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Hommage à Pierre Vernet, pionnier
de la franco-créolophonie haïtienne

Robert Berrouët-Oriol

Source Le Nouvelliste

Haïti 2006

Haïti, 2006. Photo Frédéric Gircour.

À la une des mauvaises nouvelles qui mugissent d'Haïti depuis le tremblement de terre du 12 janvier, j'ai eu, avec stupeur, la confirmation du décès de mon ami Pierre Vernet, linguiste, doyen de la Faculté de linguistique appliquée où j'ai enseigné durant sept ans. L'information soutenait qu'il aurait péri en même temps que 300 étudiants et plusieurs enseignants présents dans l'institution... L'espace d'un cillement disparaissait un intellectuel de grand cru, qui avait, avec le concours de l'AUPELF (Association des universités partiellement ou entièrement de langue française) et l'aide obstinée de Jean-Claude Castelain, d'abord fondé dans les années 1970 le Centre de linguistique appliquée de Port-au-Prince. Cette institution, inédite dans le paysage éducatif haïtien, deviendra quelques années plus tard la Faculté de linguistique de l'Université d'État d'Haïti.

Docteur en linguistique de la Sorbonne, Pierre Vernet, durant les années 1990, a soutenu avec l'intelligence du cœur les premiers accords de coopération terminolinguistiques entre le Québec et Haiti. Ces accords ont été conceptualisés par Robert Fournier et moi: à l'époque, j'avais la responsabilité, à l'Office de la langue française, du vaste dossier des écoles de traduction du Québec et du Canada. Il s'agissait alors, pour le gouvernement du Québec, de permettre à nos étudiants en traduction/terminologie, au Québec et également dans plusieurs universités du Canada, d'accéder durant leur formation au riche contenu de la Banque de terminologie de l'Office de la langue française. Grâce aux accords de coopération entre le Québec et Haïti, plusieurs étudiants haïtiens ont effectué des stages de formation au Québec; un début de transfert de connaissances a vu le jour, et Haïti a pu être admise au RINT (Réseau international de néologie et de terminologie). On retiendra, pour la bonne intelligence des efforts alors consentis, que le Québec confirmait une fois de plus son statut avant-gardiste dans les domaines de l'ingénierie linguistique, de l'aménagement linguistique, de la terminologie et de la coopération linguistique.

Visionnaire engagé, Pierre Vernet est à l'origine de la publication des premiers lexiques spécialisés, français-créole, publiés en Haiti par son institution. Il fût, avec les éminents linguistes Yves Dejean et Pradel Pompilus, un pionnier de l'enseignement du créole et en créole au niveau universitaire. Il a favorisé l'enseignement de la littérature haitienne au plus près des corpus disponibles et sous l'angle incontournable de la phénoménologie des pratiques textuelles. Ces dernières années, il s'est beaucoup investi dans la réflexion sur l'aménagement linguistique dans l'espace franco-créolophone haïtien. À ce chapitre, on l'a vu défendre du bec et des ongles le projet d'une francophonie haitienne moderne, dynamique, ouverte au plurilinguisme et aux technologies de l'information et de la communication à l'ère d'Internet. Sa grande blessure aura été sans doute de n'avoir pas pu convaincre les autorités constitutionnelles de son pays, avant sa mort, de conduire une véritable politique linguistique ayant pour charpente l'alphabétisation de la population haitienne et l'introduction du créole – aux côtés d'un enseignement mieux adapté du français – comme langue d'enseignement à tous les niveaux de la transmission des savoirs, du primaire à l'université en passant par les écoles techniques et professionnelles. Profondément instruit de l'exemplaire aménagement linguistique du Québec induit par la Loi 101, Pierre Vernet rêvait, têtu et généreux, d'un Office des deux langues haïtiennes – le français et le créole – , dont la mission ciblerait l'alphabétisation, la généralisation de vocabulaires et lexiques bilingues adaptés aux besoins linguistiques de l'enseignement, dans le droit fil d'une créolistique renouvelée et moderne.

Avec la disparition de Pierre Vernet, sous les décombres de la Faculté de linguistique de l'Université d'État d'Haïti, c'est une inestimable mémoire, un patrimoine linguistique précieux qui disparaît. Certes nous le pleurons, et avec lui des milliers d'étudiants et d'enseignants, des milliers d'élèves ensevelis sous les pierres encore chaudes de la stupeur et du deuil... Mortifère, le paradoxe nous prive de parole: les linguistes, hommes des sciences du langage, sauront-ils nommer la grande blessure du 12 janvier 2010, cette blessure sans préjugés qui enferre et entombe et les corps et l'intelligence? À l'assèchement prochain de nos larmes, le meilleur hommage que l'on rendra à Pierre Vernet consistera, sans doute, à poursuivre et moderniser son oeuvre. Car reconstruire un pays c'est d'abord reconstruire sa parole et ses rêves... Les Québécois d'origine haïtienne y mettront, j'en ai le sentiment, la meilleure part d'eux-mêmes.

J'ai souvenance de Pierre Vernet accompagné de son épouse, certain dimanche après-midi, chez moi à Fermathe en banlieue de Port-au-Prince, où il venait déguster mes concoctions hasardeuses de thé antillais au prétexte, encore une fois, de discuter lexicologie et terminographie... À tout coup, il avait en mains un poème de Magloire St-Aude qu'il tenait à lire à haute voix et, dans sa besace, il portait de discrets petits jets de prose poétique qu'il rêvait, un jour, de publier, comme son lexique du maïs...

Robert Berrouët-Oriol
Montréal, le 28 janvier 2010


NDLR: l'auteur est linguiste-terminologue et poète. Dernières publications: «En haute rumeur des siècles», poésie, 2009, éd. Triptyque; «Poème du décours», poésie, 2010, éd. Triptyque.

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