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Hommage à Maryse Condé

Ernest Pépin

11 Juillet 2007

Maryse Condé
Maryse Condé au Frankin College, 29 mars 2007, Lugano (Suisse).
Ma chère Maryse,

C’est un lieu commun que de dire que tu as beaucoup apporté au à la littérature guadeloupéenne et surtout à celle du monde. De Heremakhonon à Victoire ou la saveur des mots quel fabuleux parcours. On en reste comme étourdi et fasciné en voyant de livre en livre s’accumuler les succès et fleurir les prix.

Te voilà aujourd’hui auréolée de ton statut d’écrivain fondamental, incontournable, célèbre et mondialement apprécié et nous en sommes tous fiers.

 Pareille notoriété n’est aucunement le fruit du hasard. Elle est au contraire, le résultat d’un labeur acharné, d’une création constamment en alerte, d’une inquiétude vigilante sur les grandes questions de notre temps, d’une sensibilité vive à l’égard des lieux, des cultures et des matériaux de la condition humaine. Le tout au service d’une écriture dont la poétique refuse toute concession aux modes et aux facilités de notre époque. Ecriture singulière s’il en fut en ce qu’elle donne naissance à ce qu’il faut bien appeler l’univers de Maryse Condé.

Un univers où est constamment posé la question du bonheur ou plutôt la question de la quête incessante d’une possible solution au dur métier de vivre.

Elle s’origine dans Heremakhonon. Elle hante la Colonie du nouveau monde. Elle s’effeuille dans Traversée de la Mangrove. Elle traverse l’ensemble de l’œuvre comme une flèche acérée dont la cible est partout et l’arrivée nulle part.

Le bonheur dont il s’agit n’est pas, à l’évidence, cette euphorie hypnotisée que propose le monde moderne comme anesthésiant à nos angoisses mais plutôt la recherche d’une harmonie avec les idéaux, les rêves et les utopies qui font précisément la matière même de nos humanités et de nos histoires.

C’est en cela même qu’il est problématique car il est déterminé par une question métaphysique : quel sens donner à notre existence?

C’est aussi en cela que ton œuvre est grande. Tournant le dos aux leurres, aux remèdes miracles, aux potions magiques, elle met en scène des tentatives contrariées par le poids du réel, l’usure du temps, les désillusions, les failles de l’être comme si le projet même de vivre dépassait toutes nos misérables ambitions.

C’est enfin ce par quoi tu nous interpelles en nous obligeant sans arrêt à mesurer l’écart tragique entre idéal, destin, destinée et finitude.

Le monde, chez toi, ploie, se tord, crie et dérive comme une barque emportée par son propre tourment et qui guette au loin les lueurs des rives salutaires.

L’être humain dans la douleur splendide de son dénuement tente désespérément de s’inventer un habit de lumière qui souvent se transforme en tunique de Nessus.

La vie navigue, de lieu en lieu, de port en port, cherchant dans l’itinérance comme la consolation d’un paradis perdu et recommencé alors qu’elle nous accable d’une chute adamique. Les personnages, alors deviennent des étoiles couvertes d’ombres, des lucioles qui s’aveuglent, des remords sans pourquoi, des fantômes drapés dans cette fausse conscience dont l’existentialisme a été longtemps l’accoucheuse adulée.

Le mode opératoire est le désenchantement, l’éloignement et même parfois le renoncement. Autant de postures de la mise à distance pour mieux contempler le désastre des utopies et leur mort lente dans les filets de la conscience.

Car toujours avec toi la conscience est aux avant-postes, brandissant une lance dont on ne sait si elle appartient à Don Quichotte ou à un Dieu vengeur. Il n’y a donc pas chez toi de personnages inlucides. Ils semblent plutôt égarés comme des insectes dont les antennes ne frottent que la souffrance d’exister.

D’où venue cette souffrance ?

 Je crois pour ma part que tu la considères comme inhérente au vivre, accrochée à notre peau comme une conque de lambi, accrochée à nos entrailles comme un ver solitaire. Nous semblons pétris par elle autant que nous la pétrissons.

Cela pourrait laisser penser à une sorte de fatalité tragique. Il n’en est rien. La liberté de l’être humain existe mais elle est mise en pièce par les contextes invalidants, les discours mensongers, les sociétés dégradées, les situations sans issue, les passes et les impasses où s’avortent les espérances.
Et puis il y a cette dure confrontation avec nous-même qui nous laisse au bord d’un gouffre existentiel.

On pourrait m’accuser de noircir le trait, de ne voir que ce pessimisme, que cet humour  qui est la politesse du désespoir. Je me défends de cette accusation en expliquant tout de suite, à la manière de Camus dans L’homme révolté, que celui qui dit non dit oui à autre chose.

Et c’est cet autre chose là qu’il faut chercher dans le creux de l’œuvre. Autrement dit, sans réduire cette belle œuvre à un vulgaire plaidoyer, il faut comprendre qu’elle est bifide et que sa force de refus ne vaut que par sa force d’acceptation. Une parole est postulée derrière l’irritation, la dénonciation de tout ce désespoir assis sur le banc de tes mots. Une parole d’espérance. Une parole de vérité. Une parole de rébellion. Or s’il y a un lieu qui te sied bien c’est bien celui de la rébellion.

Rébellion contre toutes les formes de médiocrités.
Rébellion contre tout ce qui prétend écraser l’être humain et en particulier la femme et le colonisé.
Rébellion contre les dogmes de tout bord et de toute obédience.
Rébellion contre les idées préfabriquées.
Rébellion contre les voiles molles des rêves et de leur dérive en nous.
Rébellion contre les raideurs de l’identité.
Rébellion contre les fausses transparences et les fausses évidences.
Rébellion contre les rébellions de convenance et de pure forme.
Il suffit de lire à l’envers cette litanie pour deviner ce à quoi tu dis oui.
Alors se dresse devant nous un univers dont le seul soleil est la lucidité.

Les cœurs auront beau migrer, les rois mages auront beau perdurer, nous aurons beau traverser les mangroves, nous réfugier sur la Belle Créole, écouter le pleurer et le rire du cœur, coloniser un nouveau monde, habiter Désirada, toujours la lucidité nous atteindra en plein ciel. Elle arrachera toujours les masques et démaquillera le réel pour nous enseigner qu’il faut une raison de vivre plus haute, une manière de vivre plus digne, un style de vivre plus esthétique.

C’est là aussi et surtout la beauté de ton œuvre que d’exiger cette exigence là.

Elle est cela : une œuvre de défi comme un poing brandi au bras d’une ironie presque joyeuse.
Elle est cela : une œuvre de trouées vives éclairées par la passion du vrai.
Elle est cela : une œuvre profondément humaine et généreuse.
Nos certitudes ébranlées lui disent merci !
Nos simplicités naïves lui disent merci !
Nos carapaces usées lui disent merci !
Alors me dira t-on ? En quoi est-ce une œuvre guadeloupéenne ? Je réponds tout de suite : pourquoi aurait-elle obligation d’être guadeloupéenne ?
Pourtant elle l’est !
Elle l’est non pas par les racines mais par ce bruissement de feuillages où passe le vent du monde et la caresse du conte.
Elle l’est par cette lecture critique d’une Afrique trop souvent fantasmée.
Elle l’est par cette mise en scène de nos petites bourgeoisies théâtrales et théâtralisées pour ne pas dire théâtralisantes.
Elle l’est par une forme d’insolence qui rappelle le cœur profond du marronnage.
Elle l’est par ce regard baigné de dérision où s’abandonne la tendresse.
Elle l’est par cette présence magistrale des petites gens qui n’ont que la cuisine pour s’ennoblir.
Elle l’est par cette traversée des paysages, des traditions, des démêlés où se forge une âme collective.
Elle l’est par ce scepticisme dru que l’histoire nous a enseigné.
Elle l’est aussi par ce phrasé sans concession, sans complaisance où le gwoka se dit.
Elle l’est mais elle ne se nombrilise pas. Elle voyage ! Elle émigre. Elle bourlingue dans ce triangle formé par les douleurs de l’Afrique,  de l’Europe et des Amériques.

De Ségou à Pointe-à-Pitre, de Pointe-à-Pitre au Panama, du Panama à Haïti, à la Barbade ou en Afrique du Sud se dessinent les flux et les reflux de l’Histoire qui nous emportent ou nous ramènent telle paille flottante. D’où l’errance comme patrie recousant les frontières ou les écartant comme d’insolites rives d’un fleuve intérieur qui ne s’arrête jamais. Nous sommes des solitudes amarrées. Nous sommes des paquets de crabes démarrés et nous conservons le lieu de nous-même comme seule demeure. Et pourtant nous habitons le monde à l’intérieur du seul pays qui vaille : celui de nos imaginaires.

Voilà la grande leçon que j’ai tiré de ton œuvre et de ta fréquentation car je ne voudrais pas finir sans évoquer nos liens.

Ils furent soudain, continus, discontinus au gré de nos flottements mais ils sont je crois toujours lestés par l’affection. On connaît les amitiés d’écrivains. Elles sont des amitiés de hérissons. Trop proches, ils se piquent. Trop éloignés, ils ont froid.

J’ai déjà froid, Maryse, à l’idée de savoir que tu t’en iras nous privant de ce rire derrière lequel tu caches souvent ton besoin des autres, de tes commentaires critiques sur le pays qui sont la mesure même de ton amour de la Guadeloupe, de ce contact franc qui devient d’autant plus cher qu’il s’éloigne. Nous avons tous froid et la véranda de Montebello a froid aussi.

Je me console en me disant: peu importe où tu te trouves mon cœur est aussi ta maison.

Hommage à toi, Maryse !
Ceux qui regrettent déjà te saluent !

«Peut-être qu’il faut apprendre de nouveaux battements à nos cœurs» as-tu écrit. Aujourd’hui, l’heure est venue pour la Guadeloupe d’apprendre les battements, trop rares, de l’hommage, du respect et de la fierté.

Il lui faudra apprendre aussi qu’une part inestimable de la Guadeloupe sera aussi où tu seras.

Hommage à toi !

Ernest Pépin
Le 11 juillet 07
Résidence Départementale du Gosier
Soirée d’Hommage à Maryse Condé

Viré monté