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La mûlatresse Solitude

Une lecture du roman d’André SCHWARZ-BART 

Marie-José EMMANUEL

La mûlatresse Solitude

Cette intervention est une réflexion que j'avais présentée il y a quelques mois devant "l'Union des Femmes de la Martinique" à l'occasion de la commémoration de la mort de «la Mulâtresse Solitude». L'U.F.M. m'avait demandé de dire quelques mots à propos de l’actualité du personnage de Solitude, personnage éponyme du roman d’André SCHWARZ-BART.

Je vais donc présenter dans une première partie le roman pour ceux d’entre vous qui l'ont peu en mémoire, et l'ont un peu oublié. Je vais vous proposer certains passages qui me paraissent significatifs, puis je vais en faire une lecture plus personnelle et montrer en quoi ce texte reste tout à fait pertinent.

Dans ce roman qui paraît en 1972, André SCHWARZ-BART retrace la vie de la mulâtresse Solitude qui donne son nom au roman. Il veut redonner à Solitude sa voix que l'histoire a confisquée. C'est cette voix qu'il va s'agir d'écouter, de faire entendre, et peut-être de déchiffrer ensemble.

Dans l'histoire singulière de Solitude, il y a notre histoire. Une histoire qui n'a pas fini de nous hanter, toujours de manière indirecte, souvent détournée, voilée, oblitérée, marronne sans aucun doute et qui nous travaille dans le silence. Mais c'est aussi l'histoire de la grande communauté des hommes d'ici et d'ailleurs, que raconte ce roman à travers l'histoire de la femme Solitude, l'histoire de la pugnacité et du courage de l'être humain face à la barbarie et au malheur.
                                                   
Pour commencer, on va partir de la fin du livre, c'est-à-dire de l'épilogue qui  présente effectivement un personnage, un voyageur errant sur les hauteurs de Matouba, au nord de la Guadeloupe, un voyageur qui cherche la mémoire de DELGRES, mort héroïquement en ce lieu et qui doit se rendre à l'évidence: il n'y a nulle  trace de cette épopée. En effet, la communauté antillaise à cette époque, c'est-à-dire en 1972 n'a pas investi ce lieu comme un espace de mémoire. Il n'y a pas de stèle. Pas de monument. Il ne reste raconte ce voyageur, qu'une plaque commémorative qui porte le nom du commandant DELGRES, perdu dans un champ de bananes auquel on accède par une route vicinale. Aucune mention donc du drame qui s'est joué là. Aucun rappel de ce moment de l'histoire où la dignité humaine fut portée à son degré le plus haut. De Solitude, on n'en parle pas non plus. Et le voyageur ne trouve, dit-il, que des "ruines humiliées" qui   lui rappellent à lui le narrateur, un autre drame, une autre histoire, celle des Juifs du Ghetto de Varsovie, en 1943. Ce voyageur, donc c'est André SCHWARZ-BART, qui a, il faut le savoir aussi, enfin vous le savez de toute évidence, qui a écrit Le dernier des justes en 1959 et qui a reçu, pour ce livre, le Prix Goncourt. C'est donc un défaut de mémoire qu’André SCHWARZ-BART veut réparer en retraçant la vie de Solitude dans ce récit historique et romanesque à la fois. Il veut restituer à Solitude sa voix confisquée par l'histoire officielle et il parvient à donner à cette frêle jeune femme une densité, une épaisseur qui font d'elle une figure majeure de la résistance anti-esclavagiste en même temps que le symbole du courage et de la liberté. Et puis, cela est intéressant, c’est à travers le regard de Solitude que le lecteur va découvrir l'esclavage et la traite. Il raconte en focalisation interne, tout en restant neutre et objectif. Donc, deux étapes dans cette réflexion: - la première, consistera à montrer comment André SCHWARZ-BART fait œuvre d'historien, comment il construit ce personnage de roman sans renier l'histoire, et la seconde étape, à accuser réception de son discours, à l'entendre.

Toutefois le récit commence par de la fiction. André SCHWARZ-BART fait démarrer l'histoire de Solitude en Afrique, nomme ses ancêtres africains, date sa généalogie parce que tout aurait commencé selon lui en 1750, chez le peuple Diola. C'est important puisque on sait comment les filiations, les histoires personnelles se sont perdues dans ce voyage, comment elles ont été effacées. Donc la première partie du roman a pour cadre  l’Afrique précoloniale, celle qui sera bientôt  l’Afrique perdue. L'Afrique des rites, des semailles, des fêtes coutumières où les morts ne meurent pas vraiment puisqu’ ils réapparaissent dans des sourires d'enfants, raconte le narrateur. Comme le conteur créole, il s'adresse à l'assemblée des écoutants...

Lecture du texte

"Il était une fois, sur une planète étrange, une petite négresse nommée Bayangumay. Elle était apparue sur terre vers 1750 dans un paysage calme et compliqué de delta, en une contrée où se mêlaient les eaux claires d'un fleuve, les eaux vertes d'un océan, les eaux noires d'un marigot et où l'âme était encore immortelle, dit-on. Mais les habitants de ce lieu n'avaient pas d’Olympe, de Walhalla ou de Jérusalem céleste. Ils n'aimaient guère à se perdre dans les nuées. Ils tenaient beaucoup trop à leurs vaches, à leurs prés salés, à leurs rizières surtout qui étaient connues et appréciées dans tout l'Ouest africain. Trois jours après leurs funérailles, ils prenaient simplement le chemin du Royaume des Ancêtres, que chacun savait trouver sous le village, à trois pieds de la surface. Les vivants leur faisaient des offrandes, les nourrissaient de sacrifices, leurs versaient du vin de palme au moyen de petits trous creusés dans la terre des autels, des clairières, des bosquets légers. En échange de quoi, les défunts aidaient aux cultures, soufflaient à la racine des plantes comme en des flûtes, pour donner au riz sa musique secrète, son opulence. Ils séjournaient sous terre une ou deux générations, selon la fatigue de vivre, l’esseulement ou l'ennui, puis remontant par les racines d'un arbre, ils guettaient une passante pour s’insinuer en elle délicatement. Ils devenaient alors des lézards d'enfants et, si rien n'y mettait obstacle, reprenaient quelques mois plus tard leur place dans la société d’en haut. Ainsi, leurs morts étaient une manière de vie, leur vie une renaissance, et ils s’estimaient à jamais propriétaires de leurs vaches, de leurs doux prés salés et de leurs merveilleuses rizières."

Bayangumay dont une première partie du roman porte le nom, grandit au milieu du peuple Diola. Tout serait parfait sans cette menace qu'elle sent planer, quelque chose qui serait déjà à l'œuvre, des signes qu'elle serait seule à percevoir. Des ratés dans la chaîne de la filiation, comme si son aïeule ne s'était pas incarnée en elle, comme si quelque chose déjà lui signifiait une manière de rupture, de cassure dans l'ordre des générations, d'un monde finissant dont elle serait le dernier maillon. En effet, elle nous dit que: «Certains jours elle se demandait pourquoi la voix de la grand-mère ne lui parlait jamais, d'où lui venait le sentiment qu'elle "se sentait si fortement, si ardemment Bayangumay? D’où venait qu'elle regardait la terre des hommes comme ne l'ayant jamais vue?» C'est sans aucun doute une annonce subtile de la disparition prochaine de cette Afrique éternelle. Et c'est ce savoir qui autorise Bayangumay à se sauver avec le jeune homme qu'elle aime et pour qui elle a dansé la «danse des épaules tremblées» alors qu'elle est promise depuis sa naissance au vieux guerrier Dyadyu».

«Voudrait-elle entrer en procès avec les ancêtres», lui demande sa mère. «Nul ne peut s’insurger contre la loi, car la loi elle-même obéit à la loi». Mais précisément, qui peut dire la loi dans une Afrique plongée dans la stupeur et livrée aux marchands d'hommes et, où les dieux restent muets. Bayangumay en effet sera du nombre des captifs, enchaînée et conduite vers l’île de Gorée. Puis, c'est la traversée. Le ventre du navire négrier, le ventre aussi des négresses lavé à grandes giclées d'eau de mer et offert aux marins enivrés «dans des mêlées reproductrices», un mois avant l’arrivée aux Antilles, c’est ce qu’André SCHWARZ-BART nomme la pariade. La jeune femme, raptée sur les côtes africaines, avoue avoir tout perdu dans cette aventure, son nom, ses dieux, sa culture, ses valeurs, tout ce qui constituait son identité. C'est un être nouveau qui débarque aux Amériques.

Commence alors la deuxième partie du roman qui s’appelle Solitude et qui va se dérouler en Guadeloupe. Nous allons assister à la naissance et à la petite enfance de Solitude.

"La mulâtresse Solitude est née sous l'esclavage, vers 1772, dans l'île française de la Guadeloupe, habitation du Parc, commune du Carbet de Capesterre.  Les Du Parc employaient le système du fichier perpétuel qui suppose une exploitation stable, harmonieuse dont les besoins en hommes et en chevaux ne varient pas. La liste des forces avait été établie une fois pour toute: le nom des morts allait aux vivants qui le rendaient le moment venu avec l'âme. Une vieille Rosalie venant à mourir, on l'enterra discrètement dans un terrain en friche, cimetière errant provisoire qui embellirait les futures lances de canne à sucre. Et la nouvelle Rosalie prit la place de l'ancienne, en un cri léger, sur le grand livre de la plantation. A peine teintée à la naissance, elle ne s’assombrit véritablement qu'au bout de six semaines. Sur ses reins, dans la coulée du dos, la tâche universelle des métis était à la forme d'une poire, à la dimension d'une pièce de monnaie et elle avait la couleur violette, ardente des fleurs lourdes et penchées de la banane. Avec les jours et les saisons, sa peau devint d'un brun acceptable, une enveloppe souple glissant doucement sur le muscle et qui distillait une sueur à peine moins brillante que sa négresse de mère. Les esclaves voyaient dans cette graine bâtarde une sapotille du nom d'un fruit indien à l'épiderme rougeâtre, à la chair douce-amère, comme tissée d'ambiguïtés, et dont l'odeur vaguement d'encens était en effet celle de la petite créature que sa mère reniflait dans la stupeur des premiers jours, comme pour mieux la comparer au fruit vivant sur ces mornes. ...D’un doigt inquiet Bayangumay suivait les contours du petit visage. Elle ne s’habituait guère qu’à la bouche à cause de la plénitude rassurante des lèvres qui évoquaient l'Afrique. De légers points d'aiguille en piquetaient les bords, traces encore discernables de leur créateur. Mais au-dessus de tout cela, il y avait ce regard insoutenable au cœur de la jeune maman: un œil sombre et l'autre verdâtre et qui semblaient chacun appartenir à une autre personne".

Parce qu'il y a peu de renseignements sur l'enfance de Solitude, le narrateur va se référer à son imagination mais en s'adossant à l'histoire. On est frappé par son souci de rendre compte, quelquefois dans le détail même, de la petite enfance et de la vie de l'enfant Rosalie. On va retenir que la fillette grandit difficilement. La négresse Bobette, l'ancienne Bayangumay, ne se fait pas à son nouvel état, et refuse tout ce qui signe la servitude et bien évidemment cette enfant qui lui est née. Enceinte, elle aurait tenté, nous dit le narrateur, plusieurs fois de mettre fin à ses jours. On aurait craint pour l'enfant qu'elle porte. On l'aurait surveillée et tenté de protéger son produit. L'enfant qui naît est une métisse à peau claire. Ce qui laisse présager, pour les esclavagistes, une grande valeur future. Son regard est étrange, insoutenable nous dit-on, un œil sombre, l’autre verdâtre, qui semblait chacun appartenir à une autre personne. L'enfant portera dans son corps, sur son visage, de manière visible, sa double filiation, le crime de l'origine. Le narrateur nous laisse entendre qu'elle aurait été rejetée par sa mère à qui pourtant elle était passionnément attachée. Retenons aussi que la fillette parle peu et fort mal. Maladie de la parole qui devait être le lot commun de tous ces peuples affolés, déshumanisés, jetés sur les plantations. En effet quand elle ouvre la bouche, "c'est une rumeur, une sorte de vent inarticulé, un bégaiement doux, musical, des paroles obscures" qui en sortent. Elle gardera ce bégaiement par la suite et une sorte de difficulté à se faire comprendre. La négresse Bobette finira par rejoindre un groupe de marrons sur les hauteurs de la Soufrière et l'enfant sera donné en cadeau à la fille du maître. Elle deviendra ce qu'on appelait à cette époque une cocotte, une petite cocotte, jusqu'aux jours où elle va avoir des nouvelles de sa mère, Bobette, par un fugitif qui revient sur la plantation, Carrousel, qui porte bien son nom.

"A cette même époque, un certain Carrousel gagnait les bois pour en revenir de son propre chef deux mois plus tard, pleurant toutes les larmes de son corps. Un jour, il déclara avoir vu la négresse Bobette sur les hauteurs de La Soufrière, en compagnie d’une horde d'eau salée. Elle avait des cheveux, un air surprenant de jeunesse. Elle dormait avec un grand nègre Arada et venait de mettre au monde un enfant, aussi noir et joli qu'une graine d'icaque. La petite fille se mit à rêver, habitée par une fièvre étrange. Tous les soirs, regardant la montagne, il lui semblait tomber comme un poisson mort dans le ciel.  «Alors, c'est comme ça?», se disait-elle affolée... C'est tout bonnement comme ça? Et, par un détour singulier de l’âme, elle s’astreignait à une obéissance encore plus parfaite, acharnée dès l’aube à se rendre utile, à se montrer la plus aimable petite cocotte qui fût au monde. Elle y prit goût, trouva soudain une jouissance extraordinaire, qu'elle n'avait jamais soupçonnée à faire montre de servilité. Cette floraison de vertus inquiéta d'abord, puis rassura tout à fait. Man Loulouze l’attira dans ses jupes, Mademoiselle Xavière lui remit en garde son ara, et Monsieur Mortier mis en confiance lui fit donner des leçons de couture, de français, de harpe indienne et surtout de chant, car, disait-il elle roucoulait comme une colombelle".

Assurément les choses ne se sont pas passées ainsi. Mais ce que nous pouvons dire, c'est que l'écrivain respecte dans cette construction largement fictive la vérité historique, la vie des esclaves telle qu'elle peut apparaître dans les documents officiels, les divers récits de la tradition orale, les registres des plantations. Le narrateur permet aussi à Rosalie de prendre corps, d'exister comme un véritable personnage de roman. C'est ce souci constant dont il ne s'est jamais départi qui a permis à ce texte de devenir un véritable réquisitoire contre l'esclavage  en même temps qu'un témoignage exceptionnel sur cette époque de l'histoire, très sombre en vérité. En apprenant la nouvelle vie de la négresse Bobette sa mère, la fille tourne folle, empoisonne les poules, se met à aboyer et se retrouve au travail des champs, rejetée par ses maîtres, abandonnée de tous. Elle touche le fond de la désespérance et va se nommer elle-même Solitude. Et le texte nous dit: «Un jour, elle marqua pour ainsi dire ses propres fers sur ses épaules». A partir de ce moment le narrateur quitte la fiction pour suivre sans peine les traces de la femme Solitude que l'historiographie a reconstituées. L'écrivain va ponctuer son récit de plusieurs dates, toutes attestées, et qui viennent corroborer la vérité historique. Elle est vendue en février 1784 à Basse-Terre et passe alors aux mains de plusieurs maîtres, trop effrayés par son rire de femme folle pour la garder. Le 23 février 1787, elle est achetée par le chevalier de Dangeau qui cherchait une négresse à talents. Elle va se retrouver aux cuisines, par un effet de la pitié de son maître et c'est la proclamation de la République et l'abolition de l'esclavage en 1794. Malgré cette abolition, le travail reste obligatoire et les esclaves sont amenés manu militari sur les plantations. De nombreux esclaves cependant abandonnent les plantations. Parmi eux, Solitude dont le narrateur retrouve la trace en décembre 1798. Ses pas la portent vers le camp des marrons de Goyave, camp dirigé par un nommé Sanga de race Moudongue. Elle est acceptée dans cette communauté et y vit quelques temps. Elle côtoie les négresses Bossales, retrouve des bribes de cette Afrique qu'elle ne connaît pas, la terre perdue des ancêtres, tout un savoir qu'elle méconnaît. Le narrateur insiste longuement sur ce moment de la vie de Solitude qui se découvre alors «mulâtresse», différente mais cependant solidaire de ces marrons. Le camp est attaqué et Solitude va pour la première fois prendre part au combat.

"Un sabre de canne traînait dans l'herbe, tacheté de sang. Elle se baissa, le saisit du bout des doigts et se mit à courir vers la rivière en modulant d'une voix étranger: «Tuez-moi, tuez-moi... aye, je vous dis, tuez-moi». Souriant d'un air incrédule, les combattants observaient cette silhouette à l’accoutrement bizarre, vaguement d'eau salée, et qui remuait son sabre au-dessus d'elle avec lassitude, comme on fait tourner une ombrelle de jeune fille. Elle sautait de roche en roche, soulevant d’une main son pagne, le rideau à fleurs qu'elle s'imaginait un pagne, et sa bouche confuse implorait tandis que le sabre ondulait dangereusement autour de ses joues. Toujours serré contre son arbre, le soldat blanc la regardait du même œil béat que les nègres immobiles sur l'autre rive, là-bas... Tuez-moi, tuez-moi, répétait-elle en tournant vers lui des yeux immenses. Elle tomba dans l'eau, accrocha une roche plate, gravit la pente herbeuse en chancelant. Alors le soldat eut un geste, comme pour redresser le canon de son fusil mais déjà elle se trouvait tout contre lui et modulant une dernière fois avec douleur: «aye, je vous dis tuez-moi...», elle lui plantait tout uniment son sabre dans le ventre".

Le sang versé signera sa double appartenance à ce groupe de déracinés, de personnes déplacées d'abord et à la résistance anti-esclavagiste ensuite. Elle, parce que mulâtresse, sang mêle, elle a eu à montrer clairement son appartenance. Quelques mois plus tard, le camp est détruit et Solitude prend la tête du petit groupe de rescapés, six personnes au total, et se dirige vers les hauteurs de la Soufrière, dernière poche de résistance des rebelles. Et le petit groupe va rencontrer Maïmouni, un nègre Congo avec qui Solitude va se lier. Le narrateur nous apprend que cette rencontre va peser dans sa vie, dans la vie de son héroïne, qui va s'accepter femme puis mère. C'est elle qui va apprendre à ce nègre effarouché, angélique, oublié, des rudiments de langue créole, qu'elle ne savait pas connaître, elle va se mettre un petit peu à parler et va découvrir son appartenance au groupe de ces combattants, à la terre guadeloupéenne, elle qui se sentait plutôt esprit flottant entre deux mondes, Ariel évanouissant.

Les troupes napoléoniennes font route vers la Guadeloupe afin de rétablir l'esclavage dans la colonie. Le 6 mai 1802, elles sont dans la rade de Basse-Terre, et nous connaissons la suite de l'histoire. La femme Solitude, très alourdie par sa grossesse, accompagne cependant les insurgés sur l’habitation Danglemont où ils se sont repliés, mais elle ne peut aller plus loin et assiste en contrebas à la déflagration finale. Blessée, Solitude est arrêtée, emprisonnée, condamnée à mort, mais pas l'enfant esclave qu'elle porte. Le lendemain de sa délivrance, le 29 novembre 1802, elle est conduite sur les lieux de son exécution où une foule impressionnante l'attend.  Les condamnés avaient droit, sur le chemin du supplice, à un dernier viatique, une halte à la fontaine, avant le grand saut. Solitude s'y arrête pour boire.

"Comme elle se penchait vers l'eau, son tour enfin venu, une frêle tige tomba aux pieds de la femme Solitude. C'était une herbe dite de l'enfant Jésus et que l’on remet par brasses odorantes, agrémentées de pointes mauves, aux nouvelles accouchées. Soulevant des yeux pleins de larmes, elle se demanda d'où lui venait l'offrande, qui diable avait eu cette gracieuse pensée, à son égard. Les premiers rangs de curieux se composaient uniquement de personnes blanches. Mais au milieu de la foule, et comme dressée sur ses ergots, une énorme négresse à madras pervenche la fixait de ses petits yeux ronds, étincelants de haine, semblait-il. Et maintenant des pleurs nombreux coulaient aux joues de la personne à madras, ses traits se décomposaient, semblaient se libérer de toutes amarres cependant qu'elle fronçait les lèvres, désespérément, comme pour dire chut à Solitude, chut, chut... . Alors, détournant son regard du beau madras, elle contempla le parterre des blancs et prononça très distinctement, en un excellent français de France dit-on, qui surprit toute l'assistance: «Il paraît qu'on ne doit jamais dire: Fontaine, je ne boirai de ton eau...». Et renversant la tête en arrière, laissant aller les globes somptueux de ses yeux, faits tout bonnement par le seigneur, dit une légende pour refléter les astres, elle éclata en un curieux rire de gorge, un roucoulement léger, entraînant, à peine voilé de mélancolie une sorte de chant très doux et sur lequel s'achèvent toutes les histoires, ordinairement, tous les récits de veillée, tous les contes relatifs à la femme Solitude de Guadeloupe".

Tentons de déchiffrer la parole, cette dernière parole de Solitude. La courte vie de la femme Solitude se serait donc achevée sur ces mots qu'elle adresse au parterre des blancs venu la voir mourir, dans un excellent français de France et qu'elle prononce d'une haute et intelligible voix. «Il paraît qu'on ne doit jamais dire: «Fontaine je ne boirai de ton eau». On va s'arrêter un moment sur cette dernière page.

Solitude se met donc à parler français, de manière claire et distincte en interpellant publiquement les blancs présents. Elle joint le geste à la parole et se penche pour boire. Il ne s’agit pas ici seulement de boire, mais de s’approprier la parole, de prendre la parole, de la prendre vraiment, de faire un acte de parole qui lui permet d'affirmer sa dimension de sujet et de le faire dans la langue du maître. Solitude vient marronner dans un espace qui ne peut être, à ce moment de l'histoire, le sien. Il s'agit pour elle de refuser jusqu'au bout, et publiquement, de se soumettre, et d'ainsi disqualifier l'ordre de la plantation esclavagiste, l'ordre des corps soumis, de la parole rentrée dans les corps soumis. Il n'est pas sans importance qu'elle interpelle les blancs présents, les officiels, car ils sont les représentants de la loi coloniale, et qu'elle le fasse sur la place publique, dans l'espace public, espace réservé aux seuls blancs sur la plantation. Et elle verse par avance une pièce dans le débat public à venir.

Qu'est-ce qui se passe à cet endroit du roman? Qu'est-ce qui s'y joue et s'y déjoue? Quel refoulé fait ici retour pour cet enfant de la pariade? Cette langue qui y réapparaît, langue refoulée car trop chargée de violences, trop liée à une violence aveugle exercée contre des corps, cette langue qui est jetée à la figure des blancs présents, c'est bien sûr celle du maître. Bobette ne lui avait appris ni le créole, ni la langue des Diola, mais Solitude est traversée par toutes les langues qui se parlent sur la plantation. Elle est au croisement de toutes ces langues, de toutes ces cultures et de tous les discours qui s'y déploient. Cette langue française est la langue dominante, la langue de la loi, du Code noir. Mais elle est aussi celle du père. C'est le père symbolique qui revient au moment où Solitude ayant accompli son destin va entrer dans la mort. André SCHWARZ-BART, on le sait est d'origine juive. Et cela peut ne pas être sans conséquence dans le portrait qu'il dresse de Solitude, qu'il imagine en partie pour Solitude. Un juif de la loi judaïque qui sait que le sacrifice des instincts est ce qui peut permettre l'accès à la culture. Et que ce sacrifice est consenti par amour pour le père. Dans cet espace de la plantation esclavagiste, espace sans Dieu, livré à tous les dérèglements instinctuels, érotiques et agressifs, c'est un appel qui est fait à la loi du Père. On pourrait aussi se demander qui est ce «je» que Solitude endosse dans la phrase: «Fontaine je ne boirai de ton eau»? Quel est ce «je» qui parle? En vérité, la réponse est dans la suite de la réplique, la partie muette de la phrase. Peut-on de manière significative, quand on est esclave noire sur une plantation dire «je»? L'esclave est un bien meuble comme chacun sait. Il est aussi un corps. Solitude est née d'un viol, d'une violence sans parole faite au corps d'une femme. Violence que son apparence métissée et ses yeux rappellent constamment. Violence aussi qui est le mode d'organisation de la plantation où le maître domine. Solitude en disant «je» s'affranchit de l'ordre colonial. Elle s'en affranchit en tant que femme car cet ordre est d'abord masculin.  Elle s'en affranchit aussi en tant qu'esclave et le proclame dans le moment solennel de sa mort. C'est au moment où son corps est menacé qu'il lui est enfin possible de reconquérir sa subjectivité, sa liberté en tant que sujet. Elle s'autorise un espace intime et privé. Elle le délimite au moment où elle peut dire «je». L’esclave, on le sait, n'a pas d'espace privé. Solitude exprime son désir d'être, son désir d'exister singulièrement. C'est le seul endroit du texte où elle parle parce que sujet toujours nié elle n’a eu aucune chance de parler. Et du temps de son esclavage Solitude n'a jamais parlé. C'est l'esclave qui parlait par sa bouche et André SCHWARZ-BART a fait parler l'esclave. Le corps-objet, le corps aliéné de Solitude a été durant toute sa vie un corps pour autrui, pour la jouissance d'autrui, la victime impuissante et silencieuse de nombreux viols. Cette chosification la menace toute entière. C'est le sens de son cauchemar récurrent : « dans son cauchemar, toujours le même, elle se voyait changée en statue de sucre que des français de France dégustaient lentement là-bas, à l'autre bout du monde, en commençant par briser ses doigts qu’elle avait fort minces».

Ce que je veux montrer par toutes ces remarques, c'est que Solitude est parvenue au terme de sa trajectoire à reconquérir sa liberté d'être humain. Elle est parvenue, par son engagement dans la lutte anti-esclavagiste, à se hisser au plus haut des valeurs humaines. Cette malédiction qui l'avait jetée en solitude, mal-dire à quoi elle s'était identifiée, ce nom de souffrance qu'elle avait endossé comme son nom propre, son identité, elle parvient au bout de son parcours à en sortir, à la retourner en un ultime renversement. La Guadeloupe est là pour assister au sacrifice, blancs et noirs confondus, des combattants caribéens déjà sur place depuis la bataille sont là aussi. D'autres encore sont venus des îles pour l'évènement. Au moment de sa mort, Solitude devient une figure de l’histoire et sort de son anonymat, de ce qu'elle avait appelé autrefois sa solitude, c’est-à-dire cet état de déréliction extrême, de dénuement et d’abjection infinie, cette impossibilité à faire lien. Et parce que André SCHWARZ-BART, rescapé lui-même de la barbarie nazie, lui redonne sa voix, lui tisse un linceul de reconnaissance et de dignité, elle peut aujourd'hui nous rassembler, nous réunir, tisser avec nous le lien du souvenir, devenir l'occasion d'un bien dire, d'une bénédiction, délivrer une parole pleine, une parole qui appelle, offrir une eau qui étanche toutes les soifs. A la fin du roman, Solitude parle. Elle fait partie de celles qui restituent une mémoire, un visage à des milliers d'esclaves, femmes et hommes valeureux, les marrons et ceux qui sont restés en servitude, tous disparus sans sépulture, anonymes, elle rompt leur Solitude éternelle.

Voilà. C'est ce que je voulais vous dire.

Marie-José EMMANUEL
Raizet, Guadeloupe 2003.

boule

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