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La Martinique après le débat sur les articles 73-74

L’expansion de l'école de la république et ses effets
sur le langage dans nos pays

État de lieux

Jean Bernabé

Dans mon titre générique, je dis bien: «état de lieux» et non pas: «état des lieux». Cette formulation est volontairement indéfinie parce qu’elle n’ambitionne pas d’être exhaustive. Elle vise à suggérer les limites de mes compétences, lesquelles s’investiront essentiellement dans le domaine socioculturel et historique, voire anthropologique. Celui de l’économie se prêtera sous ma plume essentiellement à interroger avec bon sens la réalité. Le questionnement n’est-il pas l’antichambre de toute entreprise de connaissance? Quant au domaine de l’analyse politique, je continuerai, dans la foulée de mes précédentes chroniques, à «marronner» allègrement, sous le regard vigilant, distrait, amusé ou peut-être – qui sait? – persifleur, des politologues patentés.

La présente analyse ne saurait faire l’impasse sur la conjoncture socio-économique internationale. Le peuple martiniquais éprouve en effet (confusément pour certains de ses membres, de manière plus consciente pour d’autres) le sentiment qu’il vit des heures difficiles, prémisses d’un avenir incertain, voire périlleux. Générée par les dérèglements imputables à l’ultra libéralisme, la crise mondiale constitue l’explication la plus communément invoquée pour expliquer, en contexte de mondialisation débridée, le désarroi de nos sociétés.

Elle est certes prégnante, mais n’y a-t-il pas lieu de déplorer qu’elle soit en permanence mise en avant pour justifier les politiques les plus réactionnaires et antipopulaires? Il convient d’étudier la réalité qui l’a précédée et celle qui se tisse sur sa toile de fond, que cette dernière soit éphémère ou plus durable.

La question de l’École sera ici rapidement esquissée. Initiée par Jules Ferry, la démocratisation de l’enseignement constitue, on le sait, un acquis de la IIIième République. Son accélération relativement récente aux Antilles a fait que la langue créole a cessé, au jour d’aujourd’hui, très majoritairement, d’être langue maternelle des Martiniquais, celle qui était naguère utilisée exclusivement par les très larges masses populaires. Cette métamorphose du paysage linguistique s’est faite au profit du français, langue sinon unique, du moins hégémonique de l’École. L’introduction sélective, assez récente (suite aux combats menés par les créolistes) et encore assez limitée du créole dans certaines classes du système éducatif, ne change rien à cette prédominance du français. C’est là un fait objectif sur lequel il n’y a aucun jugement de valeur à porter. Cela dit, les Martiniquais dans leur ensemble, malgré les apparences d’une francophonie quasi-généralisée, n’en vivent pas moins une situation langagière cruciale. Notre rapport au langage et plus singulièrement aux langues n’est pas sans problèmes. Loin de là!

L’anglais, notamment sous la forme internationalisée dite «globish» constitue (pour combien de temps encore?) la langue incontournée de la mondialisation. Il n’empêche que dans nos pays la voie royale de la modernité est réputée être tracée par l’appartenance à la francophonie. Cette dernière, redisons-le, est aujourd’hui bien plus extensive dans l’Outre-Mer français qu’elle ne l’était encore au tout début des années 1960. Ce dernier repère temporel marque en effet la fin de la société d’habitation, dans laquelle l’interaction entre maîtres et esclaves était étroite. Ce type de société constitue un cas particulier d’un système économique générique dit société de plantation. C’est à l’historien martiniquais Jacques Petitjean-Roget qu’on doit la distinction conceptuelle entre les deux expressions. Dans une perspective tout à fait innovante, ce dernier envisage à côté de la société d’habitation, deux autres cas de systèmes coloniaux plantationnaires : d’une part, les latifundia (propriétés immenses, notamment en Amérique du Sud, pouvant atteindre des milliers d’hectares, dont les propriétaires sont généralement absentéistes, donc sans contact avec la population serve et qui confient la gestion de leur bien à des intermédiaires) et, d’autre part, les microfundia (petites propriétés inférieures à un hectare ou avoisinant quelques menus hectares, exploités par une paysannerie modeste, ne possédant pas d’esclaves).

Les travaux de l’anthropologue Gerry L’Etang ont validé le repère temporel constitué par l’année 1960. Les données statistiques pointant la forte baisse en Martinique, dans la décennie 1960, des emplois dans l’habitation et dans le secteur secondaire lié cette dernière (l’usine), il note en effet qu’au même moment les emplois du tertiaire et du secondaire, hors production sucrière, deviennent majoritaires dans le pays. Cette décennie 1960 constitue pour la Martinique sa sortie de la société d’habitation. L’habitation a cessé d’être l’entité structurant l’économie (et le social) de l’île. On assiste donc à la fin d’un cycle qui, depuis la constitution de la société d’habitation (entre 1635 et 1685), avait duré environ trois siècles. Ce passage marque désormais l’entrée du pays dans la dépendance économique par le biais de transferts de fonds assurés par l’Etat. On assiste à un creusement de plus en plus négatif du PIB de la Martinique, au point qu’aujourd’hui les exportations couvrent à peine plus de 10% des importations. Mon propos dans cette chronique isolera par un choix purement conventionnel le pays Martinique de son environnement global en focalisant sur lui une analyse qui, toutes choses égales par ailleurs, pourrait peut-être concerner aussi de près ou de loin tel autre pays créolophone de la Caraïbe.

Revenons à l’École. Qu’on y prenne bien garde: fruit d’un enseignement de masse, les progrès de l’installation de la langue française ne signifient nullement un enracinement solide et profond de cette dernière dans la compétence langagière globale des locuteurs martiniquais. Cette dernière remarque pourrait être confirmée par tous les pédagogues aux prises avec d’énormes difficultés langagières, génératrices de freins tant à l’expression qu’à la conceptualisation. Elle renvoie aussi, il faut l’admettre, à une réalité plus large, impliquant l’Hexagone en première ligne. En sorte que le cas local semblerait n’en constituer qu’une simple déclinaison tropicale. Il est vrai que les problèmes de l’acculturation dans les banlieues françaises (endroits où se retrouvent quasi-exclusivement les migrants handicapés économiques) ne sont pas fondamentalement différents des nôtres, même si les causes ne sauraient être exactement les mêmes. Certains accuseront l’École et ses méthodes pédagogiques et, en remontant en amont, l’État et sa conception jugée délétère de l’éducation. D’autres, bien plus rares, seront enclins à rechercher dans la trajectoire historique de l’objet langue la raison de ce que je conçois comme une véritable "Bérézina culturelle".

Le mot, on le verra, n’est pas trop fort.

Assurément, la relation à la langue française dont témoignent avec un si exceptionnel brio tant d’écrivains de cette petite lèche de terre qui a nom Martinique est d’une richesse si flamboyante qu’elle ne peut que discréditer, voire condamner le point de vue apparemment pessimiste que je viens d’esquisser et que je compte développer avec toute la rigueur démonstrative souhaitable. Je tiens toutefois à préciser que si pessimisme il y a, il ne doit pas être attribué à celui qui fait profession d’observer les faits, mais aux réalités elles-mêmes que celui-ci se fait obligation d’analyser. On peut même pronostiquer que si la présente démarche devait s’avérer féconde au point de déclencher une réaction salutaire ne serait-ce que dans une partie du vaste corps martiniquais, son supposé défaitisme aurait matière à se transmuer en son contraire: l’espoir d’une transformation positive des mentalités actuelles et la modification de mal-être individuels en un mieux-exister plus largement collectif. Acceptons-en du moins l’augure!

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