Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

Drive. L’errance ensorcelée

Nouvelles réunies

par Gerry L’Étang

boule

Entretien avec Gerry L’Étang

Article de Maurice Belrose du 4 mars 2010

Drive, l'errance ensorcelée, Gerry L'Étang par Delia Blanco

 

 

Drive. L’errance ensorcelée. Nouvelles réunies par Gerry L’Étang • HC Editions, Paris • décembre 2009 • 188 p. • 14,50 €.

Drive. L’errance ensorcelée

Ce recueil de nouvelles est un traitement littéraire du thème créole de la drive, dérive mentale affectant en Martinique les errants ensorcelés.

Par-delà l’explication sorcière qui donne une origine et un sens à l’inacceptable, ces individus hantés par le crack, l’alcool, les ruptures affectives et sociales, que des désirs inassouvis charroient jusqu’à l’abîme, interrogent cette société.

La croissance ces dernières années dans l’île du nombre de ceux que la détresse psychique et l’exclusion mènent à l’errance, pose la question de la représentation collective de la drive. Et celles de ses mutations, de sa prise en charge. Ces vies empêchées, disloquées, sont révélatrices d’un malaise général dont elles sont les symptômes les plus poignants.

Dix-neuf auteurs martiniquais traitent ici de ce sujet sous ses angles sorcellaires ou rationnels. Leurs récits, en français, en créole et en leur mêlement, sont des essais d’illustration, d’interprétation de ce phénomène et de sa tragédie.

Nouvelles de: Alfred Alexandre; Auguste Armet; Jean-Pierre Arsaye; Dominique Aurélia; Jean Bernabé; Daniel Boukman; Nicole Cage-Florentiny; Raphaël Confiant; Fernand Tiburce Fortuné; Serghe Kéclard; Gerry L’Étang; Thierry L’Étang; Lévi of the Tik; André Lucrèce; Philippe Montjoly; Louis-Félix Ozier-Lafontaine; Roger Parsemain; Éric Pezo; Jean-Marc Rosier.
Traductions du créole: Marie-Françoise Bernabé.

boule  boule  boule

Table des matières

  • La roche, par Gerry L’Étang
  • Taxi pays, par Alfred Alexandre
  • Dans le squat de l’histoire, par André Lucrèce
  • L’immense figuier maudit, par Louis-Félix Ozier-Lafontaine
  • Je ne suis attendu… nulle part, par Philippe Montjoly
  • Lêlê, par Roger Parsemain
  • Une dèche ordinaire, par Serghe Kéclard
  • Petits arrangements avec la vie, par Dominique Aurélia
  • Qu’il n’a la drive, par Lévi of the Tik
  • Labé lanmè, par Raphaël Confiant
  • L’Abbé-de-la-mer, par Raphaël Confiant
  • Planté bannann!, par Éric Pezo
  • Chimenn, par Jean Bernabé
  • Chimène, par Jean Bernabé
  • Zeb-Mouch, par Thierry L’Étang
  • La photo de Clara, par Jean-Pierre Arsaye
  • Drive et péripéties de Sonson Bel-Bec, par Auguste Armet
  • Boug-tala fou an mitan tet!, par Fernand Tiburce Fortuné
  • La cage sans barreaux, par Daniel Boukman
  • Medley, par Nicole Cage-Florentiny
  • La vie est une femme folle, par Jean-Marc Rosier

boule  boule  boule

La roche

Gerry L’Étang

Décharné, halluciné, il avançait avec célérité, légèrement courbé, scrutant le défilement du bitume. Il s’arrêtait parfois pour ramasser des éclats blanchâtres qu’il auscultait fiévreusement avant de les voltiger dans un juron sonore. Sa quête lui faisait prendre des risques extravagants. Dix fois il parut devoir mourir, percuté par les voitures dévalant l’autoroute, louvoyant pour l’éviter, stoppant pile. De temps à autre, un rire fébrile secouait ses épaules, agitait son corps, ralentissait sa course.

Des notes de congas s’échappèrent d’une Mercedes noire. Un souvenir revint: un bal dans la salle immense, blanche, fraîche du Inn, Là-Haut. Il y fêtait son bac, son départ. Cinq cents lauréats en partance chaloupaient sur une chanson de Cheo Feliciano:

Hay flores en mi pecho y en el suelo espinas.
¿ Quién puede creer que de mis heridas
yo voy haciendo un nuevo hombre,
que pueda sonreír, amar la vida ?

Les danseurs étaient rayonnants. Dans les gestes ballés, sur le coton brodé, dans les mots susurrés, sur le brillant des lèvres, il lisait des promesses de bonheur. Que nos gens sont beaux! pensa-t-il alors. Le meilleur lui sembla possible... C’était avant l’angoisse.

Une anxiété obsédante givrait son cerveau. La défonce seule venait à bout de cette froidure intérieure, transformant la douleur en délice insondable. Brièvement. Puis revenaient les affres, jusqu’au prochain flash. L’arrêt de la souffrance, l’accès à la jouissance étaient des motifs si puissants que la poursuite de la roche était irrépressible.

Parvenu avec la nuit à l’orée de la mangrove, il emprunta une trace surélevée menant à un abri en tôle étonnamment préservé des bulldozers. Sur un carré de terre rapportée qui avait jadis accueilli une case: une Twingo verte. À l’intérieur, quatre jeunes fumaient des spliffs en aquarium. Malgré les vitres relevées, le ragga, on percevait les halètements d’une fille, seins et sexe travaillés par trois paires de mains. À une vingtaine de mètres de la voiture, indifférent à ce qui s’y passait, un couple de jumpies espérait un événement favorable.

– Eti Négwo?

– Mafia-taa ka fè nou ped tan, frè-a! 

L’homme s’assit à l’écart, sur des palettes à moitié pourries, sortit de ses poches un attirail: une canette de Lorraine vide présentant en son mitan un enfoncement alvéolé, un bout de papier alu percé de trous d’aiguille, un Bic évidé, une boulette de chiclé collée de fils et de crasse, une cigarette, un briquet. Puis il tapissa le creux de la Lorraine avec le film d’aluminium, et, à l’aide du chewing-gum ramolli entre ses doigts flageolants, scella le tube du Bic dans l’orifice verseur de la canette. Enfin, il posa le tout sur une latte et fixa, regard éteint sous la lune, les cratères des crabes cé-ma-faute parmi les racines des mangliers.

Négropolitain arriva quarante minutes plus tard dans une Cherokee blanche. La jumpy n’y tenant plus, se précipita vers […]

boule  boule  boule

Taxi Pays

Alfred Alexandre

Le lundi en fin de matinée, quand on ramenait notre dégaine en ville pour reprendre nos petits jobs et nos drives à la station des taxicos du bord de mer, Jal, c’était toujours la même idée qui lui venait en tête: débanquer un touriste, lui dépiécer la gorge, et après, mettre les voiles vers les hautes mers, depuis le quai de la Pointe Simon. À chaque fois, c’était la même folie qui le prenait.

Laisse couler, je lui ai dit une fois de plus, ce lundi-là, en regardant les vagues tourner, se retourner et crachoter leurs petites graines de sel sur la carrosserie des taxicos, garés ou qui partaient à moitié vide vers les communes et les hôtels où les touristes sans le sou attendaient de pouvoir marchander leurs déplacements sur l’île.

Le mieux, ce serait qu’on aille se mettre une forme dans l’estomac. Ils viendront pas tout de suite, les “visiteurs” à soudoyer, je lui ai dit, en reprenant le charabia que l’office du tourisme et la chambre de commerce nous avaient enfoncé dans le crâne, à force de dépliants, de tracs, de remontrances et de soi-disant formations sur l’accueil et les guililis qu’on devait faire à toutes les chiures d’humanité que la planète avait l’obligeance de bien vouloir déverser sur notre macadam. Pour notre pitance et le salut de notre économie.

En quittant le Prêcheur juste devant le lever du jour, on avait dû partir, pour échapper aux embouteillages, sans que je prenne le temps de me mettre une bière ou un bifteck dans le réservoir. Et je commençais à me sentir aussi amer qu’un gaz d’échappement.

Alors, j’ai fait le tour de la monnaie qui vivotait dans la boîte à gants, et je lui proposé, à Jal, en attendant que le paquebot amarré dans la rade bazarde son avoinée de shorts et de touristes, qu’on aille se faire frétiller une poule et quelques frites aux Terres Sainville.

Mais il n’avait pas faim, Jal. Il n’avait jamais faim en matinée. Et je n’ai jamais compris comment il s’arrangeait le ventre pour rester des heures et des heures sans rien mastiquer d’autre que de la bile et des paroles inutiles.

Tout ce qui l’intéressait, c’était d’aller voir la mer. La vraie... comme il disait… au loin! À l’autre bout de l’archipel!

Alors qu’on ne voyait que ça, la mer, d’un bout à l’autre du parking. Du matin jusqu’au soir, elle restait là à nous encercler, avec son gros œil fatigué qui nous suivait partout où on se traînait.

Malgré ça, Jal, tout le temps, fallait qu’il me répète, la gueule toute en ivresse, que la mer, elle respirait comme une vraie femme. Qu’il fallait, ah ça oui, que je vienne avec lui vers les miklons, pour voir comment elle pouvait jouir, doucement, au petit matin.   

Tu sens cette marée basse qui remonte? C’est la liberté, ça, la délivrance.

Voilà ce qu’il m’avait sorti, un jour qu’on était descendu plus tôt que d’habitude en […]

boule  boule  boule

L’immense figuier maudit

Louis-Félix Ozier-Lafontaine

Ce lundi d’avant Noël est pour Hildevert un de ces rares jours où il prévoit de quitter sa maisonnette et ses terres du mont Béni, du côté d’Escarvaille, pour se rendre sur le marché de la Croix Mission. Deux fois dans l’année, il procède ainsi. Il faut y parvenir dès trois heures du matin, se faire sa place parmi les habitués venus du Grand Nord, des flancs de la Pelée.

Ses connivences avec les maîtresses femmes du lieu lui assurent un coin à sa mesure. Pour cela, Gèny est sans doute la plus dévouée, la plus efficace, avec sa voix imposante venue des mornes et ses redoutables paroles pétries dans les champs d’ananas. On dit sur le marché tant de choses sur ses relations passées avec Hildevert, homme respecté, aux multiples dons, sachant faire fructifier la plus aride des terres comme détecter la présence des esprits les plus malins.

Ce lundi d’avant Noël, les chalands sont nombreux, principalement des petites gens sortant de la messe matinale à la cathédrale. Pourtant, cette année encore, l’argent fuit le marché. Ils sont plus d’une dizaine de vendeurs à s’en plaindre, obligés de passer la nuit sur ce terre-plein en arrière du parc Floral, pour attendre le lendemain et une autre matinée de vente.

Et débute la soirée, à la lumière des réverbères, dans des odeurs de bois d’Inde, de mélange de rhum et d’épices, dans les rires et paroles savourés ensemble sous les pare-soleil colorés abritant de la douce fraîcheur de décembre.

Mais il y a aussi les ombres de la ville, sorties du parapet, longeant la rivière Levassor. Silhouettes hagardes, titubantes, qui tournent autour de la cuisine improvisée à même le sol, de l’autre coté du campement: une vieille bâche tendue entre la clôture du parc et la grande grille aux motifs décoratifs faisant limite avec la rue.

On n’entrevoit que les mains quémandeuses de ces êtres en dérive, surgis des ténèbres, et celles, généreuses, de Gèny, qui donne fruits, sachets de nourriture. Allée et venue d’hallucinations qui s’évanouissent entre les arbres d’éternité poussés sur l’étroite bande de terre bordant la rue, tout contre le garde-fou de la rivière. Et puis, à mesure que progresse la nuit, que la ville entre en veille, les odeurs du campement se dissolvent dans des vapeurs plus rauques, dérangeantes.
 
Alors le ballet d’ombres s’agite. Les silhouettes passent, repassent, s’entrecroisent vers l’entrée du parc. Elles flottent dans ces fumées jaillies de narines, de bouches noircies tirant sans cesse sur des incandescences. Quelques marchands du campement jouent encore aux dominos, indifférents.
 
Soudain, l’inquiétude saisit Hildevert. De l’autre côté, une femme pleure, implore miséricorde de la Vierge. Accroupie plus loin, on la distingue à peine, mais on la devine aux prises avec un homme aux cheveux en pics et en broussaille, masque de diable dans la pénombre d’une fin de mercredi des Cendres. Enveloppé dans des haillons de toile jadis colorée, il grogne des paroles chaotiques, agite en tous sens les bras d’un corps en désordre.

Ce bwabwa semble sorti de l’enfer, déclare [...]

 

 

 Viré monté