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Mai 67 raconté aux jeunes
10 mai 2007
D'ici, stupéfié et pétrifié j'ai tout vu ce vendredi 26 mai 1967... (Le mur-temoin). Photo F. Palli.
La voix de mon grand-père sonna comme un coup de clairon. Je ne pus m’empêcher de réprimer un mouvement de mauvaise humeur. J’avais mes affaires à faire et je sentais que cette voix là n’aurait toléré aucune discussion ni aucune dérobade. Il me fallait m’exécuter. Depuis qu’il est à la retraite, grand-père n’arrête pas de remuer de vieux papiers, des souvenirs, comme si, pour lui, l’heure était venue de passer en revue les grands moments de sa vie. Rien d’extraordinaire à mes yeux. C’était un Guadeloupéen comme les autres. Il portait bien ses 70 ans avec le corps de quelqu’un qui n’avait jamais couru devant le travail et qui savait ce qu’il voulait sur cette terre où nous ne faisons que passer. On pouvait lire sur son visage une certaine fierté d’avoir honoré son contrat avec sa famille, son pays et lui-même. N’avait-il pas, né au plus bas de la misère, réussi à élever dignement ses deux enfants, à construire une belle villa entourée d’un superbe verger, à aimer sa femme Anadine d’un amour solide qui se passait de grandes démonstrations mais qui coulait en eux comme l’eau d’une rivière. Parfois, je le voyais s’envoler dans de longues méditations ponctuées de gros soupirs. Je devinais alors qu’il revivait un mauvais moment, une passe difficile dans laquelle certains hommes se perdent.
Il m’emmena dans son bureau. Une petite pièce construite en dehors de la villa où il pouvait s’isoler sans entendre les taquineries d’Anadine, sans affronter ses colères, sans endurer le flot de paroles qui sortait de sa bouche du matin au soir. Peut-être voulait-il simplement se retrouver avec lui-même pour savourer un brin de solitude. C’est vrai que c’était le royaume du désordre. Des livres traînaient par terre. Des journaux entassés dans des coins conservaient la mémoire du temps. Des dossiers, mal ficelés, reposaient là où ils pouvaient, des photos congelaient l’instant. L’une d’elle attira mon attention.
Elle montrait un homme jeune aux yeux fixes et brillants, les lèvres entourées d’une forte moustache qui rejoignait la barbe du menton pour dessiner un cercle. Les sourcils bien dessinés soulignaient l’expression volontaire du regard. Les cheveux coiffaient un large front concentré sur un rêve que je ne pouvais connaître.
C’est qui, ce monsieur là?
Grand-père, fit semblant de ne pas entendre ma question.
C’est qui, ce monsieur là?
Il s’appelait Nestor?
Et pourquoi as-tu sa photo? C’est un parent ? Tu ne m’en as jamais parlé?
C’était un ami!
C’était?
Oui, c’était? Il est mort depuis longtemps?
Quand?
Le 26 mai 1967!
Houlala ! Ca fait un paquet de temps ça!
Comment un paquet de temps? C’est hier!
Grand-père et moi, nous n’avons jamais eu la même lecture du temps. Les mots, hier, avant, temps-longtemps, ne sonnaient pas de la même façon dans nos oreilles. Pour moi, tout ça représentait une autre époque, une autre Guadeloupe que j’avais du mal à imaginer et, souvent, je demeurais incrédule, en écoutant les récits qu’il me faisait sur tel ou tel évènement. Comment le temps pouvait-il s’étirer de cette manière et parfois se casser d’une génération à l’autre? C’était un mystère pour moi.
Hier? Tu me charries grand-père!
Si je te dis hier, c’est que c’est hier! Tu vis le nez collé sur l’instant! Tu as déjà oublié ce que tu as fait en sortant de ton lit ce matin! C’est pourquoi, vous autres, vous êtes flots comme une bouteille vide. Vous ne connaissez rien…Le temps vous traverse comme la farine traverse le tamis.
Et voilà! Grand-père était reparti dans ses grands discours! Je n’aimais pas ça. J’avais l’impression qu’il cherchait à me culpabiliser pour une faute que je n’avais pas commise. Ce n’était de ma faute si j’étais né après lui!
Chacun vit avec son temps! il n’y avait pas Internet avant! Et ce Nestor, comment il est mort?
Là, j’ai vu les yeux de grand-père se mouiller d’un seul coup. Ils sont devenus rouges. Il a ouvert la bouche comme un poisson qui manque d’air. Sa voix s’est cassée. Il a plongé dans un silence et lorsqu’il a pu, il a sorti:
Comment? Personne ne t’a jamais parlé de Mai 67?
Mais non!
Tu ne connais rien alors!
Rien de rien!
Je sentais qu’une vive émotion bousculait son cœur. Il me regarda comme s’il ne me voyait plus. Puis d’une voix basse de personne à confesse, il m’a dit:
Je vais te raconter…
Raconter quoi!
Ecoute-moi bien! Je vais te raconter mai 67 en Guadeloupe.
La Guadeloupe de 1967, n’était pas la Guadeloupe d’aujourd’hui. Elle n’avait pas encore pris le virage de la «modernité» comme vous dites. Tu ne peux pas imaginer comment les choses ont changer en si peu de temps! Le pays sauçait dans la misère. Les champs de cannes couvraient une bonne partie du territoire. Ils bouffaient la sueur des nègres et des indiens, fatiguaient le soleil lui-même, procuraient une toute petite monnaie à celles et ceux qui travaillaient raidement. Souvent le peu d’argent mettait du pleurer sur les joues des mères de famille. Elles avaient beau porter toute sorte de manœuvre pour nourrir leurs enfants, elles ne voyaient aucune espérance devant elles. Moi-même, j’étais manœuvre maçon. Cela veut dire que les brouettes durcissaient mes mains, que les sacs de ciment cassaient mon dos, que j’avais les tempes maigres.
Grand-père. C’est ce que je n’aime pas avec toi! Tu es toujours en train d’exagérer ! Alors tu veux me faire croire que c’était l’esclavage ?
Si tu n’écoutes pas, tu ne vas rien comprendre! Les usines s’éteignaient les unes après les autres. En 1963, Roujol à Petit-Bourg! En 1964, Pirogue à Marie-Galante! En 1966 Courcelles à Sainte-Rose! En 1966, Marquisat à Capesterre! 4ans! 4 usines!
Et pourquoi fermait-on les usines?
Ce n’est pas «on» qui fermait les usines! Ce sont les usiniers, les sociétés anonymes, les gros messieurs de la Martinique et de la Guadeloupe! Ils voulaient opérer une concentration industrielle et mécaniser la coupe de la canne. Résultat 4'000 malheureux avaient perdu leur emploi et le chômage commençait à les désespérer. Les petits planteurs prenaient du fer tout bonnement! Alors beaucoup d’entre eux ont quitté les communes pour descendre à Pointe-à-Pitre persuadés que la vie aurait une autre couleur en ville.
La Pointe, ne pouvait même pas porter sa charge de débrouillards. Ils se démenaient comme ils pouvaient sur les chantiers, dans les commerces, etc. Elle se donnait de grands airs avec sa rénovation, mais son derrière était rapiécé. L’eau sale montait dès les premières gouttes de pluie. Deux ou trois seulement voyaient couler l’eau d’un robinet. Waters, lavabos, douches étaient rares comme un nègre riche. On vendait des barres de glace, des pistaches grillés, des topinambours, des limonades Ripmil, des sandwichs au maquereau, des doucelettes et, bien souvent, la viande restait l’affaire du dimanche. Je dis bien pour les malheureux ! Ceux qui djobaient à droite et à gauche ! Ceux dont la femme traînait un gros pied. Ceux dont les enfants devenaient des apprentis. Ceux qui jonglaient avec un carnet de crédit dans les lolos. Ceux qui…Enfin, tu comprends ! Vieux nègres, marchandes de poisson, crieurs de journaux, ferreurs de chaussures devant Bata, aides de transports en commun, conducteurs de triporteurs, propriétaires de mobylettes…
La ville se grattait la tête en se demandant ce qu’elle allait faire de nous. Nous n’avons pas attendu sa réponse! Nous n’avions pas le temps! Nous avons pris les faubourgs, les cours Untel, les délaissés, les trous à rats, à crabes, les bas de la source…Tout ce qui pouvait s’habiter, se louer, s’occuper et nous avons déposé notre vie dedans. Autour de nous, une odeur d’huile, de rhum, d’urine, d’excréments, de tuff. L’odeur de la misère quoi! La misère vivait avec nous et nous vivions avec la misère. C’était comme ça! Des camions charroyaient nos cases! Dans tout ce va-et-vient nous essayions de coudre les deux bords de la vie. Moi, j’avais jeté mon corps à Lauricisque…
C’est bien Lauricisque!
Tu te moques de moi! Je te parle de Lauricisque en 1967! Enfin l’essentiel n’est pas là. Je trimais dans le bâtiment. J’étais un parmi les 10.000! Je travaillais 10 heures par jour sans paiement des heures supplémentaires, sans aucune mesure de sécurité et lorsque je jetais mon corps le soir sur mon vieux matelas en coton, je me sentais comme un esclave. Je réfléchissais…Je réfléchissais…
Tu réfléchissais! A quoi pensais-tu?
On sentait depuis longtemps monter une vieille odeur de colère. Une odeur de Soufrière mal lunée. Une odeur de mains vides, de têtes chargées, de fifine d’argent pour les uns et de jarre pleine pour les autres. Le monde bougeait, trébuchait sur ses jambes. Il était las de porter des injustices quotidiennes. Las même! Et, à sa manière, il hélait de toutes ses forces. Les Africains hissaient des drapeaux tout neufs. Les nègres américains mettaient le feu. Cassius Clay, Luther King, Malcom X mettaient la pression contre le racisme. Fidel Castro défiait les USA ! La guerre d’Algérie avait secoué bien des calebasses en Guadeloupe. La Guerre du Vietnam aussi. De Gaulle, lui-même, avait crié: «Vive le Québec libre!»
Qu’est-ce que tu veux dire?
Je veux dire que, petit comme nous sommes, nous faisons partie du monde. Un vent se levait contre l’injustice, contre le racisme, contre le colonialisme. Un jour, nous avons entendu une voix qui disait: Bonjour Monsieur l’Etat! Je suis Monsieur le G.O.N.G.! Je vais réveiller le peuple! Je vais secouer les cocotiers. Je vais semer des tracts. Je vais lutter pour l’indépendance nationale!
C’est quoi le G.O.N.G?
Le Groupe d’Organisation Nationale de la Guadeloupe est une organisation clandestine, fondée à Paris le 23 juin 1963 par des étudiants, des travailleurs immigrés, des soldats démobilisés de la Guerre d’Algérie. Elle a pour objectif l’édification d’un état souverain. Elle s’enracine en Guadeloupe en 1964 malgré son petit nombre de militants.
Pourquoi tu m’en parles?
Parce que beaucoup de gens vont croire que c’est le G.O.N.G. qui est responsable des évènements de mai 1967!
Enfin on y vient à ton fameux mai 1967!
Ouais on y vient! Je t’ai dit qu’un vent de colère soufflait sur la Guadeloupe. Tu vas t’en rendre compte avec l’affaire SNRSKY.
L’affaire SRNSKY! Mais grand-père, tu prends combien de détours comme ça! Tu dis mai 67, après tu parles de SNRSKY!
J’ai voulu que tu comprennes le contexte dans lequel s’inscrit mai 67. Je veux que tu comprennes que rien ne sort de rien. Donc l’affaire SRNSKY aide aussi à analyser mai 67.
Ah, bon!
Eh oui, mon cher! Le matin du lundi 20 mars 1967, un nommé SRNSKY, propriétaire du «Sans Pareil» à Basse-Terre a lâché son chien contre un ferreur de chaussures qui venait s’installer devant son magasin de chaussures. Un pauvre bougre, infirme de surcroît, qui s’appelait BALZINC. Le plus grave c’est que SRNSKY aurait dit à son berger allemand: «dis bonjour au nègre!».
Un attroupement indigné se forme devant le Sans Pareil. A son retour du commissariat où il a été porter plainte, BALZINC, trouve une véritable foule. SRNSKY, invité par la police à fermer son magasin, monte à l’étage et invective les policiers et injurie les Guadeloupéens. Autant jeter de l’huile sur le feu! Vers 12 heures, fous de rage, les gens chargent la devanture et saccagent tout ce qu’ils trouvent à l’intérieur. Il est des bobos qu’il ne faut pas gratter! Le chien est tué. La Mercedes de SNRSKY est jeté à la mer. Le Préfet, M. Bolotte appelle au calme mais jusqu’au soir les rues de Basse-Terre demeurent chaudes. Le 23 mars, dans la nuit de jeudi à vendredi, une charge de dynamite explose, à Pointe-à-Pitre devant un magasin de chaussures appartenant au frère de SRNSKY. Lui-même avait déjà quitté la Guadeloupe en cachette.
Donc les gens se sentaient méprisés par les blancs?
Dans nos pays, ces histoires de couleur de peau sont compliquées. Tu avais d’un côté des blancs riches ou supposés tels. De l’autre des Guadeloupéens qui luttaient pour gagner difficilement leur pain. Entre les deux des fonctionnaires qui semblaient à l’aise et puis quelques blancs fraîchement débarqués d’Algérie ou des anciennes colonies. Tout cela créait un mélange détonnant à cause d’un état d’esprit qui tendait à mépriser le nègre et les petits. Il y avait beaucoup de frustrations liées à cette «ambiance» assez coloniale.
C’est dans ce contexte qu’éclatèrent les évènements des 26 et 27 mai 1967.
Enfin on y est!
Ouais! On y est!
Grand-père alla chercher des vieux journaux de 1967. Jaunis, à demi déchirés, pleins de poussière, ils n’avaient pas grande allure. A partir de ce moment, il me racontait en me montrant, de temps à autre, une photo, un titre, un article. Et, je dois reconnaître que sa parole, ainsi illustrée, me bouleversait de plus en plus.
23 mars 1967, les ouvriers des entreprises Ghizoni et Zanella débrayent durant 2 jours pour réclamer une augmentation de salaire et près de 450 personnes défilent dans les rues.
Le 05 mai la Commission Paritaire se réunit sans arriver à une conclusion positive.
Les 24 et 25 mai des groupes se forment, on se prépare sur les chantiers à une large mobilisation.
Le vendredi 26 mai la direction syndicale de la C.G.T.G du bâtiment doit rencontrer le patronat dont le représentant est M; BRIZZARD, à la Chambre de Commerce de Pointe-à-Pitre. A cette réunion participe également l’Inspecteur du travail.
Depuis 6 heures de temps, les paroles se parlaient à la Chambre de Commerce. Comme la sœur Anne du conte, nous ne voyions rien venir.
Aux alentours de 13 heures, nous apprenons que les négociations sont suspendues. Monsieur Brizzard ne veut rien entendre! Ni 2% d’augmentation, ni parité en matière d’avantages sociaux. Rien ! En plus, une parole circule. Il aurait dit:«Lorsque les nègres auront faim, ils reprendront le travai »
Je me levais-couchais pour le patron. Je suais des prunes vertes pour le patron. Je me brûlais la gueule avec du rhum pour le patron. Sans compter les accidents du travail! Alors quand j’ai entendu cela, comme le millier d’autres, mon sang n’a fait qu’un tour.
Qui était ce Brizzard? Nous voulons le voir! Qu’il sorte s’il est un homme!
Pourquoi vouliez-vous le voir?
Parce que nous ne pouvions pas admettre qu’il refuse une petite augmentation de 2%. Parce que nos huit heures de travail ne nous rapportaient que 15, 96 Francs par jour ou tout au plus 21, 88 francs selon les catégories. Environ le prix de 5 litres de rhum! Parce qu’il nous méprisait. Parce que nous en avions marre de tant d’injustice!
Les forces de l’ordre étaient là ?
Bien sûr, le commissaire CANALES était là avec son haut-parleur. Ses hommes en uniforme bleu avec leur matraque étaient là devant la Chambre de Commerce. Ce qui a tout changé c’est que nous avons vu arriver une compagnie de C.R.S équipés de boucliers, armés de fusils. Une partie s’installe sur la Place de la Victoire devant la Sous-Préfecture, l’autre avance vers la Chambre de Commerce pour faciliter la sortie de Brizzard. Brusquement, ils chargent. Nous entendons les explosions des gaz lacrymogènes, nous recevons des coups de crosses de fusil, les matraques montent et descendent. Alors, nous ripostons avec rage. La Darse, le Quai Layrle, la rue Léonard, la Place de la Victoire s’embrasent.
Mais avec quoi ripostiez vous?
Avec presque rien! Des roches, des bouteilles, des conques de lambi. Nous lançons même les grenades lacrymogènes qui n’ont pas explosées. Pot de terre contre pot de fer…C’est alors que face au monument aux morts, des fusils se mettent à parler français. Jacques Nestor est touché grièvement. Il meurt à l’hôpital. Un autre à côté de lui était tombé raide mort.
Tu veux dire qu’on tuait les manifestants?
Ils nous tuaient!
La ville péta une colère. Elle éventra les magasins de deux armuriers (Petreluzzi-Questel et Boyer). Elle emporta des armes et des munitions et…elle partit au combat. C’était l’émeute. L’émeute c’est la guerre des malheureux! Sifflements de balles, détonations des fusils de chasse. Groupes pourchassés. Du feu! Du sang! C.R.S partout! Des gens se réfugiaient dans les couloirs des maisons. Ils sont tabassés. Des jeunes entrent dans la danse. Ils sont blessés.
A 17 heures 30, le maire de Pointe-à-Pitre, revêtu de son écharpe tricolore lance un appel au calme du côté du canal. Nous n’avions pas d’oreilles pour ça! Nous ne voulions rien entendre. Nous l’avons envoyé s’occuper de ses affaires. Nous l’avons conspué sans ménagement.
A 18 heures, il y avait déjà 29 blessés civils hospitalisés, 12 C.R.S et 4 gendarmes blessés.
Nous avons pris d’assaut UNIMAG et PRISUNIC et nous avons écrasé tout ce que nous pouvions. Les autres tiraient…tiraient… Alors nous nous sommes dit que c’était nègres contre blancs.
Pourquoi nègres contre blancs? C’est raciste ça!
Ecoute moi bien! La plupart des patrons étaient blancs. Les C.R.S étaient blancs. Les propriétaires des grands magasins étaient blancs. Le Préfet et le Sous-préfet étaient blancs. Canales était blanc. L’Inspecteur du travail était blanc. Nous ressentions une telle colère! A certains nous demandions de parler en créole. S’ils ne pouvaient pas, gare à eux! Des voitures brûlaient…Certaines rues étaient barrées avec des tuyaux de canalisation. Rafales. Tirs. Patrouilles. Mitrailleuses. Parachutistes. Képis rouges.
A 20 heures, le sieur Titéca-Beauport se réfugie à la gendarmerie de Miquel.
Le juge Combescur et deux guadeloupéens sont blessés.
Des renforts arrivent de la Martinique.
Le Préfet Bolotte revient à Pointe-à-Pitre pour diriger les opérations.
A 0heure 20, un couple de métropolitains circulant en voiture est la cible d’armes automatiques.
Pointe-à-Pitre a chaviré dans la violence, dans la peur, dans la révolte…
Là, Grand-père s’arrête et doucement, il pleure. Moi-même, je suis tout étourdi par ce que je viens d’apprendre. Pour me donner une contenance je feuillette les journaux. Des photos qui manquent de netteté, prises à la hâte dans le tourbillon des évènements. On y voir courir des C.R.S. On perçoit leur nervosité. Je trouve leur short un peu comique. Les matraques, les fusils, les boucliers sont là pour rappeler qu’il s’agit bien d’une répression. Il faut dompter la ville! Des voitures brûlées, sur l’une ‘elles on lit nettement l’inscription «Air France». Sur d’autres, des conques de lambis jonchent la rue…Personne n’est immobile. Malgré les années, les corps sont en mouvement. Vieilles photos qui projettent dans mon visage le souffle d’une rage…J’avoue qu’elles m’émeuvent. Je comprends maintenant que le temps n’est pas une coquille vide et que chaque arbre pourrait raconter une histoire. Notre histoire!
Comme s’il devinait mes pensées, grand-père poursuit…
Tu ne peux pas voir sur ces photos ce qui se passe à l’intérieur des gens, au fond de leurs entrailles.
Ces enfants qui, dans les cases, entendent le bruit des armes déchiquetant des chairs humaines, criblant les façades, lapidant l’idée même de l’homme. Ces enfants que leur mer tente de mettre à l’abri sous les «je vous salue Marie pleine de grâces…». Le mari n’est pas encore rentré et l’attente est teintée d’angoisse. Le voisin a disparu. Mon Dieu Seigneur, je demande miséricorde! Et dans la nuit, plus lourde que toutes les croix, l’éclair du malheur qui hache la vie.
Ces familles barricadées tandis que les trottoirs de Pointe-à-Pitre boivent le sang des émeutiers. Les forces de l’ordre, en ce 26 mai, ressemblent à des tigres aux abois. Ces pères humiliés de ne pas pouvoir porter secours à la nuit et dont la tête éclate d’impuissance. Ces vieux corps qui ont versé leur sang aux Dardanelles, à Verdun, en Alsace pour sauver la France. Ah, malgré ça!
Il y a l’odeur des dalots grouillant de golomines et de balles perdues. L’odeur de la ferraille brûlée et des caisses en flammes. L’odeur de ce mois de mai, mois des flamboyants en fleurs, qui entre déjà à reculons dans les mémoires. Longtemps une douleur intime la bâillonnera. L’odeur de la Darse remuée d’indignation devant ce cyclone en uniforme. L’odeur des vieilles histoires de nègres-marrons que l’on croyait enterrés et qui remontent comme des morts-vivants. Histoire de colonisés et de colonisateurs, de patrons et d’ouvriers comme si les chantiers n’étaient rien d’autre que des habitations. Ville et campagne entremêlent leurs souvenirs et Pointe-à-Pitre se souvient de la guillotine de Victor Hugues dressée sur la Place de la Victoire. L’odeur moite et tragique de La Pointe dont les tôles, rouillées d’effroi, ne savent plus si le ciel existe encore.
J’ai vu, moi ton grand-père, des lancer de pierre dignes des jeux olympiques. J’ai vu basculer dans la mort un jeune homme armé d’un fusil tellement vieux qu’il ressemblait à un jouet. J’ai vu des portes qui, furtivement, avalaient des blessés. J’ai vu flotter des voitures sur les bras de l’exaspération. J’ai vu d’autres voitures suspendues au bord du sacrifice et que l’on épargnait parce qu’elles appartenaient à tel ou tel commerçant bien connu. Même en pleine furie, la solidarité reconnaît les siens. J’ai vu un métropolitain que des guadeloupéens cachaient au fond d’une voiture, sous une couverture, afin qu’il puisse traverser les lignes de la rage. Beaucoup pensaient que c’était la fin…
La fin des doudous couleur de foulards et de madras…
La fin des bonnes à tout faire…
La fin du soleil à bon marché…
La fin des privilèges…
La fin des cocotiers…
La fin du Paradis…
La fin des yeux qui éteignent d’un regard de maître, de patron, de grand Blanc l’étincelle de la dignité.
Il y avait pourtant parmi eux de pauvres V.A.T avec des chaussures en plastique soucieux de comprendre cette société encayée dans les vestiges de l’esclavage.Ils reniflaient une odeur de pourri, de maldonne…Il faut toujours prendre garde au jour du malheur! Les bons paient pour les mauvais. Parfois l’histoire est aveugle et son bâton cogne sans demander passage.
Mais que voulaient vraiment les forces de l’ordre?
Dégager les artères. Ramener le calme. Faire taire la meute!
On dégage!
Des ambulances peureuses, des voitures particulières, prennent le chemin de l’hôpital…
On dégage!
De pauvres bougres y compris des riens à faire qui se trouvaient en ville pour acheter un de quoi, rencontrer une chère et tendre, acheter une paire de chaussures sont foudroyés. Bertin qui écoutait une radio portable pour prendre des nouvelles du désastre est cisaillé sur sa mobylette. Sans sommation! Les forces ont cru qu’il transmettait des ordres à un quelconque groupe. Une petite radio portable, lui a coûté la jambe. Un prof de gymnastique qui passait par là est mitraillé. Adieu carrière! Monsieur jambe coupée! Voilà ce qu’il est devenu! Aujourd’hui encore, il pleure mais les larmes ne font pas repousser les jambes…
Et puis, il y a la mort!
La mort bête qui transforme un homme en cadavre. La mort raide qu’on avale comme un rhum sec. La mort sadique qui prend son temps. La mort injuste qui s’est trompée de proie. La mort sans papa ni maman! Un lycéen? Un ouvrier! Un chômeur? Un passant? La mort ne se pose pas de question. La mort n’a pas d’ami. Elle fait ses courses vitement, pressée…
Quelle tristesse!
Tu peux le dire! Dans les cours (lakous), dans les cases des faubourgs, dans les dédales, les carénages, les mornes, les fonds, les sanglots font chorus. Les lamentations, même étouffées, chiffonnent les visages. Des mères incrédules refusent cette vérité. Des pères cassés savent que désormais la mort a un poids et qu’il faudra trébucher avec ça sur le dos comme une bosse. Des enfants qui ne comprennent rien à ses yeux que l’on ferme en soupirant. Des voisins éplorés, empesés dans leur compassion. Des veillées mortuaires, parfois à la sauvette, remplies d’inquiétude et de gravité lugubre.
Ce corps là, au milieu du lit! Il se demande ce qu’il fait là. Pleurer! On a beau caresser les cheveux, les paupières ne s’ouvriront plus. Chaussettes cousues. Un chapelet qui rappelle que ce n’est pas un chien… Courage Man Sonson! Prends courage! La nuit aboie encore après la mort.
Mais pourquoi tant de violences?
Tu sais, la violence accompagne certaine situation. Luther King, Malcom X aux U.S.A, Lumumba en Afrique…Ils s’imaginaient que c’était une affaire de G.O.N.G, d’indépendance, de déstabilisation, de C.I.A, de petite guerre d’Algérie, d’atteinte à la sûreté de l’Etat… Quelques travailleurs qui demandent quelques sous… Un ras le bol… Monsieur Michel ne veut pas bailler deux sous… Maman la grève m’a barré… Maman la grève m’a barré… Maman les zombis m’ont barré… Le vent s’est levé et il appelle les répondeurs… Aïe! Bourreau derrière moi! Chien varé mwen! Mandé Bondié kitan sa ké changé! Baimbridge chaud!
On dégage !
On arrête !
On accuse !
On soupçonne !
C’est un complot !
Flagrant délit !
Prison ferme !
Les partis politiques sont dans leurs petits souliers. Le Préfet a mis ses gros sabots. Et si tout ça balayait tout le monde? Et si tout ça changeait réellement quelque chose?
Par exemple, la fraude électorale, le Préfet Tout-Puissant, le racisme…
Les vénérables hommes politiques ne savent pas si c’est bouillon ou poison. Ils se mettent en veilleuse. Appel au calme et blablabla… Pendant ce temps, la mort passe son chemin…
C’était donc si grave?
Je me souviens des corps que l’on porte comme une jeune mariée à bout de bras, à bout d’amour, à bout de tout ce qui saigne. Je me souviens de la chair mutilée et gâchée… pour deux sous. Je me souviens des corps dont nul ne sait à qui ils appartiennent. Je me souviens que le soleil avait froid pour ces corps baignés par le bleu de la mort. Personne ne les a identifiés, comptés et parfois restitués. Je me souviens d’une rumeur bizarre. On chuchotait, croix sur bouche, que certains avaient été jetés par-dessus le pont de la Gabarre, que d’autres avaient été enfouis à la Traversée. Comme nous ne savions pas, nous inventions la vérité. 87 corps… ou peut-être le double… Peut-être… On ne peut pas salir la France comme ça! Tout ce deuil sans sépulture… Cette fumée aux lèvres de la ville… Sans chroniqueur…
Faut dire que depuis quelques temps le B.U.M.I.D.O.M envoyait à Paris un frère, une sœur, un papa, une maman. Filles de salle dans les hôpitaux… Facteurs… Bonnes à tout faire… Manœuvres… Chambre de bonne… Hôtel de passe… Banlieues… Nous avons emmené avec nous le piment et le gwoka, le rhum et le citron vert, les accras et le boudin. Petit à petit, Paris nous a avalés, a digéré nos enfants, a blanchi nos nostalgies. Certaines ont tourné putes sur les trottoirs. Certains ont viré délinquants. Les grains de dés roulaient dans le métro. Il faisait froid comme dans un frigidaire. Il faisait frette!
Et dans le même temps, planning familial sur nous. Réduction des naissances! Il fallait des familles ajustées aux H.L.M. Un, deux enfants. Juste ce qu’il faut! Trois, c’est famille nombreuse.
Et dans le même temps on incitait les métros, les anciens d’Algérie, de la coloniale, à venir vivre leurs rêves sous le soleil.
Mais grand-père, le soleil est à tout le monde!
C’était enlever boyaux pour mettre paille. Monsieur Aimé Césaire en Martinique a dit «génocide par substitution». La Guadeloupe avait mal à ça aussi. C’est cela aussi qui nous révoltait: cette impression de mourir sur pied. Nous mourions pour de bon. Tout ça pour ça!
Et le lendemain? Qu’est-ce qui s’est passé?
Le samedi 27 mai, le soleil s’est levé comme d’habitude sur La Pointe. La vie dégourdissait ses membres meurtris. Des petits groupes chauffaient une parole amère. Bien souvent, nous n’avons que les mots. Poème, tract, roman, proverbe, chanson, palabre, discussion. Les mots amenaient les mots. Les mots qui amenaient les mots ont amené les lycéens, les collégiens, les jeunes, à se diriger vers la Sous-Préfecture. Près d’un millier! Ils voulaient protester. Ils donnaient la voix contre les C.R.S et contre les colonialistes. Vocal de révoltés. Ils baillaient la voix. Les matraques ont répondu. Les coups de crosse ont répondu. Ils sont dispersés violemment. Ils sont arrêtés en flagrant délit.
De temps en temps, des coups de feu secouaient la ville. On brûlait ici ou là des voitures. Quelques incendies démarraient sans aller bien loin. Des blancs étaient agressés. Un pilote d’Air France. Un lieutenant. Deux touristes qui se rendaient à l’aérodrome du Raizet. Petit à petit, Pointe-à-Pitre retrouve son calme de ville pauvre. Les commerçants respirent. Enfin, les forces de l’ordre maîtrisent la situation. Le général Quilichini, venu de la Martinique, peut débarquer en paix. Il est 16 heures 30.
A 17 heures, les obsèques ont lieu. La paix des cimetières enveloppe les morts. Les parents, les amis, les militants, escortent ce qui reste de la tragédie. La pièce est jouée… Il ne reste plus qu’à arrêter certains manifestants.
Ces militaires, jetés là pour réprimer les grévistes, sortis de tant de défaites coloniales, irrités devant des nègres indociles, persuadés d’éteindre les braises d’une révolution, ont tiré.
Nous autres, une fois de plus, nous avons payé trop cher le prix de notre travail.
La Guadeloupe n’avait que ses yeux pour pleurer. Plus tard, plus triste! disait-elle au fond de son cœur. Plus tard… Un an après de jeunes Français de Paris, de jeunes américains embrasaient les campus pour exiger une autre société. Le monde tournait sur ses gonds.
Les gens ne sont pas morts pour rien!
Un homme en colère ne meurt jamais pour rien. A toi de raconter cela, un jour, à tes enfants et petits-enfants. Si nous oublions, ils seront morts pour rien.
Le bureau me semblait rempli d’ombres, de fantômes. Grand-père se mit à fredonner d’une voix triste Maman la grev baré mwen. Ma petite voix entra dans la sienne avec complicité.
Ernest Pépin
Faugas
Le 10 mai 2007