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L'Inde dans les arts Par Jean Benoist, Monique Desroches, Gerry L'Étang, Gilbert Francis Ponaman
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Jamais l'Inde n'a cessé d'habiter les descendants des immigrants qui l'ont quittée au XIXe siècle pour la Guadeloupe et pour la Martinique. Mémoire dont la religion est l'ancrage principal. Musique, chant, danse, statuaire devaient répondre aux exigences des cultes. Mais le patrimoine ainsi maintenu est confronté aux influences du grand large, celles de l'Inde retrouvée, et aussi celles des changements matériels, sociaux, intellectuels que vivent les sociétés antillaises.
Ce livre décrit cette période charnière. Que faire du patrimoine dans un monde qui change et qui le dévalorise ? Le garder figé, c'est le faire mourir en s'étouffant soi-même. Mais le laisser disparaître anéantirait une culture et un héritage.
En sollicitant la mémoire indienne des îles et en décrivant la réalité actuelle, ce livre examine les mutations en cours. Une longue observation du patrimoine indien de ces régions, et de nombreux entretiens avec des personnes engagées dans la vie religieuse, culturelle ou politique, permettent aux auteurs quelques hypothèses sur les enjeux des permanences et des innovations dans les faits artistiques venus de l'Inde à la Guadeloupe et à la Martinique.
Les auteurs:
Jean Benoist est Professeur émérite d'anthropologie à l'Université d'Aix-Marseille III. Il est l'auteur d'un film documentaire sur le culte hindou de Martinique, Offrande aux dieux exilés (1961) et de nombreuses publications, dont Hindouismes créoles (1998).
Monique Desroches est Professeur titulaire en ethnomusicologie à l'Université de Montréal. Elle est l'auteur, entre autres, de Tambours des dieux. Musique et sacrifice d'origine tamoule en Martinique (1996).
Gerry L'Étang est Maître de conférences en anthropologie à l'Université des Antilles et de la Guyane, membre du GEREC-F. Il est l'auteur, notamment, de La grâce, le sacrifice et l'oracle. De l'Inde à la Martinique, les avatars de l'hindouisme (1999).
Gilbert Francis Ponaman est Doctorant en civilisation de l'Inde à l'inalco (Paris). Il est l'auteur d'une thèse en cours, De Anman Mariémen à Shakti Maryamman: reconfigurations de l'hindouisme à la Guadeloupe et à la Martinique.
EXTRAIT
Religion, arts, société
S'il existe de nos jours à la Guadeloupe et à la Martinique une telle présence culturelle et artistique de l'Inde, c'est à la transmission des fondements religieux de cette culture et de ces arts par les immigrants venus dans les îles durant la seconde moitié du XIXe siècle qu'on la doit. Car ces travailleurs pauvres, déplacés dans de très dures conditions, portaient en eux, à défaut de biens matériels, leur héritage immatériel.
Or on n'honore pas les Dieux comme on le ferait pour de simples mortels. On n'improvise pas; il faut puiser dans la mémoire des gestes et des paroles. Les Dieux exigent des rites précis, des chants et des rythmes qu'on ne peut pas transformer, et dont l'oubli séparerait d'eux à jamais. Bien plus, ils dictent des goûts et des interdits; ils exigent des conduites, des choix; c'est d'eux que procède ce qui est bon, ce qui est beau, ce qui est bien. Ils guident aussi les formes visibles sous lesquelles il doivent être représentés, les couleurs à utiliser ; ils enseignent que leur environnement exige des distances, des purifications, des ornements. C'est eux qui donnent un ordre et un sens à l'univers végétal et qui insufflent leur pouvoir dans certaines plantes, dans certains arbres, dans certaines fleurs sans lesquels tout culte serait invalide, et qui grâce à eux sont capables de protéger ou de guérir.
Ces enracinements dans le divin donnent un très grand poids à tout ce qui touche au religieux, de près ou de loin, et rendent sa transmission nécessaire. Car si les immigrants étaient prêts à changer de pays, de travail, si les immigrants étaient prêts à changer de langue, ils n'étaient pas prêts à changer de Dieux, même lorsqu'ils les ont revêtus, sous la contrainte, des oripeaux des saints d'une autre religion. Et finalement, ce sont les exigences de ces Dieux nécessaires qui ont permis le transfert aux îles d'une identité et la survie d'une culture.
Aussi, tout s'intrique-t-il, et on ne peut pas parler des «arts» ou de la «culture» d'origine indienne dans les îles si l'on fait abstraction du religieux qui les imbibe et les fait vivre. Religieux qui s'appuie sur une foi qui est du niveau des évidences primordiales, qui est de l'ordre de la Nature, de cet évident qu'on ne discute pas, même si on l'aménage pour le présenter à ceux qui ne le comprennent pas. La foi, comme toujours, détourne l'attention de ce qui l'affaiblirait et attise ce qui la conforte, et l'univers des cultes et des cérémonies est en même temps son fruit et son ferment.
Mais si cette foi a permis qu'une culture survive à un transfert aussi improbable, un transfert qui hachait menu les structures sociales qui, en Inde, l'entouraient et la soutenaient, c'est qu'elle n'était pas la simple mémoire plus ou moins nostalgique que le pays lointain éveille chez bien des émigrés. C'est qu'elle était vivante; les Dieux s'étaient exilés avec les émigrants et s'étaient installés auprès d'eux. Ils étaient là, dans les îles, au côté des plantations et des usines.
Et cette vie continue : tout ce dont traite ce livre est vivant. Vivantes les musiques, et vivante la construction des temples, vivant le souci de faire passer aux générations suivantes, plus de cent-cinquante années après l'arrivée des premiers immigrants, les biens invisibles mais essentiels qui les accompagnaient durant leur traversée. Mais vivant signifie également «mobile», «changeant», capable de s'ajuster à ce qu'apporte chaque époque. Sous peine de mourir, de se figer, de se mettre «en conserve», aucune religion ne peut se permettre l'immobilité. C'est là le drame des intégrismes, qui sont pour les cultes des façons de mourir. Comment alors vivre ces changements en évitant les ruptures, faire que ce soit justement pour rester fidèle au sens que l'on puisse peu à peu modifier la forme?
On verra que l'observation des arts, en particulier des images du divin et de la musique des cultes, nous donne accès aux réponses que le tâtonnement des hommes aux prises avec une société qui change apporte à la permanence des exigences du divin. Tout semble se passer comme au long d'une marche pendant laquelle le paysage change mais pas le but du voyage.
Et justement, parce que l'hindouisme des Antilles est vivant, le grand vent du large a soufflé. Comme tout vent, il balaie ce qui est fragile et il dépose des apports inconnus. Et les innovations, les échanges à l'échelle mondiale ont leur écho jusqu'au tréfonds des cultes que conduisent aux Antilles les croyants les plus modestes.
Écho qui retentit aussi dans tout ce que l'on produit de beauté pour honorer les Dieux : temples, statues, musiques, vêtements, rituels s'ajustent plus ou moins vite. Dans bien des cas, il ne s'agit que de petits «coups de pouce» donnés par un officiant, un sculpteur, un musicien. Dans d'autres, le bouleversement est plus profond. On importe de l'Inde, directement ou par le relais d'autres lieux d'exil d'originaires de l'Inde, des pans entiers d'un hindouisme jusque-là inconnu ou parfois oublié: on construit les temples d'une autre façon, on a de nouveaux modèles pour les statues, on acquiert de nouveaux instruments de musique avec lesquels on exécute des formes musicales qui n'étaient jamais venues aux îles.
Ces changements ébranlent les équilibres anciens, créent des doutes et des conflits, mais ils donnent essor à un dynamisme très vigoureux dont les manifestations apparaissent au regard le moins averti. Ils suscitent des discussions sur ce qu'il est opportun de conserver et sur le chemin légitime d'un changement. Discussions qui touchent au cœur de l'ensemble évoqué en ouvrant ce livre, cet ensemble fait de rites et d'objets, appuyé sur une foi, fondement d'une survie car surtout porteur d'une identité. Et la question qui se pose va bien au delà de ce qui se passe aux Antilles: que faire du patrimoine qui nous a fondés lorsque son maintien immobile nous étouffe tandis que son effondrement nous anéantirait? L'expérience que vivent à ce propos les descendants des immigrés engagés au XIXe siècle pour travailler aux Antilles, donne sur cette question une leçon dont l'enseignement dépasse leur cas particulier.
Ce livre essaie d'en rendre compte, en décrivant et en illustrant la réalité actuelle, en s'appuyant sur la mémoire indienne dans les îles, et en observant les changements en cours. Grâce à de nombreux entretiens avec des personnes très diverses, qui sont engagées à des titres très variés dans la vie religieuse, culturelle et politique, nous testons alors quelques hypothèses, en vue de comprendre quelles forces et quels enjeux forment le soubassement de ce que nous pouvons observer, qu'il s'agisse de permanences ou d'innovations.
L'Inde dans les arts de la Guadeloupe et de la Martinique: héritages et innovations
138 pages - format 14 x 24 cm, 72
photos/illust. noir et couleur.
ISBN
2-84450-251-2, Ibis Rouge
Editions, 97351 Matoury (Guyane),
Date de parution: 2004.
Prix: 20 €.
Héritages de l'Inde: Le vent des innovations
Par Jean-Pierre Arsaye
Mahatma Gandhi, Basse-Terre, Guadeloupe. Photo © F.Palli. |
Dans l'ouvrage: «L'Inde dans les arts de la Guadeloupe et de la Martinique: héritages et innovations», Jean Benoist, Monique Desroches, Gerry L'Etang et Gilbert Francis Ponaman décryptent les mutations artistiques indiennes dans nos sociétés
Depuis un peu plus de 150 ans, du fait de milliers d'immigrants venus à la Martinique, à la Guadeloupe, comme dans d'autres îles, prendre le relais des anciens esclaves dans les champs de cannes, l'Inde est présente chez nous et en nous, dans ses dimensions culturelle, cultuelle et artistique.
Mais si les Dieux exigent le strict respect des rites, des chants et des rythmes, ici comme ailleurs le grand vent du monde a soufflé, porteur d'innovations, de changements qui «ébranlent les équilibres anciens, créent des doutes, et des conflits mais [..] donnent essor à un dynamisme très vigoureux dont les manifestations apparaissent au regard le moins averti.» C'est sans conteste ce que parvient brillamment à montrer ce bel ouvrage, signé d'universitaires indianistes (Jean Benoist, Monique Desroches, Gerry L'Etang, Gilbert Ponaman) et illustré de nombreuses photographies en couleur et noir et blanc de grande qualité.
Sept rubriques nous sont présentées. «Temples et Dieux» nous met de plain-pied dans l'univers sacré des lieux de culte : en Martinique, sanctuaires du Galion, de Moulin-L'Etang, de Fourniols; en Guadeloupe, de Jarry, de Borel... En quelques pages, nous découvrons tour à tour les particularités architecturales, le panthéon des divinités représentées par des statues étonnantes d'expressivité, les significations des couleurs du temple de Changy. Et sait-on, fait tout récent, que des statues en bronze du Mahatma Gandhi, offertes par le gouvernement de la République de l'Inde, sont érigées, une à Fort-de-France, une à Saint-François (Guadeloupe), villes administrées par des maires d'ascendance indienne et une autre à Basse-Terre?
Autre rubrique, «Musique et danse» nous fait saisir toute l'importance de «l'espace sonore» dans le sacré. «Tout ce qui a trait au fait musical est à tel point au cœur du religieux, que les musiciens, leurs instruments, le choix de leurs chants et de leur rythmes sont marqués par ce voisinage avec le divin.» Mais là encore, héritages anciens et nouveaux apports tentent de coexister. «L'instrumentarium», autrefois limité aux tambours tapou, matalon et woulkè, s'est, en réponse à l'évolution des goûts et des valeurs sociales, enrichi d'autres sources musicales, en particulier celles exécutées par des membranophones typiques de la musique classique indienne (tabla, mridangam et dholok) ainsi que par les luths ( sitar et tampura ). Tous ces instruments sont l'objet d'un statut et d'une hiérarchisation au sein du culte hindou. Quant aux chants, sacrés ou profanes, moins touchés par le vent de l'innovation, ils s'inspirent volontiers de ceux de l'Inde. Enfin, la danse classique reste «le champ d'activité où la préoccupation esthétique se manifeste de la façon la plus explicite, celle où le parler d'“art” est le plus légitime.»
Intitulée «La littérature», une troisième rubrique propose les témoignages de deux écrivains ayant chacun à sa manière décrit l'état de «koulitude». Raphaël Confiant La Panse du Chacal et Camille Moutoussamy Eclats d'Inde arrivent à point nommé.
D'autres domaines sont à leur tour explorés, qui eux non plus n'échappent pas aux innovations: «Le vêtement» nous expose comment le madras, cette étoffe de coton à carreaux et rayures aux couleurs vives, connue de tous, est devenu «un symbole de l'esthétique créole», et aussi les rapports entre habillement et religion. «L'Alimentation» nous rappelle, au-delà de la place que celle-ci occupe dans les pratiques cultuelles hindouistes, à quel point nous sommes redevables aux immigrants indiens de l'enrichissement de notre art culinaire.
En tout état de cause, l'intérêt majeur de ce livre est de mettre au jour les stratégies mises en œuvre, dans le monde indo-créole, pour préserver l'héritage ancestral, ainsi que «l'ampleur des changements en cours et leur traduction dans les domaines des arts liés à la religion. Ils accompagnent l'accroissement de la présence de ces arts dans les îles.»
Jean-Pierre Arsaye
Réactions : Il manquait en effet une étude sérieuse, à portée du grand public, sur l'apport des Indiens aux arts de nos sociétés créoles. Cet ouvrage collectif, qui expose sur ce sujet la recherche et la réflexion des meilleurs spécialistes des Indes créoles, dont Francis Gilbert Ponaman, LE pionnier de la conscience indianitaire antillaise, est un pas important vers la lumière. L'ouvrage devrait redonner confiance à tous les descendants d'hindous de l'Inde qui n'avaient vu de fascination que dans l'assimilo-aliénation au style du colonisateur, et le décapage de leur originalité dépréciée. Il mettra au garde-à-vous ceux qui pourraient encore souhaiter la disparition de la ferveur envers la vie, de la saveur nourricière, des valeurs indiennes en îles créoles atlantiques. Voici bien une des plus belles perles déposées aux pieds de nos nobles et rudoyés ancêtres, à l'occasion des célébrations de 2003-2004. - Jean-S. Sahaï. |