comme une absence de langue. Le jeu tend à disparaître… tout comme l’art, la poésie, le spirituel, le religieux, bref tout ce qui relit ici à un ailleurs, à un dehors. Il n’y a qu’à remarquer, et ce n’est pas un hasard, que les premiers ministères de la culture ont été créés par l’Allemagne nazie, suivie ensuite par les fascistes de Mussolini et la dictature communiste en Urss. C’est dire … Il s’agit d’officialiser et de contrôler l’art et la langue, de lui faire une clé au bas-ventre et de l’immobiliser pour toujours. En fait la langue disparait car il n’y a plus de limites, plus de frontières, plus de différences, plus d’inconnu. On sait tout. On sait tout de tout le monde. Comme dit Théodore Adorno, le tout est toujours le contraire du vrai; j’ajouterai : c’est aussi le contraire de la vie. Alors il faut de la séparation.
Les frontières sont donc nécessaires pour vous?
Oui, les frontières sont nécessaires à la vie, disons de manière plus générique que les limites sont nécessaires. D’abord les limites sont là, qu’on le veuille ou non; elles ne vous demandent pas votre avis, elles se contentent de faire leur boulot ontologique de limite. Et heureusement qu’elles sont là, autrement il n’y aurait pas de vie, pas de perpétuation de cette vie. C’est la frontière, c’est la limite qui fonde l’Autre, qui le fait exister. Pour marcher et avancer, il faut avoir deux pieds, les lever l’un après l’autre, les installer dans un mouvement alternatif, instable, insécure. Et pour ça il faut une séparation, il faut qu’ils puissent se différencier dans leur inscription dans l’espace et le temps. Un mur n’est pas toujours un mur; un mur ça sert aussi à se faire du bien… tout dépend de ce qu’on fait du mur et des frontières. Il n’en reste pas moins que l'Homme ne peut pas vivre sans frontière puisque ce qui fonde notre rapport à l'autre, ce sont ces frontières; c’est ça qui donne corps à l’étranger. Et l’étrange et l’étranger c’est vital. Or dans une société totalitaire, il n’y a plus d’étrange et d’étrangers, il n'y a plus de limite, il n’y a plus de voile, d’insu, de secret, il n’y a plus qu’un tout: l'Identité. Une identité entièrement visible, une identité artificiellement construite, où le multiple devient unique, où le jour avale la nuit, où le plein a pris possession du vide, où le fixe est venu à bout du mobile... Ce processus mène fatalement au clonage humain puisque les notions de féminin et de masculin finissent par être abolis. Alors le sexe disparaît, entraînant le genre dans sa chute.
La part de sexualité est fondamentale dans la pièce. C'est la première revendication d'altérité de la part des personnages révoltés...
Absolument! Comme je l’ai dit, le rythme c’est le sexe à l’état pur; et le sexe c’est le témoignage de l’humain, le symbole même du vivant. Mais le sexe c’est l’autre; avec le sexe on est obligé d'avoir affaire à l'autre, c’est d’ailleurs pour ça qu’il pose tant problème. Et c’est pas possible que le totalitarisme puisse s’en accommoder à terme. Et voilà pourquoi le clonage reproductif est l'une des réponses données dans la pièce à ce problème et permet de supprimer cet ultime rapport à l’altérité. Le sexe est aberrant dans un système totalitaire, c’est forcément impur, ça fait appel au dehors, à l’intrus, à l’inconnu. Un système totalitaire n’a pas d’interlocuteur, n’a plus d’interlocuteur, il est seul, il est un, il est tout, c’est la mondialisation, c’est l’universalisme. Alors que le principal interlocuteur du jour c’est la nuit, celui de la lumière c’est le noir, celui de la femme c’est l’homme, celui du dedans c’est le dehors… il n’y a plus ce dialogue et cette copulation frénétique dans le système totalitaire. Il n’y a plus ce jeu du plein et du vide, ce jeu de va-et-vient, il n’y a plus de jeu tout simplement. Bon, faut prendre tout ça comme des archétypes. Dès lors c’est la lumière qui règne absolument, c’est le Tout, c’est le Un. Dans la pièce, on voit cette logique s'exprimer pleinement dans une relation de causes à effets. Cette logique va jusqu'à nier nécessairement l'étranger, le Noir, puisque l’étranger participe du dehors, puisque le Noir appartient à l'obscurité, à l'étrange, à l'altérité. Pas pour rien qu’on dit vulgairement que les Noirs ont le rythme dans la peau – un compliment détourné bien involontaire, un sacré hommage à la vie – aussi le noir dans le système totalitaire c’est surtout l’Autre face à la clarté et à la pureté, le noir c’est celui qui introduit le rythme, l’impur, le sexe, le multiple. Le noir c’est l’ennemi en chef, l’ennemi premier, symboliquement parlant. Mais, bien sûr, c’est aussi le premier allier et l’amant intime, primordial.
Face à cette absurdité, certains essayent de se rebeller et sont vite réprimés par l'administration. Dans les trois actes, on observe des rapports de force violents entre dominants (l'appareil policier) et les soumis (plaignants). Comment avez-vous mis en place ces affrontements?
Il y aura toujours de l’humain quelque part, tant qu’il demeurera une once de vie, de mouvement, d’énergie. Donc de l’espoir pour la révolte, et même pour la révolution. La vie semble être plus forte que tout, et comprend d’ailleurs la mort… je me demande même si l’un et l’autre ne se comprennent pas, et que la mort comprend aussi la vie, autrement dit la mort cracherait la vie ou l’enfanterait. Un océan de mort où surferait la vie… Enfin, je ne sais pas, ça vaut néanmoins le coup de s’y pencher. Bref, dans la pièce il existe encore quelques personnages qui demeurent humains et qui s'opposent à ce monde totalitaire, un monde voté et élu par le peuple souverain. Il y a quelques années, la proposition de détecter la délinquance juvénile à partir de 3 ans a failli se réaliser mais la révolte de quelques-uns a annulé cette loi. Ce n’est que reculer pour mieux sauter. N’empêche, on voit ainsi que l’eugénisme n’est pas loin; son haleine nous brûle la nuque. Ce qui se passe aujourd'hui était déjà en germe depuis longtemps. C'est un combat de tous les jours!
Vous avez reçu le Prix SACD nouveau talent Théâtre 2010... Quel avenir souhaiteriez-vous pour cette pièce?
J’aimerais la voir jouée… une vraie création. La vocation d'un texte théâtral c'est d’aller sur scène, d'être mis en scène et présenté devant un public. Le but d’un texte c’est de participer au jeu; et une lecture c’est pas vraiment du jeu. Le jeu est essentiel, vital, comme dans la vie. Il faut que le texte puisse passer de l’un à l’autre, de son immobilité sur la feuille au corps du comédien, il faut qu’il y ait ce mouvement, cette transmutation, cette incarnation ou réincarnation. Bref, faut qu’il y ait du jeu. Tout comme entre la scène et le public, il faut que le politique et le poétique puissent jouer ensemble, puissent s’unir et copuler. Le théâtre c’est fait pour ça, pour illustrer ce jeu, pour amener au jeu. Et tant qu’on n’aboutit pas à ça, au jeu, on reste frustré, et le texte reste mort. Mais j’ai bon espoir pour Le Programme. C’est une pièce qui est appelée à une destinée… Comment dire?
ENTRETIEN RÉALISÉ PAR THOMAS JAGLIN