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La chronique littéraire de Jean Bernabé

Le pouvoir, la presse et la pédagogie citoyenne

Jean Bernabé

Septembre 2012

Quand dans un pays donné se produit une révolution animée par des idéaux au service du prolétariat, il n’est pas facile pour les leaders de cette révolution d’admettre la liberté de la presse. Pourquoi?  Parce que dire, c’est faire. La parole est une action, jugée à tort ou à raison comme antirévolutionnaire, d’où sa censure. Dans ce cas, les ressortissants d’un pays social-démocrate condamnent cette censure, au nom précisément de la sacro-sainte liberté d’expression. La répugnance des révolutionnaires en question envers la diversité des points de vue s’explique par le fait que le peuple, n’étant pas formé, ne possède pas encore l’esprit critique lui permettant de séparer le bon grain de l’ivraie. Dans ce cas, faute de pouvoir former les masses et compte tenu de l’urgence, les révolutionnaires, pour accomplir l’idéal proclamé, cherchent à formater ces masses ou, si l’on préfère, les endoctriner. Seuls les médias au service de la cause (ils sont plutôt rares, par mesure d’unification de la pensée) ont droit de cité, tous les autres étant jugés potentiellement subversifs.

Médias libres ou chiens de garde?

Par nature et par définition, un Etat dictatorial ne peut donc que juguler la parole. Se considérant comme la mesure de toute chose, il ne peut admettre un discours autre que le sien,  censément opposé à la réalisation de ses objectifs. La censure lui est donc inhérente. Cela dit, si les dirigeants, enfermés dans leur idéologie, trahissent la cause du peuple et cultivent le pouvoir pour le pouvoir, leur dictature devient tout simplement monstrueuse. Du coup, la liberté des médias traditionnels de l’Occident apparaît comme étant le support de la démocratie et l’antidote logique et naturel du pouvoir de la dictature. Mais n’est-ce pas une pure illusion? En effet, si la dictature, degré zéro de la démocratie, est une réalité, nulle part n’existe «la» démocratie. Il n’y a que «de la» démocratie, à des niveaux plus ou moins élevés. Aussi, quand les pays occidentaux se targuent d’être «des» démocraties, il est évident qu’ils se livrent à une escroquerie qui est plus que sémantique, puisque dans ces différents les Etats, les niveaux de démocratie varient souvent selon un gradient très large. En tout cas, les pays qui croient pouvoir s’assigner un niveau significatif en la matière (je pense à la France, par exemple), loin de censurer les médias favorisent leur grand nombre, le but visé étant de créer, de par cette profusion et le brouhaha qui en résulte, une désinformation des citoyens de base. L’« infobésité » est le néologisme à la mode, qui caractérise ce diagnostique. D’ailleurs, la majorité de ces médias étant entre les mains des ploutocrates, la plupart des journalistes, même ceux qui adoptent des postures indépendantes et critiques, sont en réalité, selon l’expression de Paul Nizan, des «chiens de garde» du système. Infime est le nombre de ceux qui restent en marge, voire à distance des intérêts des classes dominantes, qu’ils combattent avec des moyens limités, ce qui, bien évidemment, constitue un handicap à leur visibilité et la notoriété de leur parole. Dirons-nous alors que la liberté de la presse est forcément garante du salut des masses populaires? Certes non! La réalité est bien plus complexe que ce que les idéologues, adeptes de l’ultralibéralisme, veulent nous faire croire.

L’instance politique et l’instance médiatique

Il existe une instance politique et une instance médiatique, avec pour chacun des temps et des modes opératoires différents, voire apparemment contradictoires et antagonistes. En fin de compte,  elles convergent dans l’intérêt des classes dominantes, même si elles se donnent l’air d’être en compétition, comme pour rendre hommage à l’idée de démocratie. Ce n’est assurément pas chose facile que de sortir de ce dilemme au terme duquel se trouvent renvoyées dos à dos autant la détestable censure dictatoriale que l’hypocrite liberté de la presse prétendument démocratique, même s’il est vrai, historiquement, que cette dernière résulte en général d’âpres combats contre le despotisme.

Comme je l’ai dit précédemment, les médias dits libres ne sont pas à l’abri de toute critique. Il n’est d’ailleurs pas inutile de garder à l’esprit que le terme «média» dit ce qu’il veut dire: «ce qui occupe une position médiane». Autrement dit, les médias ne sont pas les masses, même s’ils prétendent dans bien des cas être les porte-parole du peuple, mais elles ne sont pas non plus le pouvoir, même s’ils sont de manière affichée ou subreptice au service des puissants. La vraie question qui se pose est celle qui concerne le séquençage de l’action politique. Il y a la séquence  révolution + formation des masses ou au contraire la séquence formation des masses + révolution. Laquelle est préférable?  Poser cette question, c’est y répondre, car dans le premier cas, la formation se transforme en formatage et que dans le deuxième cas, la formation constitue un tremplin vers la révolution. Elle est prérévolutionnaire, le mot révolution signifiant ici modification radicale, fut-elle violente ou au contraire progressive, des rapports politiques et sociaux inéquitables qui sont en train de conduire la planète et, par voie de conséquence, l’humanité à sa perte.

Sur l’éducation laïque

S’agissant de la formation des citoyens, j’ai d’emblée acquiescé à la décision ministre Peillon concernant la création d’un enseignement de la «morale laïque». Au-delà des débats sémantiques et autres quolibets, qui constituent autant de résistances soulevés dans certains milieux de droite par une telle déclaration, on se réjouit d’apprendre qu’elle aurait été plébiscitée par 91% des Français. Mon intervention d’aujourd’hui vise à signaler que de manière plus discrète, parce que non éclairée par les flashes du pouvoir, cette démarche a déjà été mise en œuvre dans notre pays. Elle n’est pas encore collective mais elle ne manquera pas de le devenir, si notre peuple est soucieux de prendre ses responsabilités. Elle ressortit à la publication récente (bien avant les propos du ministre) de deux ouvrages intitulés respectivement «Progression pour l’étude de l’histoire et de la géographie. Coup de main aux collégiens» et «Progression pour l’étude du français. Coup de main aux collégiens».

Leur auteur n’est autre que Robert Saë, dont les talents pédagogiques se sont déployés bien au-delà de sa pratique professorale, dans l’animation devenue légendaire d’une émission  interactive de formation politique le dimanche matin sur radio APAL. Ces deux ouvrages, qui ne se veulent pas des encyclopédies, sont l’expression du parcours d’un enseignant, aujourd’hui à la retraite, souhaitant léguer une conception citoyenne de l’enseignement.

Ne souhaitant retenir que quelques traits essentiels de ces deux livres, je noterai tout d’abord leur visée humaniste et globalisante combinée avec une approche non pas martinicanocentriste (nous ne sommes pas le nombril du monde) mais martinicanocentrée. C’est là une démarche préventive contre le déversement d’une morale laïque qui noierait notre pays dans une République Française uniformisante. Je ne nie pas que, malgré un grand souci d’objectivité, l’idéologie de gauche radicale transpire derrière cet enseignement, mais je dois aussi reconnaître que ce qui pourrait être considéré comme un travers est largement compensé par une exposition intégrée des données paléontologiques, archéologiques, historiques et géographiques. En réalité, ces données ne sont que des matrices qu’il conviendra de développer dans une démarche collective et concertée, afin d’aboutir à une série de manuels couvrant l’ensemble de la scolarité et fournissant matière à un débat formateur, le maître devant rester un arbitre loyal. Pour ce qui est du manuel de français, le souci de plonger l’élève dans les réalités quotidiennes loin du culte fétichiste des «grands auteurs» correspond à un souci de réalisme et de proximité avec le vécu. La découverte de la langue française se fait selon une logique grammaticale rigoureuse et constamment en phase avec les nécessités de l’expression correcte et d’une communication ouverte tant sur le local que sur le vaste monde, sans se perdre dans un universalisme abstrait.

Une démarche citoyenne inédite

La démarche citoyenne de Saë, je la qualifie du terme savant de cruciforme. Elle se développe en croix (qu’on n’y voie pas une allusion prophétique au crucifié!), c'est-à-dire avec un axe vertical et un axe horizontal. L’activité de l’enseignant correspond à une certaine verticalité, le maître étant censé en connaître plus que l’élève. La dimension horizontale se manifeste à travers l’impulsion qu’il donne à KTKZ (kolétetkolézépol, que pour m’amuser, je note de manière symboliquement collée, mais qui officiellement est noté : kolé tet kolé zépol). Il y a là un véritable renouveau de l’action et de la pensée citoyenne à la Martinique. Loin de tout dogmatisme, sans rien céder à son idéal révolutionnaire si nécessaire dans notre pays tellement affligé de maux sociaux et autres, sans envoyer aux oubliettes la lutte des classes, Saë  contribue à l’impulsion de KTKZ comme lieu de dialogue authentique. Toutes les idées, toutes les pensées y ont droit de cité ! Est-ce une forme bourgeoise et ultralibérale d’éclectisme? Non ! C’est, par delà tous les clivages qui affectent notre société, une manière pour les Martiniquais de s’écouter, de recoudre le tissu déchiqueté qui les empêche de faire peuple, alors qu’ils constituent une nation. D’entendre les voix qui sourdent des profondeurs d’eux-mêmes et dont ils ignorent bien souvent les sources. Car c’est de découvrir nos voix que, sans jeu de mot incongru, nous pourrons repérer notre voie collective. Souvent les prises de positions politiques sont liés à des héritages familiaux. Certains suivent l’héritage, d’autres, rebelles, le récusent et on a une société clivée au détriment de l’intérêt commun. KTKZ ne se veut pas la voie, mais il ouvre une voie vers une réconciliation qui n’est pas un renoncement naïf à la lutte, telle qu’elle est décrite par le même Saë, dans l’ouvrage dont il est co-auteur1, paru en mai dernier et qui fait état de 40 années d’âpres luttes au côté du prolétariat paysan et ouvrier. Le caractère  horizontal de cette formation tient au fait qu’il ne comporte pas un maître «Je- sais-tout» distribuant des satisfécits et des mauvais points. On a plutôt affaire à une auto-formation dans la réciprocité!

A la Martinique et même ailleurs, pareille entreprise est, à ma connaissance, inédite, venant d’un militant confirmé de la «libération de l’homme», pour reprendre le mot de Fanon. On l’aura compris: la double formation (verticale de la jeunesse et horizontale des adultes) est placée par la nouvelle inflexion de son action militante en première position du séquençage de notre vie politique. En cela, elle est prérévolutionnaire (au sens le plus noble de changement radical et fécond de ce terme) et, par définition elle prévient tout formatage propagandiste et tout endoctrinement aliénant! Dès lors, les médias locaux, hexagonaux et internationaux pourront continuer à faire retentir leur brouhaha, ils ne parviendront pas à couvrir nos voix et biaiser notre voie. A condition, toutefois, que nous empruntions le chemin d’une reconstruction collective et concertée de nous-mêmes !

Note

  • «Asé pléré annou lité» À la croisée des chemins. Regard sur une composante du ùmouvement anticolonialiste martiniquais» de José MUCRET, Robert SAË et Jean ABAUL.

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Sommaire de la chronique littéraire

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