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«Il semble que voir l'Afrique
ce soit être aveuglé»
Victor Hugo
Marcel Zang avec Madame Amelia Boynton Robinson. Photo: Yves Monteil. |
Voyons: si on veut bien admettre qu'une femme devient d'autant moins «femme», autrement dit, plus accomplie, plus «Homme», lorsqu'elle est pénétrée d'un pénis au cours d'un rapport sexuel – et inversement en ce qui concerne l'homme -, l'un perdant son attribut au profit de l'autre dans une soustraction d'échange transcendant, on comprend dès lors qu'une femme n'est jamais moins «femme» qu'à l'instant de l'accouchement – quand, de l'humeur aqueuse de la vulve, du centre même de l'utérus, jaillit un têtard au prépuce sénile. Ce phallus, qu'elle exhibe ainsi de son centre, devient à son tour centre, centre du monde, de son monde: un enfant. Une œuvre. Une fin en soi. Un commencement. Le Centre.
Avant tout Principe et Réel absolu, le centre est l'un des quatre symboles fondamentaux, avec le cercle, la croix et le carré. Le centre des centres ne peut être que Dieu; et c'est du centre que vient la vie. «Il est le foyer d'où partent le mouvement de l'un vers le multiple, de l'intérieur vers l'extérieur, du non manifesté au manifesté, de l'éternel au temporel, tous les processus d'émanation et de divergence, et où se rejoignent, comme en leur principe, tous les processus de retour et de convergence dans leur recherche de l'unité. Observons que les images de centre et d'axe, dans la dynamique des symboles, sont corrélatives et ne se distinguent que par leur point de vue : une colonne vue de son sommet est un point central; vue de l'horizon, à la perpendiculaire, elle est un axe. Ainsi le même lieu sacré, qui recherche toujours la hauteur, est-il à la fois centre et axe du monde. Mais il est à noter que ce centre, s'il est unique au ciel, n'est pas unique sur terre. Chaque peuple – on pourrait dire chaque homme – a son centre du monde: son point de vue, son point aimanté.» (J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles)
Le symbolisme du centre permet ainsi de mettre en relief deux de ses attributs: le premier c'est le centre défini comme Principe, c'est à dire, étymologiquement, «commencement», «origine», puis fondement, siège, foyer de rayonnement et de convergence, donc point de tension doué de propriétés actives, dynamiques; le second trait est la correspondance entre le centre et l'axe «qui recherche toujours la hauteur». Cette dernière caractéristique explique pourquoi tout Centre a tendance à se croire «supérieur», à réduire tout ce qui n'est pas de son champ d'appartenance, tout ce qui est autre, extérieur au Centre. Celui qui n'est pas Soi est un obscur, un singulier pluriel, un «étrange» - donc inférieur. Il faudrait trébucher sur ce «donc»; cette conjonction est censée lier deux éléments: l'antécédent «étrange» et le conséquent «inférieur»; pourtant, à s'y pencher, rien n'indique une causalité directe entre ces deux termes: l'étrangeté n'induit pas nécessairement l'infériorité. Mais c'est ainsi: ce n'est pas parce qu'il est différent, étrange, qu'il est inférieur; c'est parce que étant étrange, différent, il s'expose comme centre – par l'attention qu'il crée - , donc susceptible de subvertir le Centre en place, de le décentrer, qu'il représente une menace, qu'il suscite le malaise, la méfiance, la peur, l'angoisse, l'hostilité, la haine, la répulsion ou le mépris (refus délibéré de prise en regard), et ce d'autant plus que le Centre établi se sent peu sûr de son fondement ; aussi cherchera-t-il à s'ancrer en s'opposant, en repoussant ce serpent qui cherche à s'introduire. Mais tout comme la lumière contient l'obscurité, et l'identité la différence, et vice-versa, le serpent y est déjà: c'est un trait, silencieux; une ligne, bruissant de vie; un frémissement qui n'a ni commencement ni fin, visible, invisible, indifférencié, susceptible de toutes les représentations, de toutes les métamorphoses – bouche d'ombre, dentelée, anus, glouton, anneau, souffle et siffle, hystérique, encore bouche d'ombre, et d'autant dangereuse qu'elle forme une circonférence ressemblante. C'est cet univers versatile qu'il s'agit de nier, c'est ce corps impur qu'il importe de traquer, de repousser, d'écraser ; et s'il est inférieur, c'est parce qu'il se meut dans les broussailles, dans les souterrains, dans le chaos des profondeurs, des émotions, océan d'humus, de copulation, foutoir de rythme, de couleur, de pleins et de vides, de trous et de queues... Alors penser l'autre, penser l'étrange, penser l'inconnu comme inférieur résulte tout simplement d'une logique des sens; logique abdominale; enchaînement névrotique, réaction de défense, car il y va de la survie du Centre, il y va de la survie de la mort, il y va de la survie de la vie. Thanatos et vit. Comme on le voit, c'est un problème d'espace, de position. Lutte pour le Centre. Pouvoir. Instinct de conservation. Naturel.
Et de même que l'obscurité et la lumière provoquent une égale attention, et que le silence et le bruit, le bien et le mal, le visible et l'invisible, de même l'étrange, l'autre, substitut de l'Autre au sens lacanien (le lieu de l'inconscient) – opposé, rival, complémentaire et cause de jouissance, de la Faute et du péché originel – tire également l'attention à lui, et parle, et tient un discours; discours apparemment incohérent, discours sûrement barbarique, néanmoins discours troublant pour le Centre en place. Cette confrontation peut se hérisser en conflit (ôter absolument la parole à l'Autre – le diable niche dans l'incertitude et l'imprévu) ou s'élever en dialogue forcément impur (intégrer la parole de l'Autre – l'essence du désir et de la vie s'y trouve). Ainsi va le Centre; ainsi va l'Autre; ainsi l'attention: «L'attention est arrêt et adjonction. Elle est d'abord un réflexe d'investigation, le réflexe du «qu'est-ce que c'est?» et suivant l'expression de Pawlow, une mise en garde, une alerte.» (Delacroix, Les grandes formes de la vie mentale)
Toute personne, comme chaque peuple, est avant tout son propre Centre; et, dans un groupe, celui qui le plus haut lève le doigt attire l'attention et devient Centre; de même est Centre celui qui détient la parole, et celui qui donne la parole, et Centre celui qui prend la parole, et Centre encore celui qui initie à la parole, et Centre aussi celui qui s'oppose à la parole – tous objets d'attention et, dans le même temps, maîtres du «commencement», premier attribut symbolique du centre.
Ainsi celui qui détient le «commencement» (source, géniteur, initiateur, premier en ceci ou en cela) peut à juste titre s'en prévaloir pour revendiquer sa position de Centre, centre du monde, aliéner le reste, conchier l'autre et jouir du sommeil du «supérieur». Enjeu énorme, qui n'a pas fini d'engendrer des luttes implacables, souterraines, idéologiques. Nœud stratégique, vital, que le contrôle du commencement. Raison sans doute pour laquelle l'homme détourna la version sacerdotale de la Genèse («Dieu créa l'Homme à son image, à la fois mâle et femelle») et son mythe («Eve est tiré du côté d'Adam») pour en faire d'un Adam, indifférencié à l'origine, un mâle et postuler le plus tranquillement du monde qu'Eve (femelle) est née de la côte d'Adam (mâle); en termes moins anatomiques, l'homme précède la femme dans l'ordre de la création, et détient de ce fait le «commencement» - donc la position de Centre. Ce qui cautionnait la supériorité de l'homme et justifiait, par Dieu, ses privilèges et sa domination sur la fumanité. L'Eglise et le Coran se hâtèrent de bénir et d'entériner ce rapport des sexes. Et voilà comment le patriarcat apposa sa langue sur le sexisme, en un triple baiser de cendre: au nom du Père, du Fils et... d'une mère absente. Il ne faudrait pas perdre de vue que «racisme» vient du latin «ratio» qui signifie rapport de deux grandeurs et aussi – on ne le souligne pas assez – ordre chronologique. Et, enfin, comme la notion de «commencement» est intimement liée à l'idée de pureté («chaste»; «sans mélange»), on n'a guère de peine à imaginer la suite et toutes les dérives identitaires, intégristes et totalitaires – où la multitude se noierait dans un MOI dilaté, mondialisé, qui s'abreuve aux sources vénéneuses du «commencement» et de la pureté, louvoyant sans cesse de victime émissaire en victime émissaire, et du premier meurtre originel au dernier massacre, et de l'abomination de la traite négrière à «Mein Kampf», et des ruines de Sarajevo au Rwanda, et des enfants de la Palestine au «11 septembre», et d'Hiroshima aux frappes chirurgicales, et du «sang impur» de la Marseillaise au «flamboiement» hugolien de l'ADN tropical, et ainsi jusqu'à la mort du dernier poète et de l'Afrique toujours renaissante, AF-RUI-KA («le pays des matins renaissants») – « cette morte immense sur laquelle Rome a jeté une de ces épithètes qui ne se traduisent pas: Africa portentosa. C'est plus et moins que le prodige. C'est ce qui est absolu dans l'horreur.» (Victor Hugo). Au nom du Centre, du commencement et de la pureté.
Président de Passerelle noire, Responsable de «La Marche des esclaves»