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Parole indomptée
ou parole rebelle:
les engagements intellectuels
de Tontongi

 

Par Alain Saint Victor
Historien et enseignant

 

 

 

 

 

 

 

 

La Parole indomptée / Memwa Baboukèt, Tontongi • ISBN 978-2-343-05393-6 • 15 mars 2015 • 292 pages • 26,60 €.

Ce qui à première vue frappe dans le dernier ouvrage de Tontongi c’est l’effort continu qu’effectue l’auteur de placer l’émancipation de l’être humain au centre de ses réflexions. Si pour certains cette question reste abstraite, si elle tombe dans le cadre d’une généralisation abusive, ne tenant pas compte du contexte social et historique, pour Tontongi, il est clair que l’émancipation prend corps dans la lutte de libération des peuples opprimés. Page après page, il prend position et dès le tout début de l’œuvre, il déclare son «parti pris de solidarité organique avec l’humanité souffrante…». La responsabilité de l’intellectuel, comme le remarque Chomsky, est «de dire la vérité et d’exposer le mensonge». En ce début du XXIe siècle, face au drame de la nation haïtienne, qui, de jour en jour, devient de plus en plus déchirant, cette responsabilité est, pour l’intellectuel haïtien, d’autant plus importante qu’il vit dans sa chair et dans sa conscience ce drame comme étant le sien.

Si Tontongi considère «qu’une œuvre littéraire qui n’exprime pas l’humanité souffrante ou qui n’en rend pas compte» comme un «échec ontologique cuisant», il s’oppose, par contre, à toute contrainte officielle, toute idéologie dominante (qu’elle vienne de l’État, de ses institutions ou de la classe dirigeante) qui prescrirait à l’œuvre littéraire et à toute œuvre intellectuelle son contenu, sa forme et son orientation. La parole, celle de l’intellectuel, devrait être, par conséquent, une «parole indomptée», en constant «marronnage», elle ne peut être prise «dans l’enceinte réductrice de la pensée officielle, que celle-ci provienne des institutions étatiques ou d’autres suppôts de la superstructure dominante comme les universités, les médias de communication de masse…».

Cette «parole indomptée» est dans son essence une parole libre et démystificatrice. Elle est à contrecourant du conformisme intellectuel, que ce dernier reflète l’absolutisme d’une pensée unique ou qu’il tend à institutionnaliser le relativisme. L’enjeu de cette «parole» est de prendre position en toute liberté sur des sujets touchant des réalités humaines qui interpellent la conscience, qu’elles soient l’oppression et la résistance héroïque du peuple palestinien, la lutte écologique, le combat contre le racisme, etc. Face au drame du peuple haïtien, cette «parole» est nécessairement plurielle, mais pour Tontongi, elle s’applique essentiellement à analyser deux aspects de la réalité de notre pays que l’auteur connait bien : notre littérature en tant qu’expression artistique d’une certaine réalité sociale et la langue créole en tant qu’elle constitue non seulement un moyen de communication légitime - dans la mesure où elle est la langue de tous les Haïtiens - mais également en tant que langue dominée dans une société qui est toujours sous l’emprise de la domination culturelle coloniale.

Une pensée sartrienne
Dans l’ouvrage, Tontongi consacre trois chapitres à Jean Paul Sartre. L’éloge qu’il y fait du philosophe témoigne de son attachement à cette pensée de la liberté qui caractérisait si bien l’intellectuel français. Mais l’admiration de l’auteur pour Sartre se fonde surtout sur ce combat permanent, cette volonté constante qu’avait le philosophe d’engager la philosophie et la littérature «jusqu’aux yeux». Sa préface lumineuse du célèbre essai de Frantz Fanon, Les damnés de la terre, et son essai L’Orphée noir font partie de ces œuvres intellectuelles et littéraires du XXe siècle, qui demeurent incontournables pour comprendre l’idéologie colonialiste. Toutefois Sartre demeure actuel, et Tontongi nous amène à comprendre la contemporanéité de la pensée du philosophe, car, pour lui, «Sartre reste bien vivant, défiant, indépassable : la lutte pour fonder l’espoir restera inchangée tant que subsistent l’oppression et l’exploitation d’un groupe humain par un autre groupe humain.» Et l’on comprend les raisons de cette insistance à penser le moment présent en prenant pour base l’existentialisme: la situation catastrophique actuelle est avant tout le résultat de l’emprise totalisante des formes multiples du capitalisme, en particulier l’individualisme exacerbé et les tentatives répétées de briser tout lien social.

Dans cette lutte à mort de tous contre tous et de chacun pour soi, l’homme devient non seulement un loup pour l’homme, mais constitue également une force de destruction de la nature elle-même. Rien n’échappe à l’emprise du capital, et la situation actuelle illustre bien cette réalité. En s’interrogeant sur cette situation du monde, l’auteur invite le lecteur à penser avec lui les positions que Sartre aurait prises s’il était vivant. Cette façon d’interpeller la conscience du philosophe constitue certainement l’acte d’assumer son héritage intellectuel. Tontongi se fait l’interprète de l’intellectuel français en s’imprégnant lui-même notamment de sa pensée humaniste et émancipatrice. De multiples interrogations touchant les droits des homosexuels, la montée du racisme et de l’extrême droite, la lutte de libération du peuple palestinien, les tentatives de réduire au silence Julien Assange et Edward Snowden, les causes du terrorisme, le platonisme compréhensible d’Alain Badiou, l’enlisement dans une réification profonde des relations sociales, etc. Face à tout cela, le philosophe aurait pris position, et il le prend dans la mesure où sa pensée reste vivante, comme nous le rappelle sans cesse Tontongi. Il serait également intéressant d’ajouter à ces interrogations les positions qu’aurait assumées le philosophe face à l’écroulement du bloc soviétique, au renouveau de la pensée de Marx, à ses travaux théoriques des années 1960, travaux qui constituent d’immenses tentatives de concilier le marxisme avec l’existentialisme. Il aurait compris que le marxisme reste plus que jamais «la philosophie indépassable de notre temps», particulièrement en ce temps présent dominé par le néolibéralisme et la course effrénée aux profits.      

L’engagement dans le contexte social haïtien
 Si l’«engagement» est pour Sartre essentiel dans l’œuvre littéraire et philosophique, cette notion prend un sens particulier dans les pays dominés: il ne s’agit pas simplement d’engager la littérature, de la transformer en expression artistique qui met à nu l’oppression du peuple, l’injustice qu’il subit ou encore de montrer l’aliénation d’une certaine petite bourgeoisie en mal d’être (comme ce fut le cas des premières œuvres de Roumain), il s’agit surtout de construire l’œuvre de sorte qu’elle puisse, comme l’écrit Tontongi, être «dialectiquement alimentée, interpénétrée avec le réel, avec en plus une exigence particulière, délibérée, pour communiquer avec le […] peuple opprimé, dans un langage clair, libéré des élitismes.» Pour l’auteur, Paul Laraque, Jacques Roumain, Pablo Neruda, Louis Aragon et Landgston Hugues font partie de ces écrivains dont l’œuvre dénonce, mais aussi communique  avec le peuple. Sa profonde sympathie pour Paul Laraque reflète une volonté commune de combattre l’oppression et la domination. Tontongi considère la poésie de l’écrivain comme une «écriture poétique organique», dont les vers, d’une simplicité esthétique parfois déconcertante, montrent, par des expressions métaphoriques inspirées du terroir, les dessous d’une réalité complexe, et qui demeurent impénétrables au discours politique.

          
Pour Tontongi, on ne peut, toutefois, écarter la question du choix de la langue dans l’acte d’écrire. Le créole en tant que langue subissant l’exclusion historique, le rejet dévalorisant, langue que l’on considère incapable d’exprimer tout ce qui touche à la «culture» et au «savoir», est un «espace» de combat incontournable pour dénoncer l’aliénation culturelle et la domination idéologique. Pour l’auteur, il est nécessaire, «dans la présente situation d’inégalité entre le créole haïtien et le français, dans tous les cas où il est possible [que les écrivains haïtiens écrivent] dans les deux langues». Ce choix n’est pas seulement esthétique, il reflète une position idéologique, mais aussi politique qui consiste dans un premier temps à valoriser la langue, à montrer, comme l’illustre Tontongi dans l’ouvrage, «l’équivalence de compétence entre les deux langues…». En choisissant d’écrire dans les deux langues, l’auteur nous fait comprendre «que la critique littéraire au niveau académique est possible et faisable dans le créole haïtien et que les préjugés du contraire sont foncièrement le produit de l’ignorance et non scientifiquement fondés.»

La lutte pour la valorisation du créole, pour sa place dans l’éducation, pour son utilisation dans les œuvres littéraires et scientifiques s’inscrit, par conséquent, dans le cadre d’une lutte globale d’émancipation. C’est pourquoi, le combat pour le créole ne se réduit pas à des questions d’ordre uniquement linguistique, il est fondamentalement politique. L’évidence que l’auteur appréhende clairement toute la dimension politique de ce combat se manifeste dans la critique qu’il fait à juste titre de la nomination de Dany Laferrière à l’Académie française. Pour Tontongi, cette nomination constitue un acte politique dans la mesure où elle ne s’appuie pas uniquement sur la valeur de l’œuvre littéraire de Laferrière (dont il ne fait pas toutefois son propos) mais vise plutôt au renforcement de la francité en Haïti, mais aussi dans le Tiers-Monde «francophone».

La parole libre, indomptée, rebelle traverse ce dernier ouvrage de Tontongi. Elle se fait multiple en abordant différentes productions littéraires d’auteurs connus et peu connus de notre littérature.

L’ouvrage est une contribution importante à l’effort continu de mieux saisir les problématiques contenues dans notre littérature depuis les années 1980.

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