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Manman, pa kite yo koupe janm mwen! Par Marlène Rigaud Apollon Pascale Monnin, Janvier 2010, Port-au-Prince, 36 secondes qui ont fait basculer notre ville. © Collection Galerie Monnin. |
Le fils de mon mari, mon fils, est mort dès les premières heures du tremblement de terre qui a dévasté Port-au-Prince et d’autres villes d’Haïti le 12 janvier 2010. Je n’ai pas la force de raconter le cauchemar que nous avons vécu jour après jour pendant des jours et des jours depuis que nous avons appris la nouvelle. Comme je l'ai dit à la messe commémorative pour lui le samedi 30 janvier dernier, sa mort a été comme un tremblement de terre dans nos cœurs, nous laissant vidés, en choc, écrabouillés, amputés de lui. Il nous faut du temps pour nous remettre. Mais devant l’immensité de la pile de souffrances des dizaines de milliers de personnes de toutes nationalités qui pleuraient les leurs ou ne savaient pas s’ils avaient survécu et continuaient à espérer contre toute raison, comment ne pas pleurer de douleur et d’angoisse avec eux? Tant de sentiments, tant d’émotions m’ont traversée!
J’ai pleuré de joie chaque fois que l'on dégageait un heureux survivant de dessous les décombres. Je me suis sentie frustrée quand une jeune femme à qui on avait demandé ce qui était advenu au cadavre de son bébé a répondu "Yo" jete li, "On" l'a jeté, et le journaliste de bonne foi, ma foi, a traduit "Je" l'ai jeté. Traduction fautive qui s'est répandue à travers la planète donnant au monde entier une mauvaise impression de cette pauvre mère. De même, j’ai été agacée par l’erreur de cette autre journaliste qui rapportait qu'un jeune blessé ne cessait de demander «Why», Pourquoi?, ne sachant pas, évidemment, que nos «Way», de douleur n’ont rien à voir avec les «Why – Pourquoi».
J’ai hurlé de terreur en moi-même de concert avec ceux qui hurlaient de terreur parce qu'on les amputait "à vif", souvent sans qu'ils comprennent clairement ce qui leur arrivait ou parce qu’ils avaient mal, ou parce qu’ils avaient peur. J’ai été horrifiée et j’ai hurlé pour eux.
Mais de toutes les horreurs dans ce dédale d’horreurs que la télé nous ressassait presque sans arrêt, celle qui m’a été la plus intolérable est la détresse vive, crue et palpable de cette mère a qui on demandait de faire ce "choix" rapide et terrifiant: autoriser les médecins à amputer la jambe de son fils immédiatement, ou refuser sa permission et le condamner ainsi à une mort certaine.
Je me sens encore secouée par le violent mouvement de tout son corps qui disait NON de toutes ses forces. Je me sens encore secouée par les cris déchirants de son petit garçon la suppliant, suppliant, suppliant, encore et encore, de toutes ses forces: «Manman, pa kite yo koupe janm mwen! Manman, pa kite yo koupe janm mwen! Manman, pa kite yo koupe janm mwen!» «Maman, ne les laisse pas me couper la jambe!»
«Comment êtes-vous parvenue à supporter toutes ces souffrances atroces que l'on a vues en Haïti ces derniers jours?» m’as-tu demandé. Que puis-je te répondre?
J’ai été réconfortée par la rapide mobilisation du Président Obama des vastes ressources des Etats-Unis, par le débordement de secours venus du monde entier, par la générosité d’individus et d’organisations, et par l’amour, la compassion, la solidarité dont Haïti a été l’objet.
J’ai été fière des médecins haïtiens de la diaspora, ceux de l’AMHE (Association de Médecins Haïtiens à l’Étranger) et tous les autres, parmi lesquels ma sœur Michèle, qui se sont immédiatement rendus sur place pour mettre leur expertise, leur affinité culturelle et linguistique et leur connaissance du pays au service de leurs compatriotes. Fière aussi des Haïtiens sur place qui se sont entraidé, toutes classes confondues, pour dégager, souvent mains nues, des survivants des décombres ou pour partager eau, nourriture ou autres nécessité et qui ont fait preuve de patience, de résilience, de foi et de détermination d’aller de l’avant.
Mais, plus que tout, je n’ai pu m’empêcher de sourire d’espoir devant le geste glorieux de ce petit bonhomme, bras ouverts en V de victoire, sourire rayonnant sur son visage poussiéreux et regard étincelant, qui avait survécu plus longtemps que les statistiques le prévoyaient. Il restera pour moi le symbole de cette catastrophe.
J’ai pensé à lui quand Marie Alice, une amie de longue date de ma sœur Marie José, établie en France, lui a écrit que quelques jours après le tremblement de terre, elle avait relu mon premier recueil de poèmes Cris de colère, Chants d’espoir, publié en 1992. Et parmi tous les poèmes qui l’avaient frappée et dont elle avait indiqué les pages, elle avait reproduit «Résurrection», qui, soulignait-elle, avait «toute une signification pour nous». Il dit tout simplement:
Le printemps suit l'hiver
Le calme, la tempête
Et l'aube suit le crépuscule.
L'amour suit la haine
L'espoir, le désespoir
Et la vie suivra la mort.
«Tels sont nos souhaits pour notre chère Haïti» avait-elle conclu. Tels sont les miens aussi.
3 février 2010
Marlène Rigaud Apollon sur le site Île-en-Île.