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Une poétique rêveuse des formes

Notes sur Lémistè, Partition noire et bleue et autres textes
de Monchoachi

André Lucrèce

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Partition noire et bleue, Monchoachi • 2016 • Obsidiane • Collection Les Solitudes •
ISBN 978-2-916447-6-74 • ? pages • 17 €.

Partition Noire et bleue

Je veille ici à lire les textes, puis à les entendre.

Ma conviction est, que pour appréhender la poésie de Monchoachi – la parole en son corps attrayant ordonnant l’égard d’une exégèse attentive –, il faut aborder l’œuvre de cet auteur par une réflexion sur la philosophie du langage ou, si l’on préfère, à partir de la philologie dans une perspective critique.

Il s’agit donc de faire apparaître, fors le visible et l’audible, la croisée des chemins où, à l’instant précieux, le poète déhanche la langue, l’ébranle, puis noue par cette opération la perception du monde au sentiment esthétique.

Ce sentiment esthétique doit être mis en relation avec les actes de pensée qui le nourrissent et avec les dispositifs ou procédés qui mènent au haut niveau formel, sans lequel il n’y a pas de création poétique.

Mise en évidence: la langue et l’image sont le lieu et le temps du poème.

La source ou le fondement de la chose poétique est ce que j’appelle l’insolite créateur dont fait usage le poète, cet inusité singulier qui dés-occulte jusqu’aux veines du monde. Dans la poésie de Monchoachi, cet insolite se trouve exhaustivement enrichi en sa forme par des joyaux de langue puisés aux résonnances extérieures, provoquant, par un phénomène syncrétique, une résurrection verbale dans l’avènement du poétique.

Ainsi dans Lémistè, c’est tout un monde d’actions de grâce qui réfléchit l’instant pur où la desserte domestique, dans la tradition paysanne, compose une boisson conçue en mystérieuses croyances:

Boisson : dithé la poussière quat ‘coins caye
Un pied poule à lhonnè du St Pierre du Paradis
Qui donne le pouvoir de lié dans le cièle et lié
Sur la terre
                                                               Lémistè

 Et plus loin, l’office de la parole dans la rumeur des voix proches où  les lèvres se répondent dans une ravine d’ombres:

                       Force parlers dans déux oreilles sèlement
                       Tout ça parlers pour une vieille lune :
Comment se fait-il les mèveilles
Comment les copulations, le chemin des eaux dans les ravines
La parole-gangan sans baisser la bouche
                                                                                  Lémistè

Le procédé ici, reposant sur la relation originaire aux langues du pays, ce qui relève du dehors associé au traitement des mots tels que les restitue l’empêtrement initial, participe du phénomène d’étrangéisation, procédé cher au formalisme russe, utilisé comme vecteur dynamique de la création poétique.

Ailleurs, dans l’hybridation abrupte des langues, un phénomène syncrétique formule sa sentence en relançant sa charge d’enchevêtrement, là où les mots s’enrichissent d’une ouverture marquée par une mise à jour du jadis dans une liberté formelle:

Bête allant vers bêtes
                         Lèsprit douvant
                         battant derrière sur talons
                                                                        bord lieux sépulture

                         «jamais di sel
                                                 ni cendres»
Rhalant corps sous côté,
                                   apprivoisant vent captant lodeur
                                                                         Partition noire et bleue

 

Monchoachi déploie une poétique rêveuse des formes, dans une passion qui relève de l’éros esthétique. En inédite perspective, il fait la démonstration de la force évocatrice des onomatopées ou des murmures, témoignage précieux de la puissance envoutante des récitatifs créoles, - jusqu’alors considérés comme de dérisoires désordres verbaux –, récitatifs qui se révèlent en mantras, réécriture en notre lieu linguistique des imprécations en caresses tendres de la langue, respirations éclairées des sédiments de langage conçus par les puristes comme peu académiques, les piépoulnoupovpécheurs, langue décurrente de nos vieilles femmes déclinée en leur pudeur dévote, où il s’agit aussi pour le poète de creuser ces expressions en clairvoyance anthropologique, où il s’agit de mettre à nu ces litanies, de les traiter en paroles ne déchirant pas le silence, c’est-à-dire comme offrandes verbales qui s’accouplent aux cierges qui brûlent en littéralité à bénir, car nous sommes ici face à l’inconnu, au dissimulé.

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Quand René Char écrit Les dieux ne meurent que d’être parmi nous, les religions caribéennes Vodou, Santeria, Nañigo Abakuà, viennent  nous convaincre du contraire.

Il faut sans doute se méfier des temples trop beaux. A Souvenance, en Haïti, un temple décoloré nous a offert un jour une couronne de mots sacrés d’une espérance, ceci dans le décor impressionnant d’une sombre descente du ciel. Le plus bel espace du temple était le porche dont les colonnes s’écartaient pour nous accueillir. Nous pouvions voir alors dresser les tables des sacrifices. Plus assoiffées de dieux, les femmes neuves en leur désir chantaient leur présence. Et elles dansaient. Ce fut le point de départ d’un poème continu, abruptement initié depuis l’arrière-pays.

Si j’évoque la nudité de la mémoire égarée, c’est qu’ici, aux Caraïbes, le dieu est présent. Il est souvent en procession, il passe de l’ombre au jardin, il flâne entre les plantes et les herbes, il n’a pas, la nuit, le sommeil solitaire, il commande aux arbres comme il gouverne les corps, il ordonne le passage des oiseaux, il décide des marées, il est dans l’obscur, il est dans l’aboiement des chiens, il est dans le cheval qui n’a que trois pattes, il est dans le tafia qui vous fait déparler.

Il est partout où est le noueux.

Il est donc au gré du poème.

L’encens quatre fois le jour               et cinq fois la nuit les parfums bleus
Chaque jour entourant de glaïeuls les statues des dieux

Offrande l’odeur des prémices de l’année
Offrande la première sève sucrée des magüeys

Yamba-ò le panache qui balaie le chemin des eaux
Yamba-ò le donneur des choses, le donneur du lieu des délices et des joies

Yamba-ò la main qui s’occupe de régler le monde
et le passage des oiseaux
                                                                                                          Lémistè

Ici l’accord est conséquent.

La poésie, pour moi, c’est la pensée étincelante qui s’exalte dans l’allusion du poème.

Et pour le dire en éclats multiples:

L’écriture, la datation, l’espace, les fétus qui nous guident.

La friction des mots qui refusent de sortir en ordre.

Cet irrécusable mouvoir d’une liberté étourdissante, surprenante et jalouse.

Ciel sur terre, cierges sur pierres, éclats d’énigmes.

Et l’attente de la signature que l’on ne doit pas confondre avec le signe.

D’infinies fureurs dans la langue poétique, celle-ci persistante n’a pas de fin, ne se consume au poids de l’ombre.

La plus intime des passions essaime, là où tressaillent au scintillement tous les mystères des sables.

André LUCRECE
Bergen, Juin 2016.

boule

 Viré monté