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Le 25 mars 2007 fut la Journée internationale de la commémoration du bicentenaire de l’abolition de la traite transatlantique des esclaves par le Parlement britannique. En fait, cette journée n’a retenu l’attention qu’en Grande Bretagne, en Amérique du nord et dans la Caraïbe anglophone1.
Abolition de la traite ou de l’esclavage
C’est le Danemark qui fut le premier pays européen à interdire la traite des esclaves en 1803. Les Etats-Unis emboîtèrent le pas en 1808. Ce n’est que lors du Congrès de Vienne en 1815 que les autres puissances coloniales de l’époque (la France, l’Espagne, le Portugal, la Russie, la Suède, l’Autriche, la Prusse) décidèrent d’abolir la traite négrière transatlantique et invitèrent tous les pays européens à en faire autant. Ce commerce se poursuivit cependant durant la majeure partie du 19e siècle, soit en raison de la complaisance de pays qui avaient signé le traité, soit par l’action de ceux qui n’avaient pas répondu à l’appel de Vienne. Ainsi, la dernière expédition négrière reconnue comme telle à partir du port français de Nantes, la Virginie, date de 1830 et on note l’arrivée au Brésil d’esclaves du Mozambique jusqu’en 1862! De plus, il y a trop souvent confusion entre l’abolition de la traite et l’abolition de l’esclavage. Or, il est possible de militer en faveur de l’abolition de la traite tout en soutenant l’esclavage.
Ce n’est qu’en 1833 qu’une loi interdit l'esclavage dans l'Empire britannique. La France suivit en 1848, les États-Unis en 1865 (après la Guerre de Sécession) et le Brésil en 1888. La traite transsaharienne pratiquée par les Arabes musulmans depuis le 7e siècle, se poursuivra cependant2. Bref, différentes puissances coloniales abolirent la traite, puis l’esclavage, à des dates différentes. Tout au long de ce 21e siècle, il y aura probablement des commémorations particulières de bicentenaires qui seront autant d’occasions de réflexion sur les causes historiques, les enjeux et les modalités d’opération de cette tragédie ainsi que sur ses conséquences durables pour le monde entier.
Il est cependant opportun de rappeler qu’en 1997, par sa résolution 29C/40, la Conférence générale de l’UNESCO a proclamé le 23 août de chaque année Journée internationale du souvenir de la traite négrière et de son abolition, afin d’inscrire cette tragédie dans la mémoire de tous les peuples.
La Journée du 23 août est l’occasion d’institutionnaliser la mémoire, d’empêcher l’oubli, d’effacer ce crime contre l’humanité, de rappeler le souvenir d’une tragédie longtemps occultée ou méconnue et de lui restituer, eu égard à son caractère universel, la place qui doit être la sienne dans la conscience des hommes. Cette célébration, dont les enjeux sont tout à la fois la vérité historique, le développement, la solidarité, la promotion de la tolérance et des droits de l’homme, doit donc mobiliser toutes les nations et la société civile dans son ensemble3.
Il faut apprécier l’engagement et la lutte des abolitionnistes européens comme par exemple les Quakers qui obtinrent la prohibition de l'esclavage au Vermont dès 1777, les chrétiens anglais qui créèrent la «Société pour l'abolition de la traite» en 1787, l'abbé Henri Grégoire et le journaliste Jean-Pierre Brissot qui, en 1788, à la veille de la Révolution française, mirent sur pied la «Société des Amis des Noirs» ou encore le député anglais, William Wilberforce, qui lança au Parlement de Westminster la dure bataille contre la traite. Il faut cependant souligner le fait que les premiers abolitionnistes furent les esclaves eux-mêmes. De leur capture en Afrique jusqu’à leur vente et à leur exploitation sur les plantations des Amériques, leur résistance fut constante. Selon les circonstances, ils adoptèrent toute une gamme de moyens d’action: révoltes sur les bateaux négriers, rebellions, suicides, marronnage, accommodements de survie, etc. Cette date du 23 août fut choisie pour rendre hommage à leur combat inlassable pour leur libération.
La révolution haïtienne
L’île d’Haïti fut le lieu des premiers établissements des Européens dans le Nouveau Monde. C’est là qu’ont été expérimentées les différentes formes d’exploitation coloniale mises en œuvre dans les Amériques, dans toutes leurs dimensions sociale, économique et raciste. Ce fut le lieu des premiers contacts avec les Amérindiens, le lieu des premières résistances. C’est là qu’arrivèrent les premiers esclaves d’Afrique. C’est là aussi que prit naissance, dans la nuit du 22 au 23 août 1791, l’insurrection qui a été à l’origine du processus d’abolition de la traite négrière transatlantique, a ébranlé de façon radicale et irréversible le système esclavagiste et a joué un rôle déterminant dans l’émancipation des peuples d’Amérique latine et des Caraïbes.
Le soulèvement général des esclaves d’Haïti (que les Français appelaient alors Saint-Domingue) en août 1791 vint couronner une longue histoire de lutte. Il déboucha sur l’abolition de l’esclavage dans l’Ile et l’indépendance le 1er janvier 1804. Haïti est alors devenu le seul pays au monde (et sans doute de l’histoire de l’humanité) à naître d’un soulèvement d’esclaves, le premier État d’Amérique constitué entièrement d’hommes libres.
Le Canada devrait s’intéresser davantage à cette histoire. Au commencement de ce pays était la Nouvelle France et l’esclavage y a existé. Les esclaves de la Nouvelle France venaient généralement des possessions françaises des Antilles, y compris Saint-Domingue qui occupait le tiers occidental de l’île d’Haïti. Plusieurs personnages de l’histoire du Québec (administrateurs, soldats, marchands, aventuriers) vécurent à Saint-Domingue ou la visitèrent durant cette époque. À côté du grand commerce triangulaire entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique, il y a eu le petit triangle colonial4 entre Québec, Port-Royal (l’Acadie) et Saint-Domingue, alors la plus riche colonie du monde. Le traité de Paris de 1763 qui ratifia la cession de la Nouvelle France à l’Angleterre permit essentiellement à la France de protéger Saint-Domingue, la colonie à laquelle elle tenait le plus, la colonie qu’a convoité la Grade Bretagne durant tout le 18e siècle. Les soubresauts de la Révolution française lui fournirent l’occasion de tenter sa chance.
À l’annonce de l’exécution de Louis XVI en janvier 1793, les grandes monarchies européennes entrent en guerre contre la France. Les Espagnols essayèrent les premiers de s’emparer de Saint-Domingue et l’un des principaux meneurs de la grande insurrection, Toussaint Louverture, fit même cause commune avec eux un certain temps. L’Espagne promit la liberté à ceux qui combattaient pour elle mais pas l’abolition de l’esclavage, ce que le Commissaire civil français Sonthonax consentit à faire en août 1793. Toussaint Louverture décida alors de se rallier à la France. Deux ans plus tard, soit en 1795, l’Espagne cédait à la France même la partie orientale de l’île qu’elle occupait.
La Grande Bretagne, avec l’appui des grands propriétaires, tenta également, dès septembre 1793, de prendre le contrôle de Saint-Domingue et mobilisa à cette fin d’imposantes ressources humaines et matérielles et y engagea la plus importante force expéditionnaire de son histoire. John Graves Simcoe, premier Lieutenant-gouverneur du Haut-Canada (1791), qui joua un rôle essentiel dans l'organisation du premier gouvernement civil dans ce qui est aujourd'hui l'Ontario et introduisit la première loi limitant l'esclavage dans l'Empire britannique en 1793, fut commandant en chef des troupes britanniques à Saint-Domingue en 1796-1797. Son armée subit des pertes très sévères5. Les Anglais offrirent par la suite à Toussaint Louverture de reconnaître sa royauté sur l’île, sous protectorat anglais. Il refusa car la Grande Bretagne ne s’engageait pas à abolir l’esclavage. Le successeur de Simcoe, le général Thomas Maitland, signa un traité de paix avec Toussaint Louverture, ce dernier s’engageant notamment à ne pas envahir la Jamaïque, et les troupes anglaises évacuèrent Haïti en mai 1798.
Plus tard, en 1802, la France envoya une imposante armée, commandée par le beau-frère de Napoléon, pour essayer de rétablir l’esclavage à Saint-Domingue. Cette armée fut écrasée par les troupes haïtiennes, commandées alors par Jean-Jacques Dessalines, le successeur de Toussaint Louverture. Pour accéder à l’indépendance, Haïti dut donc vaincre les trois plus grandes puissances coloniales de l’époque: la Grande Bretagne, l’Espagne et la France! Ce furent les premières grandes défaites militaires des empires coloniaux européens aux mains des colonisés.
Le prix à payer fut (et est encore terrible) mais ce soulèvement ébranla tout le système colonial des Caraïbes et des Amériques. La Révolution haïtienne engendra en effet un irrésistible processus de libération dans les Amériques. (…) Jusqu’au milieu du 19e siècle, l’exemple d’Haïti inspira une multitude de révoltes et de rébellions dans toute la Caraïbe et les Amériques. De plus, Haïti appuya différentes luttes de libération nationale dans toute la région. La plus fructueuse fut celle menée par Simon Bolivar qui déboucha sur l’indépendance de plusieurs pays latino-américains. Enfin, la perte de la colonie de Saint-Domingue obligea Napoléon à céder la Louisine aux États-Unis pour pouvoir continuer à financer ses guerres en Europe. Autrement dit, ces événements ont eu également une profonde influence sur l’évolution de plusieurs sociétés du monde occidental, même quand leurs histoires officielles n’en font aucune mention.
Droits humains et mémoire
La contribution la plus importante de la révolution haïtienne à l’histoire de l’humanité fut cependant de concrétiser l’universalité des droits humains, ce principe qui est aujourd’hui la référence ultime en termes d'éthique et de morale, la norme à l'aune de laquelle on jauge tous les états du monde. Les révolutions américaine et française qui la précédèrent de peu se réclamèrent certes des idéaux des droits humains mais butèrent toutes deux sur la question de l’esclavage et optèrent pour l’intérêt économique plutôt que les principes. Les esclaves qui ont fait la révolution de Saint-Domingue furent donc de véritables «héros de l’émancipation humaine».
La philosophie nous enseigne que l’être humain représente une formidable exception dans le monde6: il est le seul à avoir une «conscience de lui-même». Il ne se contente pas de vivre, il sait qu'il vit, il sait aussi qu'il mourra. Dès lors, "vivre" devient autre chose que simplement "être vivant". "Vivre" implique un problème de sens, et donc de visée et c’est ce qui pose la liberté comme exigence absolue (mais toujours en situation). C'est cette capacité de chacun de faire de soi un sujet libre et responsable qui est le fondement des droits et des devoirs humains. La négation de cette possibilité d’être véritablement humain fait de l’esclavage un crime contre l’humanité.
Cette date du 23 août fut également choisie pour nous aider à mieux saisir bien des situations contemporaines.
«La traite négrière, l’esclavage et ses abolitions appartiennent à l’histoire. Ils n’appartiennent pas au passé. Ils nous permettent de comprendre un présent hélas marqué par le racisme et les discriminations hérités de cette histoire tragique».7
Outre son intensité, ce qui distingue la traite transatlantique, c’est le développement du racisme comme outil de légitimation. Le fait que cette idéologie ait survécu à l’abolition est un indice de l’importance des séquelles de cet esclavage sur les conditions d’inégalité sociale et économique que connaissent encore aujourd’hui les Africains et les Afro-descendants. Il est donc important de promouvoir l’enseignement de l’histoire et des conséquences de la traite négrière.
Les individus et les sociétés se construisent par la transmission des acquis et des savoirs. Aussi, le verrouillage de la mémoire joue un rôle de premier plan dans toute tentative de déshumanisation, notamment dans la production de l'esclave. Refuser de reconnaître aujourd'hui les torts causés hier, c'est s'ôter toute possibilité de se défaire de la charge du passé; c'est s'enlever le pouvoir de tourner la page avec dignité et, surtout, bloquer les possibilités de vivre ensemble aujourd'hui en adoptant une posture pouvant perpétuer ce passé. C'est desservir le présent et hypothéquer le futur8. L'éducation doit être cet instrument d’apprentissage et de conservation de la mémoire collective, véritable fondement du lien social.
En 1998, l’UNESCO lançait le projet «Briser le silence» qui vise à inscrire dans les programmes scolaires du monde entier l’enseignement de la traite négrière transatlantique, un chapitre méconnu de l’histoire universelle. Ce programme cible surtout l’enseignement secondaire et est disponible au Réseau des écoles associées de l’UNESCO dont font déjà partie un certain nombre d’écoles canadiennes. Il vise à favoriser la réflexion éthique sur la portée et les conséquences de la traite transatlantique (et sur les formes nouvelles d’esclavage), et à stimuler la solidarité avec les peuples qui en ont été victimes. Il interroge également l’avenir et incite à la réflexion sur la construction de nouvelles citoyennetés respectueuses de nos sociétés, de plus en plus multiethniques et multiculturelles9.Un tel programme rejoint donc pleinement des préoccupations fondamentales de la société canadienne.
(texte paru dans Directions- Recherche et politiques sur l'élimination du racisme , été 2007. Directions est la revue de la Fondation canadienne des relations raciales. Publié aujourd’hui avec une correction.)
Notes
- C’est sur une proposition de la CARICOM que l’Assemblée générale des Nations Unies a résolu à l’unanimité, le 28 novembre 2006, de faire du 25 mars 2007 la Journée internationale de célébration du bicentenaire de l’abolition de la traite transatlantique des esclaves.
- L’Iran abolira officiellement l’esclavage en 1929, le Bahrein en 1937, le Koweit en 1949, l’Arabie saoudite en 1963 et la Mauritanie en 1980. Cependant, comme pour le cas de la traite transatlantique, l’abolition officielle ne mit pas forcément fin à la pratique.
- Message du Directeur général de l’UNESCO (Koïchiro Matsuura) à l’occasion de la Journée internationale du souvenir de la traite négrière et de son abolition, 23 août 2002.
- Icart, Lyonel (2006) «Haïti en Québec. Notes pour une histoire». Ethnologies, vol. 28, no 1.
- Ce n’était pas la première fois que les Haïtiens rencontraient les Anglais sur le champ de bataille. Durant la guerre d’indépendance des États-Unis, un millier d’affranchis de Saint-Domingue s’engagèrent comme volontaires dans les troupes françaises. Ils s’illustrèrent notamment lors de la bataille de Savanah. Plusieurs d’entre eux devinrent des cadres militaires dans la lutte pour l’indépendance d’Haïti.
- Jeanne Hersch. Pourquoi l'homme a-t-il des droits? Amnesty Suisse. Bulletin romand, section suisse, n° 1, janvier 1988, Berne (CH).
- Message du Directeur général de l’UNESCO (Koïchiro Matsuura) à l’occasion de la Journée internationale du souvenir de la traite négrière et de son abolition, 23 août 2005.
- Icart, Jean-Claude (2004): «Réparations - Tourner la page avec dignité». Le Devoir, Édition du samedi 2 et du dimanche 3 octobre 2004.
- Message du Directeur général de l’UNESCO à l’occasion de la Journée internationale du souvenir de la traite négrière et de son abolition, 23 août 2005.