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Un créole ? Non, des créoles !

Par Hugues St. Fort

 

 

 

 

 

 

 

Les créoles à base française, Marie-Christine Hazaël-Massieux • 2012 • Editions OPHRYS • 166 pages • ISBN 978-2-7080-1329-2 • 12 €.

Les créoles à base française

Ce nouveau livre de la linguiste créoliste Marie-Christine Hazaël-Massieux, professeure émérite de linguistique à l’Université de Provence et rattachée au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS): Laboratoire «Parole et Langage» est peut-être l’un des plus complets qui ait été écrit sur les créoles à base française. Il représente déjà, sans doute, l’ouvrage de référence facile à lire mais bourré d’informations exactes, documentées et tout à fait à jour avec la recherche créolistique contemporaine. Le livre de Marie-Christine Hazaël-Massieux (HM) analyse exclusivement les créoles à base française qui restent tout de même parmi les créoles de la zone américano-caraïbe ceux qui sont peut-être les plus étudiés et certainement parlés par le plus grand nombre de locuteurs: créole haïtien: plus de 10 millions de locuteurs en Haïti même et près de deux millions dans l’émigration; créoles antillais (Martinique, Guadeloupe), guyanais et hexagonal: plus d’un million de locuteurs; créoles de l’Océan Indien (Maurice, Réunion, Seychelles et Rodrigues): plus de deux millions de locuteurs.

Ce n’est pas par hasard si le qualificatif «à base française» suit le titre général «Les créoles». D’une part, comme on le sait peut-être, il n’existe pas un créole, mais des créoles en tenant compte de la puissance coloniale (France, Angleterre, Portugal, Espagne (même s’il existe peu de créoles à base espagnole)) qui a régi les iles où ont pris naissance les langues créoles. D’autre part, les créoles français eux-mêmes, bien qu’ils partagent la même langue lexificatrice, ne sont pas toujours mutuellement compréhensibles: il peut arriver à un Haïtien de comprendre un Guadeloupéen sans trop de difficultés mais pas un Réunionnais, surtout si la conversation dépasse les formalités et banalités communes.   

Après une introduction remarquable où l’auteure expose très brièvement les fondamentaux des langues créoles (leur nature, leur genèse, leur mode de formation historique, l’origine de leur dénomination), HM rappelle que «les langues dites créoles ne constituent ni une «famille de langues» ni un «type linguistique». Rappel salutaire si l’on tient compte des débats assez brûlants qui ont secoué récemment le monde des linguistes. En effet, dans sa toute dernière publication, Lefebvre (2011) a bien montré que les créoles, contrairement à une thèse bien connue, ne peuvent pas constituer une classe typologique identifiable.

Après le chapitre 1 consacré strictement aux données géographiques, historiques et sociologiques, et dans lequel HM insiste sur la nécessité de tenir compte de l’histoire et de ses évolutions pour comprendre les développements des créoles, le chapitre 2 est réservé aux questions de phonétique et de phonologie. HM présente quelques caractéristiques majeures des créoles français. Elle résume les systèmes phonologiques en disant que «les créoles ont poussé au plus loin les tendances du français, et l’on peut dire que l’on a chaque fois affaire, avec les systèmes créoles, à des sous-systèmes phonologiques du français, qui présentent des différences d’une zone à l’autre, mais qui sont tous marqués par une réduction des groupes consonantiques, une préférence pour les structures syllabiques à consonne-voyelle (CV) ou consonne-voyelle-consonne (CVC).» Le chapitre se termine avec un aspect des langues créoles assez négligé jusqu’ici dans le monde de la recherche créolistique: l’intonation, son rôle et ses fonctions dans le discours des locuteurs créoles.

Le chapitre 3 intitulé «L’écriture des créoles» est d’une lecture indispensable mais qui se doit d’être fortement critique pour la majorité des locuteurs créolophones qui n’ont pas encore des idées bien arrêtées sur ce que représentent la langue en général et les langues créoles en particulier. HM s’efforce de présenter les deux faces de cette question très controversée de l’écriture des créoles mais certains risquent de mal interpréter ses mises au point. L’importance et la pertinence de sa réflexion ne sauraient être mieux exprimées par cette phrase: «Leur écriture [celle des créoles] est un domaine encore largement controversé car, par habitude scolaire, certains locuteurs voudraient les représenter comme le français, avec des graphies multiples pour un même son, qui donneraient la priorité à une étymologie française qui n’est pas toujours assurée et auraient en outre l’inconvénient d’être inappropriées pour la notation de langues parfaitement autonomes, phoniquement et grammaticalement.» Un autre point extrêmement utile dans ce chapitre 3 est un exposé clair et informatif sur les différences entre les systèmes graphiques de la majorité des créoles à base française: le créole haïtien, le créole mauricien, le créole seychellois, le créole réunionnais, le créole des Petites Antilles (Martinique et Guadeloupe). La dernière partie de ce chapitre intitulée «Quelques conséquences de l’aménagement graphique des créoles»  soulève des points de discussion passionnants.

Les chapitres 4, 5, 6 et 7 sont consacrés aux questions classiques de morphologie, de syntaxe, de lexique, et de sémantique. Ils constituent la charpente du livre et fournissent une excellente introduction à une grammaire des langues créoles à base française. C’est une entreprise particulièrement périlleuse en raison de la diversité de ces langues syntaxiquement et lexicalement mais l’auteure s’en tire d’une manière admirable grâce à la longue fréquentation qu’elle entretient avec ces langues. Il est intéressant de noter que l’auteure ne privilégie pas numériquement les remarques et les exemples qu’elle consacre à tel ou tel créole mais les répartit à niveau égal. HM s’attarde quelque peu sur le système TMA (Temps-Aspect-Mode) de ces créoles et montre comment il se distingue de la structure du système verbal de la langue lexificatrice, le français. Mais, elle explique la valeur différente que ces marqueurs préverbaux, issus des constructions périphrastiques du français (DeGraff 2000) dans le cas du créole haïtien spécialement, peuvent adopter d’un créole à l’autre: «On ne confondra pas ka (forme «progressive» des Petites Antilles: ‘mwen ka palé’ (je parle, je suis en train de parler) et ka(p) (haï.) (m’kap palé) ‘je peux parler’, de même qu’on n’assimilera pas abusivement le ap, qui intervient dans la formation de la forme progressive de l’haïtien, au ka des Petites Antilles, leurs valeurs exactes se révélant assez différentes, même s’il peut y avoir recoupement partiel.»

Rappelons brièvement que dans les créoles des Petites Antilles, les marqueurs préverbaux TMA se répartissent ainsi: «ka» qui avec des verbes d’action (non statifs) exprime l’actuel, le duratif, tandis qu’avec des verbes d’état (statifs) il exprime l’habituel; «té» qui avec des verbes d’action exprime l’antériorité, tandis qu’avec des verbes d’état il exprime l’accompli; «ké» de son côté exprime le futur.

En créole haïtien, les formes sont quelque peu différentes mais l’organisation et leurs significations restent généralement les mêmes: «ap» correspond en gros au «ka» du créole des Petites Antilles; «te» du créole haïtien correspond au «té» du créole des Petites Antilles; et «a/va/ava» avec des valeurs additionnelles correspond au «ké» du créole des Petites Antilles. La forme zéro (absence de marqueur préverbal) prend aussi des significations importantes dans les deux groupes de créoles. Avec des verbes d’action, l’absence de marqueur préverbal équivaut à l’aspect accompli tandis qu’avec les verbes d’état, elle acquiert le sens d’un présent ou d’une valeur générale non marquée en temps. (Pour plus de détails sur cette question, voir ma récente étude «Introduction au système TMA du créole haïtien» sur le forum de discussion haïtien «Haïti Nation».)  

Dans les questions de morphologie, HM rappelle des phénomènes caractéristiques des créoles, tels les phénomènes d’agglutination où le déterminant se combine au nom créole pour former un nouveau mot, comme dans le cas de mots tels que labank, (la banque),  lari (la rue), diri (du riz), legliz (l’église)…

En ce qui concerne le lexique, l’auteur rappelle que c’est sur un fonds français que s’est développé l’essentiel du lexique créole – d’où l’appellation de créoles à base lexicale française. Cependant, elle signale que malgré leur disparition assez rapide, les Amérindiens ont laissé des traces de leurs langues dans des mots que: carbet, manicou, boucan, caïman, canot, cassave, coui, giraumont, goyave, hamac, maringouin,.  Une question fondamentale se pose dès que la question du lexique est soulevée: «Comment qualifier un mot de ‘créole’ quand il apparait aussi en français régional, pour désigner, comme il se doit, des réalités locales? Comment l’exclure du créole, simplement parce qu’il figure dans les dictionnaires français (ce qui est souvent une technique pour constituer un dictionnaire différentiel) alors qu’il peut être utilisé en créole avec une acception parfois différente? Les dernières cinq pages du chapitre sur les questions de lexique expose la problématique de l’«impossible définition» évoquée souvent à propos des dictionnaires». Il est évident que l’auteure a longtemps réfléchi sur cette question. Ces 5 pages sont donc d’une lecture obligatoire pour toute équipe qui projette de se lancer dans une entreprise lexicographique. Les questions de sémantique sont parmi celles qui sont notoirement négligées dans les recherches sur les langues créoles et HM ne manque pas de le signaler aux jeunes chercheurs qui s’engagent dans cette discipline.

Dans le dernier chapitre, HM analyse les usages littéraires et médiatiques des créoles à travers des repères littéraires francophones (écrivains haïtiens, antillais, réunionnais, guyanais, mauriciens, ou même seychellois), aussi bien que créolophones, de la presse écrite et parlée mais aussi à travers l’Internet. Les linguistes et autres chercheurs désireux d’obtenir du corpus créole n’a que l’embarras du choix tant les textes sont nombreux.

La conclusion est consacrée à une question préoccupante surtout en ce qui concerne le créole des Petites Antilles dont la vitalité peut être mise en question quand on observe la place du français dans ces Départements d’Outre-Mer et le recul grandissant de la langue créole: quel est l’avenir des créoles?       

HM nous met en garde pourtant de ne pas «enterrer des langues avant que n’ait été vraiment signé leur acte de décès et il serait bien préjudiciable pour tous de se résoudre à voir disparaitre des langues qui, à l’heure actuelle, sont bien vivantes, utilisées par toute la population des pays où elles sont nées, simplement au prétexte qu’en France et dans les pays d’ancienne colonisation, le français se présente très souvent comme un rouleau compresseur qui écrase tout sur son passage. Il est bon de rappeler encore que ces langues sont les héritières de tout un passé, de toute une culture, et qu’elles ont encore beaucoup de choses à nous apprendre – raison déjà suffisante pour souhaiter leur survie.»

Plus loin, HM écrit ces commentaires de conclusion tellement pertinents: «…les locuteurs ne connaissent qu’imparfaitement ces langues qui ne leur sont jamais enseignées de façon formelle, et finissent par oublier, négliger des possibilités linguistiques pourtant riches de nuances pour leur vie quotidienne. Il est important de les enseigner avant de se convaincre qu’elles n’ont pas d’avenir.» Ces sept pages de conclusion de HM peuvent faire l’objet de discussion et de débats extrêmement enrichissants et je les recommande intensément. Je ne suis pas certain cependant qu’elles sont  toutes pertinentes  par rapport à la langue créole haïtienne, dans la mesure où cette langue jouit d’une vitalité  incomparable dans la Caraïbe et qu’on ne voit pas le créole haïtien disparaitre dans le court terme ou même dans le long terme.

Finalement, dans les débats récurrents et souvent «vigoureux» qui agitent la majeure partie des sociétés créolophones où coexistent créole et français/ou créole et anglais (un bon exemple est la Jamaïque pour laquelle il suffit de lire le quotidien The Gleaner ), ce livre vient à point nommé et suscite l’intérêt à plus d’un titre. D’abord, l’auteure est une linguiste confirmée qui a beaucoup écrit sur la problématique créole, ensuite, son livre est facile à lire et largement dépourvu de terminologie trop technique, ce qui n’est pas facile à réaliser quand on est chercheur hautement spécialisé dans une discipline scientifique. HM a tenu tout de même à rédiger à la fin du volume un glossaire en treize pages de termes spécialisés qui peuvent se révéler quelque peu difficiles à maitriser car ils relèvent soit de la linguistique, soit de la créolistique. Citons-en quelques-uns: langue véhiculaire et langue vernaculaire; agglutination / agglutinant; actant; diachronie / synchronie; type / typologie; amuïssement; acrolecte/basilecte/mésolecte; aphérése; diglossie; grammaticalisation; interlangue/interlecte; monogenèse /polygenèse; sandhi; phonétique/phonologie; perfectif/imperfectif; standardisation…

On signalera aussi de courts extraits de textes tirés de trois créoles à base française: le créole haïtien, le créole guadeloupéen et le créole réunionnais.

Je recommande particulièrement ce livre à tous mes compatriotes haïtiens qui y trouveront une matière à réflexion inépuisable surtout par les temps qui courent où la langue créole haïtienne est attaquée régulièrement sur le Net. Il est disponible sur Amazon.fr et surtout est vendu à un prix très abordable. Achetez-le, lisez-le et si vous en avez le temps, dites-moi ce que vous en pensez.

Hugues St. Fort

Références citées:

DeGraff, Michel (2000) «A propos de la syntaxe des pronoms objets en créole haïtien: Points de vue croisés de la morphologie et de la diachronie» In: Langages, juin 2000, numéro 138 spécial consacré à la syntaxe des langues créoles, coordonné par Daniel Véronique, pgs. 89-113.

Lefebvre, Claire (ed.) (2011) «Creoles, their substrates, and Language Typology». Philadelphia: John Benjamins Publishing Company.        

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