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La chronique littéraire de Jean Bernabé

Autour de Fanon

15. Les avatars de l’aventure coloniale

Jean Bernabé

2012

Décédé au début des années 1960, Fanon n’a pas été témoin des lendemains des indépendances africaines. Nul doute qu’il eût été attristé de constater les dérives dont elles ont été le théâtre. Attristé, mais pas forcément étonné! En effet les exigences de sa pensée son telles qu’elle contienent en creux l’analyse implicite de ces évolutions négatives. Le présent article entend s’inspirer plus de la dynamique de la pensée fanonienne que des contenus explicites de cette pensée.

Il a été établi dans le précédent article une distinction cruciale entre d’une part, une exocolonisation (ou colonisation en externe) à travers laquelle un Etat utilise comme auxiliaires de son entreprise les colons, qu’il commandite en quelque sorte, et, d’autre part, une endocolonisation (ou colonisation en interne), à travers laquelle les colons, se libérant de la tutelle de l’Etat colonial, prennent en main sous des formes diverses l’entreprise coloniale. Une relecture inédite de la guerre d’indépendance qui en 1776 a conduit à la naissance des Etats-Unis d’Amérique permet de légitimer une telle distinction. A partir de là, on peut mieux comprendre tous les multiples avatars de l’aventure coloniale.

Exocolonisation, endocolonisation, décolonisation

On peut constater que toutes les révolutions qui ont conduit, notamment au XIXème siècle, à l’indépendance de la quasi-totalité des pays d’Amérique ont consacré le passage d’une exocolonisation initiée par les métropoles respectives (Angleterre, Espagne, Portugal) à une endocolonisation, prise en main par les locaux. On a affaire là à des décolonisations verbales, fictives, et non pas réelles. Il s’agit, en fait, d’une perpétuation de la colonisation menée, cette fois, par des bourgeoisies nationales, de civilisation européenne, voire européocentrique. La première guerre d’indépendance cubaine menée contre l’Espagne a abouti en 1898 et la seconde a abouti en 1959, menée par Fidel Castro, contre les USA, soutiens et complices de la bourgeoisie nationale, son auxiliaire néocolonial. L’originalité du projet révolutionnaire castriste a consisté précisément à éviter que la révolution cubaine soit un prolongement de l’exocolonisation yankee à travers une endocolonisation mise en œuvre par les classes bourgeoises, inféodées à l’Oncle Sam! D’où le blocus punitif et revanchard dont ce pays a été, et demeure encore victime. (Qu’en pensez-vous, Monsieur Obama? Un deuxième mandat sans échéance électoraliste vous rendra-t-il aux promesses qui ont fait votre charisme auprès d’une opinion publique mondiale en attente d’une Amérique moins prédatrice?)

Décolonisation et néocolonialisme

Le néocolonialisme est précisément cette forme de colonisation qui sous des aspects plus ou moins pacifiques (indépendances africaines des années 1960) ou, au contraire dans des modalités franchement violentes (indépendance de l’Algérie) a prolongé une exocolonisation par une endocolonisation, laquelle se fait au profit d’une bourgeoisie nationale, s’actualisant ou se construisant à travers ce processus. Cette bourgeoisie nationale pratique, en réalité, une endocolonisation qui n’a pas certes pas lieu d’être territoriale et qui, par conséquent, est sociale. La rupture d’avec la métropole est verbale : en réalité, l’ancienne métropole explicitement et officiellement évacuée reste implicitement influente (le cas le plus flagrant est celui de la bien nommée « Françafrique »).

Le cas particulier des Territoires et départements français dits d’Outre-Mer

La décolonisation (verbale ou réelle)  se présente sous deux formes:   

 a) la rupture institutionnelle d’avec la métropole (cas de loin le plus fréquent)

 b) la continuité institutionnelle avec la métropole (cas particulièrement rare, consacré, notamment dans le système colonial français par la loi de 1946. Cette continuité est représentée par la situation atypique des Départements Français dits d’Outre-Mer. Cette décolonisation par intégration recouvre en fait une nouvelle forme de colonisation. La situation créée par cette «décolonisation par continuité» est d’une complexité qu’il ne faut pas s’arrêter d’analyser, faute de quoi on risque de s’y enliser plus profondément.

La loi d’assimilation de 1946 est une véritable contradiction. Elle produit pour nos pays un passage de l’exocolonisation à l’endocolonisation, mais dans un invraisemblable amalgame, selon lequel l’exocolonisation s’assimile de facto à une endocolonisation, les auxiliaires de la métropole étant constitués non plus par les seuls descendants des colons békés, mais aussi par l’ensemble des éléments d’une bourgeoisie nationale (encore inconsciente d’elle-même), dont le cheval de bataille est l’assimilation dans ses diverses dimensions juridiques, politiques, socio-économiques et culturelles.

Contrairement à ce qui s’est passé dans la quasi-totalité du continent américain, il n’y a jamais eu, en fait, de dissociation entre le donneur d’ordre colonial français et ses auxiliaires locaux. Qui plus est, le colonisé lui-même devient alors un auxiliaire, une force-relais d’un colonisateur auquel il finit par s’identifier, puisqu’il est à la fois colonisé (en tant que Martiniquais) et colonisateur (en tant que Français), ce qui est cause d’une véritable double contrainte, au sens psychologique de cette expression. Situation confuse donc, et faite, redisons-le, d’amalgames difficiles à démêler, ce qui constitue une source non petite d’aliénation.On comprend alors pourquoi la notion de nation, qui a accompagné les révolutions par rupture, se trouve alors obérée dans le cas de la décolonisation par continuité avec la métropole.

Les résultats ambigus d’une décolonisation ambigüe

Les Martiniquais pensent majoritairement aujourd’hui que la question nationale n’a plus lieu d’être, parce déjà résolue. Oui, puisque la Martinique est juridiquement partie intégrante de la France, qui est une nation! Raisonnement spécieux, mais découlant en droite ligne de la confusion créée par l’assimilation juridico-politique. Dès lors, n’est-ce pas l’idée de nation qui doit constituer l’objet prioritaire d’une pédagogie politique au service de la résolution des problèmes des Martiniquais? Comment à travers une nouvelle approche de l’éducation et de la culture remédier à la situation psychosociologique difficile dans la quelle se trouvent la nation martiniquaise, encore largement inconsciente d’elle-même comme nation? Comment mettre en œuvre une pédagogie politique visant à la désocculter et amener les Martiniquais à une prise de conscience des enjeux d’une véritable décolonisation?

La question de l’indépendance, quelle que soit la manière dont elle est posée, ne peut faire l’économie d’une prise de conscience préalable de la nation. Dans sa dimension non pas nationaliste et xénophobe, mais nationalitaire et internationaliste, condition d’une véritable identification collective, différente, bien sûr, de l’identité (notion dont je n’ai cessé, à travers cette chronique, de critiquer les implications essentialistes). Vaste programme! Pas forcément effrayant ni intimidant! Question de mise en perspective des priorités, c'est-à-dire de pédagogie. Voilà pourquoi nous devons nous unir, coller, comme disent les Haïtiens «nos têtes et nos épaules», pour réfléchir ensemble à l’avenir de notre pays.

Conclusion de la série «AUTOUR DE FANON»

D’aucuns ont pu s’étonner qu’un chronique littéraire ait sur plusieurs semaines consacré tant de pages à une approche de données idéologiques et politiques. Mais n’est-ce pas là-dessus que, d’une manière ou d’une autre, se bâtit le «discours antillais»? J’ose espérer maintenant que l’éclat de la «pensée-torche» de Fanon n’aura pas été inutile pour une meilleure compréhension des enjeux de notre littérature.

Fin de la série

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Sommaire de la chronique littéraire

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 Viré monté