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Coéquipière contre pluie et vent Compte rendu: L’Ancêtre en Solitude.
L'Ancêtre en Solitude, Simone Schwarz-Bart, André Schwarz-Bart • Éd du Seuil • |
L’Ancêtre en Solitude. Tel est le titre d’un roman signé Simone et André Schwarz-Bart aux Editions du Seuil. Dans le titre, l’emploi des majuscules surprend, d’autant plus que sur la couverture du roman (illustration jointe svp) proprement dit, les substantifs «ancêtre» et «solitude» sont imprimés avec minuscule. Pourtant, «Solitude» est le nom de la protagoniste du roman publié par André Schwarz-Bart en 1972, d’après l’héroïne guadeloupéenne qui résista au rétablissement de l’esclavage en Guadeloupe, en 1804, sur ordre de Napoléon. L’Ancêtre en Solitude vient donc de paraître aux éditions du Seuil, signé Simone et André Schwarz-Bart. L’on se rappelle qu’effectivement le couple avait l’intention de publier un cycle romanesque pour lequel le «roman» (appellation impropre) écrit à quatre mains Un plat de porc aux bananes vertes (1967) était en quelque sorte le préambule. Or, après ce premier volume, le projet fut abandonné et La Mulâtresse Solitude (1972) d’André Schwarz-Bart sortait la même année que Pluie et vent sur Télumée Miracle, signé par son épouse Simone Schwarz-Bart.
Le nouveau «roman» qui vient de sortir à titre posthume porte cette fois-ci leurs deux noms, là où L’Etoile du matin était le récit d’André, accompagné d’un mot d’Introduction de Simone quant à la genèse du récit et les autres personnes qui y ont contribué. Avec la parution cosignée se pose avec acuité la question du «coauthorship» et de la répartition des rôles dans l’atelier de coécriture. En effet, pour L’Etoile du matin, le lecteur était prié de considérer André Schwarz-Bart comme l’auteur, car il désignait une tierce personne, son épouse, comme légataire de son testament fictif. Dans son Introduction, Simone raconte comment elle aurait découvert sa mission après avoir déniché un feuillet avec son nom. Ce manuscrit inachevé et encore à l’état de feuillets non classés, à peine composés pour certains d’eux, ici et là parsemés de bribes de poésie résultent donc dans L’Etoile du matin1. C’est du moins ce que la préfacière nous fait croire, révélant que le tout aurait dû être «désenseveli» par une certaine Linemarie, surnom ou nom de code. La «Petite Note d’Introduction» fonctionne comme la «captatio benevolentiae» pour un récit inclassable sur la Pologne d’avant et d’après la «Catastrophe»2. En réalité, l’on ignore combien celle-ci a encore dû r/écrire le tout, comme l’observe Franklin dans une recension du roman traduit en anglais (Franklin3 2009).
Finalement, L’Etoile du matin pourrait diverger de ce que André avait à l’esprit, que l’agencement fictif que Linemarie, alias Simone Schwarz-Bart, permet de jouer avec la marge d’indécision. Nous ne saurons jamais exactement ce qu’il en est au juste: il se peut que le résultat soit altéré, modifié, que celui voulu de l’auteur décédé. De plus, dans sa note introductive, Simone nomme d’un seul souffle son fils Jacques comme aide dans le rangement; soit l’œuvre posthume a profité de la compilation et le rangement des feuillets dans l’atelier de l’auteur. Devant la tâche énorme, Simone a demandé le secours à d’autres personnes encore pour assembler fragments divers. Certains, on ignorera lesquels, ne seront finalement pas retenus, par contre d’autres inclus. La publication que voici résulte d’un projet collaboratif pour lequel, une fois de plus, Simone dit avoir eu appel à des proches et à des amis, dont Elie Duprey4, le fils de Malka Marcovitch.
Ainsi donc le lauréat du Goncourt pour Le Dernier des Justes (1959) ressuscite tel un Phénix grâce à son épouse qui, la question doit être posée, occupe un rôle entre auteure et éditrice. Encore hier, un séminaire à Paris avait pour objet de trancher la question: L’éditeur est-il un auteur?5 prouverait donc que Simone Schwarz-Bart reprend le travail, qu’elle renoue avec la mission de son époux défunt qui certainement lui donna les instructions pour mener à bien plusieurs romans qui dormaient encore dans leurs tiroirs à la Maison des Illustres, à Goyave. Non seulement L’Etoile du matin (signé André Schwarz-Bart, 2009, avec une Introduction de Simone), mais aujourd’hui L’Ancêtre en Solitude sortent dans la «Collection rouge» du Seuil, maison qui a rénové quelque peu ses collections avec le «Cadre rouge» qui semble retenu pour le présent «volume»6. De quelle manière ce dernier s’imbrique-t-il dans la série? De quelle façon faut-il l’insérer dans le puzzle romanesque que les deux auteurs ont annoncé sous forme de note préliminaire à Un plat de porc?
C’est par les liens généalogiques en effet que le lecteur est amené à compléter l’information qu’il avait déjà décelé dans les quatre romans qu’il avait à sa disposition.
C’est encore une fois la chronique d’une lignée familiale: trois générations de femmes se succèdent depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’aux premières années du XXe siècle. La première, Marie, a été achetée bébé par la veuve d’un planteur. Plus tard, un pauvre blanc la «met en case». Il finira par l’épouser. Sa fille, Hortensia, est comme sa mère, une étrange petite fille, tentée par la révolte mais prisonnière de sa condition. L’esclavage a été aboli mais rien n’a vraiment changé. Puis vient Mariotte, celle qui était déjà la protagoniste d’Un plat de porc aux bananes vertes7 qui avait pour mère la dénommée Hortensia la Lune).
Un homme qui est peut-être son père, lui raconte l’histoire de son aïeule, la mythique Solitude, première génération bâtarde engendrée à même le «négrier». Elle entend aussi parler de négresses qui savent lire et écrire. Energumène de l’alphabet, la Mariotte se sauve par l’écriture. L’Ancêtre et ses «filles de Solitude» reçoivent ici un «Monument aux mort[e]s», une stèle sous forme de roman mémoriel.
À Bayeux, en région parisienne, se trouve une statue nommée Solitude, en hommage à l’héroïne de la Guadeloupe. Quel lien avec la femme mulâtresse du même nom indiqué à la fois dans le titre du nouveau roman signé André ET Simone Schwarz-Bart? Pour le sculpteur, Nicolas Alquin, il s’agissait de rendre hommage à une femme brave qui, indépendamment de la nationalité, voire de l’ethnicité, voire de l’orientation religieuse manifestée ou supposée, a œuvré pour la paix dans ce monde. Impressionné par la lecture d’un roman, La Mulâtresse Solitude, Alquin voit l’analogie entre ce roman mémoriel et sa propre installation honorant la marronne guadeloupéenne d’un «Monument». Restée trop longtemps sans stèle8, ces héroïnes du quotidien guadeloupéen, souvent couvertes d’insultes par leurs partenaires, de «ricanements» et de mépris de leurs patrons (békés ou commandeurs). Elles rappellent à de nombreuses pages Ernie Lévy, le «Dernier des Justes»9. Juif ou Noir rentrent les épaules, marchent telles des ombres le long des murs, les mêmes mécanismes d’exclusion engendrent les mêmes comportements dans l’esprit du colonisé, qu’il soit de pigmentation noire ou blanche. C’est la réversibilité et l’effort partagé de combattre toutes les injustices qui explique la cohérence d’un travail d’écriture coopératif et conjoint. C’est «au nom de tous les siens», au nom de tous les traumatisés à vie10 que les auteurs, seul couple dans le paysage antillais, francophone, européen, à copublier au-delà des Lignes séparant mort et vie, clivant ethnicités et religions. Marrane et marronne11, leur coécriture demeure la plus belle preuve qu’ils incarnent à eux deux la «multidirectional memory» et les «nœuds de mémoire12» (afin de mettre en garde contre toutes les exclusions pour des raisons ethniques, religieuses, voire linguistiques et genrées.
La maison Seuil en sait sans doute davantage, fidèle aux deux auteurs qui ont sorti l’intégralité de leurs titres chez celui que Paul Flamand avait accepté (après deux refus pour le début d’André, par Calman-Lévy et Lindon). Flamand l’avait déniché comme un auteur talentueux qui pourrait aller loin, à condition qu’il se fasse «naturaliser» français et changer d’un nom imprononçable à un autre, tout aussi difficile à épeler correctement, mais doué d’un trait d’union comme pour mettre en relief le tiraillement entre deux «peaux» (le juif et le Noir), deux identités, deux langues, deux cultures, mais également opprimées dans des sociétés dominantes. Cette réversibilité fut mal comprise côté juif et côté antillais, un peu comme pour le legs du plus grand auteur pragois de langue allemande (Kafka). Mais Simone prend haut la main la «leçon d’André» (Assouline13), la noble tâche que lui demande son mari défunt. Coéquipière contre les pluies et les vents sur Solitude, elle continue le legs d’un auteur ligoté et limogé, à la fois dans la vraie vie et son double, celle des milieux littéraires et critiques, voire médiatiques.
Kathleen Gyssels (Université d’Anvers)
Postcolonial research group,
prof. De littérature diasporique noire et juive d’expression française
Simone lors de l’apposition de la plaque commémorative à la maison natale d’André Schwarz-Bart.
(Sur mon initiative, le 31 mai 2011)
Notes
- Plusieurs Note[s] pour le livre imaginaire auraient pu être supprimées sur les «civilisations intracellulaires» avec lesquelles nous, humains, auraient des «difficultés de communiquer» (EM 206-207).
- Simone Schwarz-Bart se serait découvert donc une mission qu’elle ignorait? Il me semble que ce soit une tactique pour que le lecteur adhère, qu’il se fascine tout de suite pour ce travail de dépouillement, de rangement, de mise en ordre de feuillets non pas contenus dans des malles sous les ruines de Yad Vashem en l’an 3000 (EM 15), mais dans sa maison de «Souvenance». La location du musée juif (en ruine, musée élaboré sur les ruines d’une civilisation, à présent détruit par une catastrophe nucléaire) voudrait par ailleurs dire que la destination finale de toute l’œuvre schwarz-bartienne aurait sa place en Israël, après tout? La question s’est posée, on l’a vu, pour le «fonds Kafka», réclamés par Israël et contre laquelle s’est opposée Judith Butler. Butler, Judith, «Who Owns Kafka?» LRB, (3 March 2011).
- Ruth Franklin, «Lamed-Vovnik», Jewish Review of Books, s.d., consulté le 4 avril 2012. L’article résume longuement le roman et revisite la légende talmudique qui donna l’ossature du premier roman d’André. Une belle photo de S. Bassouls en noir et blanc montre le couple en Israël, au moment du Prix de Jérusalem.
- Simone le remercie dans son allocution. Schwarz Bart, Simone, «La Mulâtresse Solitude: un parcours de femme».
- Voir Fabula et http://glossae.net/fr/node/305
- Sur «Le cadre rouge» (label de collection pour les ouvrages en français) et «le cadre vert» (pour les ouvrages traduits vers le français), lire Hervé Serry, «Constituer un catalogue littéraire. La place des traductions dans l’histoire des éditions du Seuil», Actes de la Recherche en sciences sociales, 144 (2002): 70-79. Voir aussi l’article dans Africultures, où le nom Schwarz-Bart figure avec le typo faute désormais «typique». consulté le 3 février 2015; en ligne: s.a., http://www.africultures.com/php/?nav=structure&no=206
- André et Simone Schwarz-Bart, Seuil, 1967, 204-06.
- Dubois, Laurent, «Solitude’s Statue: Confronting the Past in the French Caribbean», Outre-mers, 350-351 (2006): 27-38. Il faut attendre 1999 pour voir une première panthéonisation de l’héroïne guadeloupéenne avec une statue assez colossale, alors que la ville de Bayeux (jumelée avec Grand-Bourg à Marie-Galante) sélectionna le sculpteur belge Nicolas Alquin pour une œuvre jumelée en 2007.
- «[Moïse Finkelstein] se mit à chantonner d’une voix soupirante, nasillarde, au bord du murmure. Il fut ensuite renvoyé sur les genoux: effondré, plaintif, mangeant ses larmes et toute honte bue» (Dernier des Justes, 211).
- L’Epilogue connecte le massacre de Matouba (1802) et la destruction du Ghetto de Varsovie (1943). Le même télescopage spatio-temporel se reproduit dans L’étoile du matin où Schwarz-Bart formule le vœu qu’en l’an 3000, la Shoah ne sera plus qu’un très vieux souvenir. Schwarz-Bart, André, L’étoile du matin, Seuil, 2009, 17. Introduction Simone Schwarz-Bart.
- http://www.brill.com/products/book/marrane-et-marronne
- Voir un numéro spécial sous la direction de Michael Rothberg, Max Silverman et al. dans Yale French Studies, N°s 118-119 (2010).
- «La leçon d'André Schwarz-Bart», Le Monde, Blog de Pierre Assouline, 11 mars 2007. Repris avec l’aimable permission de Pierre Assouline. Voir aussi son témoignage dans le numéro spécial de Nouvelles Etudes Francophones (26.1 (Printemps 2011), s.l.d. de K.G. (http://www.nebraskapress.unl.edu/product/Nouvelles-%C3%89tudes-Francophones-261,674957.aspx?jsi=true).
Quelques références
Butler, Judith, «Who Owns Kafka?»London Review of Books, (3 March 2011).
Dubois, Laurent, «Solitude’s Statue: Confronting the Past in the French Caribbean», Outre-mers, 350-351 (2006): 27-38.
Gyssels, Kathleen, «Un long compagnonnage: Glissant & Schwarz-Bart face à la ‘diaspora’», RSH, 309 (2013) : 73-94.
Gyssels, Kathleen, Marrane et marronne: la coécriture réversible d’André et Simone Schwarz Bart, Leiden, Brill, 2014.
Schwarz Bart, Simone, «La Mulâtresse Solitude: un parcours de femme», Allocution. Consulté le deux février 2015.
Serry, Hervé, «Constituer un catalogue littéraire. La place des traductions dans l’histoire des éditions du Seuil», Actes de la Recherche en sciences sociales, 144 (2002) : 70-79.