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La malgeste des mornes

Jean Bernabé

La malgeste des mornes
La malgeste des mornes
La malgeste des mornes • Jean Bernabé • Éd. Écriture • mai 2006 • ISBN 290924069X • 19.95 €
Illustration: Morne Sable par Catherine Théodose.

Les tribulations d'un Martiniquais en Martinique

Sait-on vraiment qui fut Georges-Alexandre Zozime (Sansann pour les intimes, Gros-Gaz pour la chronique), natif de Morne Gros-Totote, nombril du nombril du monde, colline de burlesque renommée? Grand coqueur de donzelles, abritant ses ébats drolatiques dans le modeste hôtel parisien qui lui sert de base arrière? Ou plus fameux prophète de l'identité créole depuis que le Petit Livre est rouge et que la Martinique – si c'est elle – est une île? Et si, contre toute attente, ce «passionné des mornes» ne relevait que de la psychologie des profondeurs?

Jo Barthélemy, le narrateur qui l'observe, est un ancien de la «bande toulousaine», groupe d'expatriés ayant fait leurs premières armes dans la ville méridionale. Jo a entrepris d'ériger le mausolée littéraire de l'immortel Gros-Gaz... Mais Jo sait-il seulement où il met les pieds? Car, tout à la fois truculent et pudique, guerrier et pacifiste, particulariste étriqué et universaliste pratiquant, mi-Don Juan mi Don Quichotte, le dénommé Gros-Gaz, dont la pureté idéologique semble souffrir des contraintes du terrain, défie la biographie. Et c'est bien malgré lui que ce prince des paradoxes fait les frais de la geste érotico-politico-loufoque qui s'écrit sur son dos, fruit des indiscrétions, des cancans et de l'espionnage.

La créolité avait son éloge, il lui manquait sa farce. Mélange d'épopée tragique – ou «malgeste» – et de comédie de mœurs politique, la biographie fictive de Gros-Gaz met à nu les pratiques déloyales et véreuses des hommes les plus puissants de l'île. Dans une langue voluptueuse et dédaléenne, coupée de vrai ou de faux créole, cette chronique des guerres identitaires est une parabole borgésienne de la création romanesque, une satire rabelaisienne de l'«immondialisation» et de la «mondernité». Un roman à tiroirs et double-fonds, peuplé de personnages épiques, au nombre desquels Lorimer Printemps, héros du Bailleur d'étincelles, ou Amélie, «négresse-si-noire-que-bleue»...

À noter: une langue sauvageonne, drolatique et sophistiquée, associant joutes burlesques et ingénuité. Le troisième et dernier volet de la fresque créole du Bailleur d’étincelles.

boule
Jean Bernabé

Né en 1942 au Lorrain (Martinique), Jean Bernabé est professeur à l’université des Antilles et de la Guyane depuis 1984. Agrégé de Lettres, docteur d’État en sciences du langage, ce linguiste est un spécialiste reconnu de la langue créole, fondateur du Groupe d'études et de recherches en espace créolophone et francophone (GEREC-F).

Troisième mousquetaire de la créolité, il est le coauteur du retentissant manifeste Éloge de la créolité, avec Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant (Gallimard, 1988).

Romancier, il est l’auteur du Bailleur d’étincelles (Écriture, 2002), une «fable paillarde et loufoque qui acquiert, au fil des pages, profondeur et gravité» (Lire), suivi en 2004 de Partage des ancêtres.

Extrait

Premier layon

HÔTEL DE LA RUE

Leur ton sentencieux n'a jamais empêché les augures de la météo de se fourvoyer, ce qu'ils font plus souvent que rarement. Mais ce matin, au grand dam des douteurs professionnels, les prévisions d'hier soir ont bel et bien été confirmées par une chute brutale de la température. Quant à moi, Joël Barthélemy, fils unique de Siméon-Pierre Barthélemy et de Marinelle Valdansa, moi qui, façonneur de biographies, me suis improvisé pisteur des contemporains les plus considérables de mon île-sous-le-vent, j'en connais un que sa complexion – psychologique, pour le moins – rend frileux et pas qu'un peu. C'en est même au point qu'il ne se déplace jamais sans une sacoche bondée de pull-overs. Histoire de parer à toute éventualité, quoi!

Le froid, c'est la vraie phobie de Georges-Alexandre Zozime, natif de Morne Gros-Totote, gros bourg lové au bord tropical de la mer océane, dans un des replis de l'imposante chaîne du Taracondo, à quelque sept mille kilomètres de la chambre numéro 12 d'un certain hôtel parisien. Notre homme y est pour ainsi dire abonné depuis longtemps, à cette chambre. Et depuis si longtemps qu'il croirait non point rompre un vœu monastique – pour autant que je sache, il n'y mène point une vie d'ermite –, mais déroger à un contrat moral si, d'aventure, à l'occasion d'un de ses fréquents séjours dans la «capitale du monde» (l'expression est de lui), il s'installait, je ne dis pas même dans un autre établissement, mais dans une autre chambre, fût-elle limitrophe. À cette minute où je vous parle, il s'y trouve, dans cette chambre, «sa» chambre. Et, chose assez rare pour être notée, aujourd'hui, il y est tout seul, je veux dire sans présence féminine.

Une bonne douche et le voici la taille ceinturée d'une grande serviette de toilette. Assez vite, il la laisse retomber en boule. Tout simplement pour savourer, à même sa peau, la chaleur ouatée du radiateur. Un pur délice! Maintenant, tout au soin de ses «échauffures» (il n'emploie jamais d'autre mot pour désigner la mycose qui affecte ses orteils), il vague, à la dérobée, un regard nonchalant sur sa propre image réfléchie par le miroir mural. Géantin, ce miroir. Enveloppant. Oppressant, presque.

Tout à coup, il ramasse la serviette, la referme d'un air soupçonneux sur ses parties intimes. Et de lancer un œil mauvais à l'espion subitement flairé de l'autre côté de la glace. Comme si, sans tain, celle-ci livrait passage aux indiscrétions d'un voyeur infâme, suspecté de se repaître de ses nudités, des plus candides – ça lui arrive d'être sur son lit, dans le plus simple appareil, à lire tout en écoutant un programme musical à la radio, du jazz de préférence – comme des moins angéliques (ici, point n'est besoin de commentaires!).

In-vrai-sem-bla-ble, tout cela! N'empêche, stratégie oblige, il lui faut bien se raviser: calmer sa fougue, simuler l'innocence de l'attitude précédente, quand aucun pressentiment ne l'avait encore effleuré. Une seule issue, désormais: endormir la vigilance de l'Autre, en face. Avec une décontraction des plus étudiées, il laisse choir de nouveau la serviette à ses pieds. Jouer au plus malin est son unique préoccupation. Contre toute certitude, il se livre à une délicate simulation. Pas facile de jouer celui dont l'intimité est réellement protégée par quatre murs opaques. Le danger est de trop en faire, pour ainsi dire de surjouer la décontraction. Il arbore des mines frivoles, emprunte des allures badines, feint des airs dégagés. «Au point où j'en suis, se dit-il, je dois à tout prix endormir les soupçons provoqués par mon idiote et impulsive réaction de tout à l'heure.» Volte-face peu glorieuse, mais jugée de bonne politique. Elle risque pourtant de le faire passer pour un farfelu. «Way fout! Qu'est-ce qui m'arrive, poursuit-il en dedans. Première fois que j'éprouve une telle sensation!»

Elle a fait son temps, la saison des vertes années, en ces terres ultramarines arrosées qui par la Garonne, qui par la Seine. Et tout de bon, à part qu'il fut bien souvent tempétueux (et de quelles sortes-et-qualités de tempêtes ne s'enfla-t-il pas!), ce temps-là ne fut pas des plus atroces. Loin s'en faut!

Bien après la fin de ses études, Georges-Alexandre Zozime (Sansann pour la famille, Gros-Gaz pour la chronique populaire, celle-là même que, sauf contre-indication dictée par des nécessités supérieures, je m'efforcerai de suivre) a continué de considérer l'Hôtel de la Rue comme un haut-lieu de sa vie. D'ailleurs, bien souvent, il y retourne comme en un giron maternel. Diable! Le culte – filial ou amoureux – voué à ses mornes parviendrait-il, ô miracle, à s'accommoder d'un tel partage?

Il aura tour à tour, cet hôtel, causé à notre ami satisfaction, déception et surprise, sentiments qui, parmi d'autres, scandent l'itinéraire où s'éprouvent mes efforts de biographe. Tenez! Il y a deux ans, des travaux de rénovation ne l'ont-ils pas obligé à se replier, l'âme en peine, sur un complexe international sans âme? Une grappe de semaines plus tard, il est resté bec coi: la métamorphose de l'établissement était telle que, s'il eût été question de le débaptiser, rien n'eût été plus adéquat que de le renommer Palais des Glaces. Drôle d'idée, le propriétaire avait carrément tapissé de miroirs les murs des chambres et des salles de bains, seuls demeurant les plafonds en bon vieux stuc. Avec tous ces changements, Gros-Gaz – quelle désillusion! – y retrouvait à peine la fine sablure de ses émois d'antan, tous ces ébats partagés avec force gentes demoiselles et moult femmes mariées qui en rupture d'amour, qui en mal chronique de tendresse.

Pas aussi familière que par le passé, la maison reste encore familiale. Hommage à la méthode Coué, notre homme a même décidé d'en trouver le confort largement amélioré, pour une augmentation infime des tarifs. Et puis, poursuit-il dans son effort d'autoconsolation, le quartier n'a rien perdu de son charme d'antan.

En amour, Gros-Gaz a une prédilection pour les liaisons, disons... «exotiques». Statistiques en main, je pourrais vous le démontrer. Du coup, à l'Hôtel de la Rue, ses approches à l'endroit de la féminine escouade de service, même badineuses, ont très rarement eu le rapt pour objectif, fût-ce sur une courte distance ! C'est dire comme «sa» chambre (la 12) lui est une seconde demeure. En réalité, le foyer vivant d'un espace domestique, aux limites strictement identiques à celles dudit hôtel ! Mais aujourd'hui, rien ne va plus : il se sent le jouet d'une pulsion non point inédite, mais disons... mystérieuse, irrésistible, inexplicable même, vu ma récente confidence sur ses tropismes. Jugez-en!

Ce matin, après un rapide examen de ses relations avec le personnel, il décide d'en rehausser le niveau. Tout empli de ces calculs-et-dispositions, il rentre dans son logis. Une jeune lingère, ascendance barbaresque mâtinée d'un soupçon de gauloiserie, s'y démène! D'ordinaire, elle a la bouche plus sourieuse que le regard, Aïda-Alissa. Certains, enclins à l'enfermer dans la closerie de son arabité, abrègent son prénom en Aïssa, d'autres, carrément sensibles, au contraire, à la seule francité de ses allures-et-manières, en Alice. Inévitables avatars de la condition métisse. Une chose est sûre, l'usage par Gros-Gaz du prénom tout entier suggère une relation, pour le moment, plutôt indifférente! Sauf que, ce matin-là, quand la beurette aperçoit notre ami, ses yeux, question sourire, l'emportent sur sa bouche. Message sans équivoque pour «Monsieur Zozime» (en la place, le terme «Gros-Gaz» n'a, certes, pas droit de cité, droit qui d'ailleurs n'y fut jamais revendiqué). Au fait, le secret d'une si troublante métamorphose, et qui, croyez-m'en, n'est pas qu'oculaire, eh bien! notre Casanova des Tropiques ne le découvre même pas aux replis des draps qui, dix battements de paupières plus tard, enveloppent leurs deux corps entremêlés.
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Viré monté