Potomitan

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Annou voyé kreyòl douvan douvan

Odyssée de la ville

Ernest Pépin

Pointe-à-Pitre

Place de la Victoire, Pointe-à-Pitre. Photo F.Palli.

 

1.
Je marche dans la ville
A hauteur du soleil
Les marchandes haïtiennes
Sur le trottoir
Tendent des bras chargés de nuits blanches
Et la police tourne en rond
Parmi les jeunes aux épaules carrées
Ils ont le torse nu des centaures
Ils balancent leurs bras
Leurs pieds rebondissent
Et leurs cheveux livrent mille batailles
Au jour qui meurt dans leurs yeux
Ce sont des hérissons sacrés
Des sculptures d’ombre noire
Qui flottent dans le désespoir
Ils mordent les devantures
Leurs paroles sont des lames dures
Leurs ancêtres sont morts
Sans décrasser le temps
Ils mesurent la vie et la mort
Tagguent les murs du malheur
Slamment les mots du chômage
Fument des nuages
Brûlent une roche
Leur tête part en booster
Et la musique ragga
S’empare de leurs miettes
Ils sont la ville
Ils sentent la ville
Ils chantent la ville
Les rues sont leurs amies

2.
Rues chaudes
Embouteillées
Lasses de porter la violence
Rues chaudes
Désorientées devant
Le taureau fou des temps
Rues chaudes
Perdues dans ses carrefours
Un mendiant trop poli
Creuse sa main
Ou fouille une poubelle
Un mendiant trop maigre
Etire le fil de son corps
Soulève un délire
Eparpille ses mots
Je l’entends injurier toutes les mères du ciel
Et plonger dans la marée obscure
Des folies folles
Rues chaudes
Aux enclumes de la peur
Un collier qu’on arrache
Un couteau en colère
Un diable que l’on tire
Le soleil pisse sa lumière
Et les lèvres brûlent d’aimer
Rues chaudes
Squattées
Violées
Un tourbillon d’enseignes
Ne fait pas le bonheur
Ici l’on meurt d’abondance

3.
Les femmes multicolores
Ont arrondit la ville
Elles vont jeans serrées
Pantalons moulants
Remuer les rues
Des lunettes de soleil
Tuent l’éclat de leurs rêves
Elles balancent
Vagues incendiées
Et tout au long
Leur sang
Remonte les rues du désir
Désir d’argent
Désir de pouvoir
Elles veulent vivre la barbarie des stars
La mode des riches
Les idées des magazines
Les fantasmes des couturiers
Boire le sang des boutiques
Je vois sous leur taille basse
D’impossibles bonheurs
Le string qui grince et grimace
Peu leur importe que
Des femmes meurent d’être femmes
Elles font plaisir au plaisir
Des nuits sales et seules
Des jours tapageurs
Elles ont mal aux cheveux
Mal aux tresses longues
Mal aux perruques blondes
Mal aux extensions
Mal aux coiffeurs
Depuis Christophe Colomb
Elles ne savent plus
Elles veulent secouer leurs mèches
Elles ne savent plus qui elles sont
Elles rêvent d’être
De trouver l’homme qu’il faut
D’avoir l’enfant qu’il faut
D’habiter la maison qu’il faut
De conduire la voiture qu’il faut
Croyant que le bonheur est une robe
Ou une paire de chaussures
Ou un homme qui paie sa solitude
Ou une femme maquillée
Un enfant bout de chou
Un enfant miroir
Un enfant gadget
Elles tournent dans la ville
En quête du petit rien
Du pas très cher
Et finissent par acheter leur vie en solde

4.
Aux carrefours
Des tambours éclosent le samedi
Les mains s’envolent
Conjurent la mémoire
Roulent une dissidence
Un tournoi de taureaux
Dans la ville-savane
Une calebasse tendre aux mains
Secoue le soleil
Je regarde celui qui déchire la pluie
J’entends celui qui parle à ce pays perdu
La voix du répondeur prend la ville par le bras
Je ne suis qu’un passant sans miroir
Que la ville reflète
Je galope sur mon cœur
Et l’orage éclate comme une noix de pistache
Tambour d’accueil
Accoucheur de lumière
Quand la ville se fait flamme
D’un midi trépané
J’ai rencontré samedi
Dans une peau de tambour
Il m’a dit au-revoir
La ville va s’endormir cet après-midi
Sur sa révolte

5.
Les rues sont à l’équerre comme un rêve de charpentier. Elles s’attardent sous les balcons, tranchent le fruit de l’ombre et digèrent le soleil.
Des portes scellent les secrets de famille. De vieilles maisons ont épousé le temps. Abandonnées, elles murmurent une odeur de bois mort qui ne veut pas mourir.
Parfois une touffe d’herbe essaie une louange. Insolite baiser de verdure!
J’aime ces petites maisons coincées dans leurs histoires. Elles racontent des craquements de cyclones, des fumées d’incendies, témoignent de nos vies emmêlées à l’enfance de la ville. Elles sont des nostalgies que vient blesser l’oubli.
Maisons sans héritiers et qui se souviennent pour nous du temps des tinettes et de l’eau des fontaines. Elles nous protègent de nous accroire comme une grand-mère qui ne triche pas.
Maisons de familles nombreuses au nombril exilé dont les boîtes aux lettres pleurent des larmes rouillées. Elles furent jadis un toit où les contes de la pluie effilaient leurs paroles d’eau vive.
Elles ont  fermé leurs paupières sur les cris des enfants, le miroir tendre d’une mère et le silence grave du père et perdues dans la ville, elles s’éteignent comme de vieilles chiennes que l’amour a usées.

6.
Et c’est toujours la ville qui n’a jamais su être mer malgré la darse qui lèche ses orteils et le cri lent des paquebots à l’heure des déchirures.
La mer brode ses rêves sur un mouchoir de poche. Elle nous arrive sans vague en femme paisible dont la jupe balance une danse d’oiseaux suspendus.
Mais ce n’est pas un bord de mer ni même une plage. C’est un entour comme un drap de lumière que le vent remue d’une main de servante fatiguée.
Et la terre pour l’accueillir change de nom. C’est sa ruse! Elle dit la Darse, le Carénage, Lauricisque sans jamais dire la mer par peur d’un raz-de-marée.
Des îlets montent la garde, petits chevaux à crinière touffue que l’on voit de profil. Incertains d’exister telles des demeures de poupées ou des voix de poètes. Elles tiennent pourtant les clés de la ville dans un soleil couchant quand les phares soulèvent l’horizon à hauteur de prières.
Et c’est commerce de poissons aux lèvres de la Darse. A même des barques ou des étals ou des glacières, les mille robes de la mer scintillent sous leurs écailles. Créole à la criée! La ville s’offre là un désir d’eau salée et de royaume sous-marin.
Et c’est commerce de chair au Carénage! La mer plurielle chante sa joie et les langues tressent les îles dans une danse d’amants furtifs et voraces de l’instant. Les femmes sèment dans la nuit un parfum d’eau salée et de vagues dépliées…Eventail du désir accordé au vent du large…Clandestines poignardées…
Lauricisque a des douceurs de lac. Chez Dolmar le poisson du jour en sauce court-bouillon est une lumière salée. En bouche, le piment rêve…J’ai pris un punch sec pour ouvrir le ciel. J’écoute le va et vient des paroles car manger sans parler offense l’amitié. On dit En bas tôle la! La ville rit de bon cœur.

7.
Il y avait une fois un bateau oublié là
Une île métallique
Un cadeau du cyclone
Un morceau d’ailleurs
Une armure du vent
Je voyageais dans son silence
Je faisais le tour de ses songes
En caressant sa silhouette
Je m’embarquais dans sa rouille
Il me rappelait que partir c’est revenir
Il y avait une fois un bateau oublié là
Loin tout près de moi
Le temps l’a dépecé en ferraille obscène
J’entends encore sa plainte
De fantôme blessé
Dis-moi la ville pourquoi
Mourir peut ressembler à un oubli

8.
La rue longe les quais. Les entrepôts sont morts et l’odeur des caisses est morte aussi. Morue salée, sac de riz ou de farine de froment (on disait farine-France, pomme-France!) n’ont pas laissé d’empreinte. La mer s’est refermée comme une porte cochère. Elle n’a plus toute sa tête. Les bateaux de croisière conversent avec les tours. Ils élèvent un mur de touristes joyeux qui nous regardent d’en haut. Qu’ont-ils à faire de la ville sinon l’escale des chimères? Qu’ont-ils à faire de nos îles? Nous ne sommes plus des doudous ni des oiseaux des îles…Je marche entre parking, sex-shop et boutiques de luxe. La rue fait semblant de vivre. Elle n’a plus de visage pour célébrer la mer. Ici la ville emprisonne le large derrière les lances des grilles. La nuit dort sur un banc trop étroit pour ses rêves. Les étoiles ont blanchi mes cheveux et la ville est mon dernier testament. Je lègue les quais au paquebot de mon enfance, au monologue de la mer et au tango des voiles.  Ce soir la rue se confesse à la lune. Une femme a poussé sur le trottoir comme une larme sur une joue. La rue ne sait pas pleurer alors elle donne sa langue aux chiens.  Au bout de la rue un hôtel fait son mea culpa. Il s’appelle Saint-John Perse! La poésie dira pourquoi…

9.
Et c’est la Place de la Victoire!
Mains ouvertes comme un livre de bord
Soleil lavé
A l’ombre bleue des sabliers
L’enfance
En rafales d’étoiles mortes
M’attend sur un banc de sénateurs
Elle porte son deuil à voix basse
J’écoute
Tourbillon de jazz
Les chaudes larmes des fleurs

Place de la joie
Où l’arc-en-ciel se désaltère
A tous les bars de la mémoire
A toutes  plaies des îles lointaines
Une parole longue fait sa ruche
Une femme assise rumine le jour
Et vend des pistaches grillées
L’odeur du rhum étourdit les terrasses

J’allume la mèche de mon enfance
C’était pays de rêves et de douceurs
De boules vertes de Snow-ball
Un chant de veille et de saisons perdues
Les paroles avaient le poids des feuilles

Place de la victoire
L’œil fixe d’un kiosque
Etincelle une joie de tambour
Je me souviens d’un jet d’eau
Aux doigts surpris
D’un carnaval en feuilles de bananier
Et d’un masque dont les cornes crevaient
Les persiennes
La lune allait au cinéma
L’enfance était une cérémonie de lumière

On dit La Place comme une planète à part
Un monde de grandes folies
Et de révoltes enfouies

10.
La ville est plus forte que nos songes. Elle va et vient en rituel de fourmis. Et qui de nous saisit la barre de ses humeurs connaît l’ivresse de sa colère et la comédie de son rire. Qui se souvient des fusillés et de ce sang du mois de mai? A coups de conques en voltige elle bat l’appel des vaillants.
Et la ville est rumeur aux mirages des faubourgs. Elle dicte sa peur aux familles. Tout-monde a vu ! Tout-monde a dit! L’heure de minuit livre sa proie et songe à l’homme cruel aux femmes nues. Nous redirons l’homme-au-bâton comme un refrain de nos légendes.
Et la ville est arbre où se frottent les tôles et branches qui  offrent des fruits aux voisins. Enfances ! Des monstres- locomotives traversent nos enfances. Elles avaient des mains de cannes à sucre et des ferveurs de courses. Les rails tout luisants comme des cranes chauves coupaient la ville en deux parts de rêve. Courir après!

11.
Le grand souffle de Darboussier bouscule le quartier. Forêt de métal où vont et viennent des bras couleur d’orage et de colère. Un chapeau de fumée répand sa cendre. Les yeux boivent le feu et la sueur jubile. Il fait fureur de vivre dans les chaudières de l’âme. Une mobylette grenat fait le tour du temps. Elle a rendez-vous avec une femme. Et les voir accorés sur la béquille d’une parole basse, cherchant la vérité de leur corps, soulève jusqu’au ciel le chalumeau du désir. L’usine a des entrailles de vapeur et de vesou fumant. C’est volupté !  L’air s’est gorgé d’une odeur de mélasse. Et je suis fils de la sirène au long cours où midi vient tremper un doigt inquiet. C’est l’heure des gamelles et des timbales de fer. La ville stupéfaite se vide de sa houle. L’enfant range son cerceau las d’avoir fait rouler le monde. Les murs ébrèchent leur ombre comme un coutelas. Midi connaît la douceur  de flotter sur la ville en tricot de peau. Le rhum est un buisson ardent, il allume les mystères, lave les péchés et fait le tour de la misère. Dis-leur que sans le rhum il ferait froid à midi. Si fragile serait la folie. Force! Nous hélons force quand un homme tombe et s’enroule dans le malheur. L’usine est parfois de mèche avec le malheur. Les soirs de paye  flambent les dés en grain d’espoir. L’amour bat la semelle des chimères. Toute femme qui vive est une abeille folle au bas de la source.

12.
Les chemins sont perdus dans l’entrelacs des lakous. Fenêtres contre fenêtres vont les cases déposées. Paroles sinueuses des commères. Jurons contre jurons vont les amazones au bois debout et tant de fièvres décomptent les étoiles. Bêtes de nuit encerclent les lampes du cœur. Quelque chose de campagne demeure sous la peau des faubourgs.
Les chemins sont perdus au fond des culs-de-sac. Les malheureux n’ont pas d’adresse et les ruelles ont des noms de poème. Tout s’entremêle en jeux de basse-cour. La boue encore aux pieds me relie aux pluies voraces. L’eau attend le soleil comme une femme fidèle. La case est une saison de terre comblée, une raison de lutter contre les tourbillons de la déveine.
Les chemins sont perdus. Les temps présents sont des temps de drogués. La tête fout le camp et broute l’herbe à mourir. Je dis bonjour au jeune homme maigre. Depuis longtemps il a voyagé dans l’autre bord. Il voit des diables et allonge la hauteur de son délire. Pour lui la lune est un pétard, un œil qui se dilate, un monde rouge et qui chante Bob Marley. Il a faim de quelque chose qui n’a pas de nom. L’odeur traverse sa tête comme un nuage.
Les chemins sont perdus voici venu le temps des escaliers, des ascenseurs et des solitudes verticales.

13.
La ville me dit d’écrire que son passé est d’incendies, d’inondations, de tremblements de terre et d’épidémies. Calamités!
La ville me dit qu’elle fut marchande avant d’être belle et qu’elle fut colère avant d’être lumière.
Elle sait être ville-chien aux abords du marché ou dame courtisane au passage des touristes et ses rues sont des bras qui étreignent les matins. Elle ouvre ses rideaux comme des yeux d’aveugle et répand des mirages dans les cheveux des femmes.
La ville m’a dit d’écrire qu’elle n’a pas de colline mais qu’elle est fille de deux mornes, que l’église Massabielle est un doigt pointé qui appelle le ciel.
La ville m’a dit d’écrire qu’elle se fiche des grandes villes, qu’elle est une petite noix, une petite fourmi folle qui croit à sa beauté et même si elle met des voitures en bouteilles elle  refuse d’être le nombril de la terre.
La ville m’a dit d’écrire qu’elle est couleurs et que les étoiles ont poudré ses paupières et qu’elle se promène dans les yeux des passants. Elle n’a pas d’amoureux qui se tiennent par la main et qui s’embrassent en plein jour. Elle n’a que des désirs qui rongent les mots d’amour. Elle n’a pas d’oiseaux  pour lui donner des ailes. Elle n’a pas d’oiseaux mais elle a des chansons que l’on vendait parfois comme des petits pains. Elle n’a pas d’oiseaux mais elle a des musiciens  qui font le guet et caressent la nuit quand elle se déshabille.
La vie m’a dit d’écrire qu’elle est fruit de la foudre, saveur d’ile ancienne  et de présages nouveaux.
La ville m’a dit d’écrire qu’elle est jardin de mots. Les crieurs l’ont criée jusqu’à la démesure et leurs voix sont celles des conteurs d’antan sur le bord de nos rêves.
Les mots des amants brûlent  les lèvres du jour. Ils ont donné rendez-vous à la ville dans une chanson de chair. Ecoutez ! Ecoutez ! La ville parle d’utopie et fait son plein  de voyances. Ecoutez ! Ecoutez ! Il y a toujours un fou pour  déchirer les mots ! Il dévoile les secrets que murmurent les tôles : la vie toujours trop chère  et les vendeuses trop belles.
Les mots des marchandes font l’amour à la ville. Mots d’épices et de bois bandé. Odeur des mots à visage de mangue. 
La ville m’a dit d’écrire sur le dos des trottoirs…

14.
Je m’appelle Pointe-à-Pitre et je viens de très loin. Mes ancêtres ont tressé la corde des milles douleurs et mon père s’est perdu dans les plis de la mer. J’ai poussé dans un jardin de cases  et j’ai vu arriver des radeaux de peuples à la dérive. Des eaux salées…
Je m’appelle Pointe-à-Pitre et j’ai des yeux couleur sépia. Nul photographe n’a capturé mon âme et nul poète n’a habillé mon corps. Je vais nue parmi les tours nouvelles laissant voir mon cœur comme une bouée sonore. Ceux qui m’espèrent ont des costumes de carnaval. Ils avancent dans la jungle les mains pleines d’îles et leurs regards de fauve trouent le sang du passé.
Je m’appelle Pointe-à-Pitre et je suis fille de la foule et sœur de l’humain. Qu’importe quand je suis née, je vais sonner les cloches des temps nouveaux.

15.
En bas voûte là
On dit en bas voûte là
Un tunnel où l’ombre stagne
Ou un pont nostalgique
Un petit rien au bout de l’errance
On dirait la part obscure
D’un demi-cercle
D’un éventail
D’un miroir aux Esprits
En bas voûte là
On dit en bas voûte là
Un passage
Une passe pour la peur
Une solitude toute sombre
Par où s’évade la ville
Il y a quelque chose de tragique
Sous cette voûte
Qui rend le jour plus triste
Et si plein d’inquiétude
On dirait un anneau de pierre humide
Un temps mort dans la nuit
Une sentence du passé
Lorsque l’enfance
Traîne ses valises
Dans chaque ride
En bas voûte là
On dit en bas voûte là
Un petit rien d’émotion
Quand le ciel baisse la tête
Quand le vent freine son chant
Et que les murs pleurent
En bas voûte là est une énigme
Un secret chuchoté
Un tombeau ouvert
Une archive pudique

16.
La ville s’endort tôt
Elle n’a pas de nuit
Les rues se dénudent
Et s’abandonnent au silence
Les chiens font chiens
Les balcons content leur chagrin
La ville semble si seule
Debout dans la nuit
Pas même un papillon ne mange la lumière
La ville s’endort tôt
Elle s’enroule sur elle-même
Comme une scolopendre
Et se laisse empailler doucement
Par ses rêves
La ville respecte la nuit
Comme une idole fragile
Elle dort avec ses morts
Blottie dans son histoire
 Elle retire ses pieds
Jusqu’à mourir  de nuit

17.
On la traverse par un tour de magie
Et peu importe qu’elle mêle une cuirasse de béton
A sa fragilité
Et quand elle porte des locks c’est qu’elle délace un rêve
La Caraïbe l’appelle à danser toutes les langues
Donnons-lui notre poing pour en faire une colère
Chaque matin lèche ses plaies
Ouvre le parapluie des arbres
Je me souviens d’un matin étourdi
Tombé comme un oiseau dans le nid de la ville
Le soleil a ouvert ses pétales de rose
Et la mer a gémi  une mélancolie
Le temps s’est allumé sur les toits
La ville a étiré ses rues
Et s’est remise à vivre 
A pas de femme
Elle chante sa lumière
Et accorde son cœur à une pluie passagère
J’ai dit la ville sans pouvoir l’inventer
Elle est jazz
Fête des cuisinières
Centre des arts
Empreinte de poètes
Trace des mangroves
En ce matin si doux
La mer sort son miroir absolu
Et regarde naître le jour
Sur le seuil de la ville
Et voici qu’elle se lève
Tout en remue-ménage de mots
Dans un souffle déclos
Les voitures grignotent son ventre
Etouffent sa gorge
S’entremêlent aux passants
Boivent l’air
Et la ville se cambre sous leur poids 
La vie exulte comme une fourmilière
S’enracine aux flancs de la ville
Et mesure sa soif aux devantures
Le jour a jeté l’ancre
Sous un ciel tapageur
J’ai dit la ville sans pouvoir l’inventer

18.
La rue Frébault est un couteau
Une lame de lumière bouillante
Un festival de jeunes en transe
Une pirogue ivre
Une vallée pleine de marchandises
Une messe de tissus de chaussures et de bijoux
Une volière dérangée
Elle a prêté serment au commerce
A la couleur des robes
Au fuselage des jeans
Au roulement des fesses
La rue Frébault est un radeau
Une savane en crue
Un petit fleuve créole
J’ai dit bonjour
Au cloueur de chaussures
Au vendeur de montres
A l’haïtienne qui fait le guet
Au syrien
Au libanais
A l’italien
A l’indien
J’ai dit bonjour
Au feu d’artifice des nations
A la débrouille des ailleurs
J’ai dit bonjour à ma diversité
Nous avons inventé une langue
Migré vers la musique
Et nous avons fini par dire nous
La rue Frébault c’est nous
Une rue intrépide
Une rue du commencement
Une rue passerelle
Une rue libre où les yeux sont des drapeaux
La rue Frébault est un pays
J’ai dit bonjour à son voilier
Au ventre nu des femmes
Au piercing
Au tatouage sur l’épaule des songes
Au bonnet du rasta
Aux mille coiffures du jour afro
Bonjour voyage
Bonjour marelle du monde
C’est une petite rue
Où la lave s’étourdit
Où l’or fait le trottoir
Une petite rue modeste et fière
Charnelle
Démente
Vorace et patiente comme une fleur carnivore
J’ai dit bonjour!

19.
Les voyageurs disent que ce n’est pas une ville. Qu’elle est coincée dans ses vêtements. Qu’elle manque de faste et d’arrogance. Qu’elle se néglige!
Ils voudraient qu’elle se mette du rouge aux lèvres, qu’elle repeigne ses façades, qu’elle s’offre des surprises, des rues piétonnes et des luxures de ville. Qu’elle vive le soir et qu’elle fasse la fête. Qu’elle secoue sa crinière, qu’elle change le nom de ses rues. Qu’elle devienne ville-gâteau ou ville-sorcière. Qu’elle libère les artistes et qu’elle ouvre ses ailes.
Les voyageurs disent sans connaître le passé!
Ils ne connaissent pas la chair de la mangrove ni ses échasses de flamands rose ni sa boue saumâtre.
Ils ne connaissent pas le canal Vatable ni ses mains d’esclaves ni sa trouée d’encre, ni sa balafre.
Ils ne connaissent pas l’assainissement ni les cases qui voyagent à l’arrière des camions.
Ils ne connaissent pas les fantômes de cette ville coloniale.
Elle a germé, la ville, d’un magma de misère et d’un maigre cadastre, d’une eau trouble, d’une aurore cassée. Ce n’était qu’un comptoir, qu’une maison de passe, qu’un enclos, qu’un caillot, qu’une dissidence, qu’une blessure ouverte de l’histoire.
Et nous avons lutté pour qu’elle pousse aux pieds des marées et nous avons comblé nos peurs et nos ignorances.
Et nous avons construit des maisons hautes et basses au fur et à mesure que nous nous construisions.
Et nous sentions la morue salée et le hareng-saur et nous avons demandé au sport, à la culture, à la politique de nous aider à faire une ville-nénuphar.
Nous n’avons jamais été le nouveau-monde mais une île-marchandise. Et pourtant nous sommes!

20.
Fonds Laugier est une barque
La falaise lève sa voile calcaire
Au-dessus des toits
On dirait la cour du roi du Carnaval
Et j’ai vu ce vieux fier de sa Peugeot 203
Un jardin suspendu
Une case ouverte par où passe la vie
Et toute la nostalgie des familles envolées
L’on parle de Saint Jean et de sa jambe de bois
Des moko-djombis
De la limonaderie et du matelassier
Mais le temps est parti en fermant ses portes
C’est un quartier où l’amour tient debout
Où l’on se donne la main
Où l’on se dit bonjour
Où la voix de Coquerel appelle le soleil
Où la fontaine coule pour laver la misère
Un arbre à pain donne l’heure de la sieste
Des dominos parlent au bout des doigts
Coquerel chante toujours
Un grain de blues dans la voix
Il a peur de la vie
La vie a peur de lui
Le carnaval est dans les reins des filles
Les tambours vont sortir
Fonds Laugier a le sang chaud
Comme un four à charbon
C’est un bon quartier monsieur
Tout le monde se connaît
Et même les morceaux d’îles
Font un pont d’amitié
C’est un bon quartier
Les tambours vont parler
Les conques font vibrer la mémoire
Et Coquerel va chanter au fond de sa chambre
Sa voix est une colère
Une guerre déclarée et qui déchire sa gorge
Un amour bourdonnant
Dans la ruche du soir
Fonds Laugier est un pays
J’ai traversé une rue morte
Les arbres mangeaient la lumière
Des blocs de pierres blanches
S’étaient endormis comme des hippopotames
Mais nous résistons monsieur
Nous ne saurions vivre ailleurs
Alors le quartier tient raide la vie
Coupe les cheveux des arbres
Repeint une maison
Et la vie donne le sein à la rue
Sous le corsage gonflé d’une femme qui passe
Coquerel chante la vie…
La pluie fait l’amour aux tôles sur le toit
C’est un bon quartier monsieur
Mais nous n’aimons pas les reportages
Ils ne nous respectent pas
Fonds Laugier est un poème
Au bout de la ville

21.
Dessine-moi la ville
Dirait le Petit Prince
Mais c’est la ville qui me dessine
Elle gère ses rêves dans mes yeux
Et mes yeux la regardent
Ma pauvresse
Ma princesse
Ma nostalgique
Et je mords dans sa fièvre
Dans sa rage de vivre
Et dessous les balcons où coule sa parole
Un morceau de fraîcheur résiste
Dessine-moi la ville
C’est une histoire de violon
Et de cathédrale
De fleurs que l’on vend dans des seaux
D’un voyageur fou d’amour
De crieurs de journaux
Qui poignait un racoon
De rues où l’histoire fait sa ronde
De grèves
De Mai 1967
De Bas-de-la-source
De la grotte de Notre Dame de Lourdes
Et de Lycée Carnot
Ma pauvresse
Ma princesse
Comment te dessiner
Tu t’effaces comme un visage dans l’eau
Et puis tu reviens épouser mes jours
Le Plazza n’est plus
Et l’usine d’Arboussier ne respire plus

22.
Je ne demande plus aux arbres de me prêter leurs rêves
Ni aux enseignes d’illuminer mes nuits
Je ne suis qu’un passant qui traîne son enfance
Comme un vieux jouet
La ville m’a fait serment de boire mes poèmes
Elle porte sur ses épaules des immeubles nouveaux
Qu’elle a peint de chair vive
Et de miracles d’enfants
Pointe-à-Pitre
Je navigue par tes rues
Et je tangue sur le temps
Il y a un verre à boire
Un sandwich au maquereau
Un ami qui me croise
L’espace d’une parole
Une femme qui passe sur les talons d’un songe
La ville qui s’amarre au soleil
Mémoire ouverte
Allongée dans la darse
Elle  va son chemin de marées folles
Et soudain
Bâtit sa solitude sur les ailes de la nuit
Pointe-à-Pitre
J’ai fait pour toi le plein d’étoiles
De sueur rouge
D’amour
De poussières chimériques
Ma ville lovée dans sa nuit
Comme un serpent qui dort
Ma ville-tendresse
Aux pétales de rires
Petite ville  créole
Je te porte dans ma main
Petit coquillage  empli de mille soleils
Petite ville tourmentée par son propre secret
Ma Pointe-à-Pitre
Je remonte l’horloge des rues
Et m’invente avec toi un convoi de paroles

23.
Un essaim d’abeilles métalliques
Bourdonne à éclater la lumière
Et la nasse des rues emprisonne les caillots de ma mémoire
Et j’ai versé trois larmes pour les morts d’antan
Les morts anonymes dont les os nous conjurent
D’aimer les sabliers
Le soulèvement des rêves
Et le signe de croix des marchandes de fleurs
Le vent dévide les feuilles mortes
Les murs coagulent les mots de la colère
Ils rappent
Ils slamment
Le sang des fresques
Les graffitis
Ils crient le désespoir des jeunes
Le temps à contretemps
L’arbre à sève de violence
Ils crient
Les murs étalent leurs viscères couleur de tags
Et de brûlures fermentées
La ville n’a pas fermé les yeux
Depuis le temps des golomines
Et ses paupières nouvelles ont pris la relève
Les murs sont las d’accoucher nos rêves
Et de remonter les courants de nos peurs

24.
J’ai tant appris sur les trottoirs
Le temps des billes de cristal
Le violon aux notes aigres
Les filles aux reins fragiles
Et les émeutes en jet de conques
Je regarde survivre les cloueurs du temps
Leurs mains rivées aux semelles
J’entends encore le bruit des diables sur le marché
Les triporteurs ont disparu
Et mon enfance fouille les souvenirs
La place a fait peau neuve
Comme une veuve remariée
Tant d’étoiles sont mortes dans la darse
Que  le pays a soif d’un autre ciel
D’autres immeubles jettent leurs ombres
Dans mes bras
Mais ne m’arrêtez pas
J’ai rendez-vous avec ma ville
Ses coiffeurs
Ses maisons de poupée
Les angles de ses rues
Les folies savantes du petit peuple
Ses souvenirs de crieurs de journaux
Ne m’arrêtez pas
Ma ville s’est ouverte à mon pèlerinage

25.
Les sabliers m’ont livré leurs secrets
Ils m’ont dit que la ville repose sur leurs épaules
Et qu’ils ont beau voyager dans le ciel
Ils ne peuvent oublier leurs racines
Que Pointe-à-Pitre ne mourra pas
Que même les yeux nostalgiques
Regardent demain et confectionnent le temps
Ils m’ont dit
Qu’elle s’installe en nous comme un cœur
Ville-papillon
A l’étroit dans sa fleur
Ville-poésie
Si large dans ses mots
Qu’elle tire sa force de la mer
Assise à ses côtés
Qu’elle a traversé les cyclones
Les tremblements de terre
Les incendies
A pieds nus
Qu’elle connaît son désordre et sa fièvre
Ses poètes
Ses chansons
Les mendiants qui déposent la lumière du soleil
Sur un carton de nuit
Les putains que la nuit creuse sans répit
Les petits restaurants où la vie fait l’amour
Les frontières poreuses du plaisir
Les seins crémeux d’une marchande de sorbet
Les sabliers m’ont livré leurs secrets
Ils m’ont dit
Que Pointe-à-Pitre c’est la Guadeloupe
Un cœur pétri de légendes et de contes
L’anneau des désirades
Un rhum sec et turbulent
Une odeur de mangroves et d’aisselles
Un nombril lumineux
Une cadence où vibrent les tourbillons du passé
Et les fureurs d’aujourd’hui
Qu’on pouvait lire dans ses entrailles
L’inclinaison du jour
Sur les toits de tôles
Les feuilles de l’arbre-à-pain qui allaite une cour
Le chant du coq qui n’a rien oublié
Des écorchures de l’aube
Ni de l’odeur du café noir
Les sabliers m’ont dit
Il n’y a pas de petites villes
La ville est une âme fabuleuse
Un beau livre d’histoire
Regarde ta ville
Tu verras ton visage.
 

 Viré monté