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Louis-Philippe Dalembert Palais national. Photo Garry Jean, source metrololehaiti.com. |
Depuis mardi dernier, on m’écrit ou tente de m’appeler de partout: France, Italie, Suisse, Etats-Unis, Canada, Angleterre, Allemagne, Côte d’Ivoire… On? Des amis, des connaissances, des journalistes. Même l’instituteur de mon fils, à Paris, s’en est inquiété auprès de lui. Emus par les images vues à la télévision ou sur Internet, certains témoignent leur sympathie, proposent leur aide. D’autres souhaitent un témoignage. Tous voudraient que je raconte ou explique ce qui se passe. Mes collègues écrivains sont l’objet des mêmes sollicitations.
Comment raconter l’inénarrable? Comment dire ces cadavres d’enfants et d’adultes, de jeunes et de vieux, d’hommes et de femmes qui jonchent les rues? Ces blessés transportés à dos d'homme, dans une brouette, sur des brancards improvisés? Des enfants charrient d'autres enfants. Et ces visages hagards, comme s'ils n'étaient pas conscients de ce qui leur est arrivé. Des centaines de milliers de personnes déambulent dans les rues à la recherche de proches disparus, de produits de première nécessité. Certains tentent, les transports en commun ne fonctionnant pas, de rejoindre un autre lieu qu’elles espèrent plus clément. Souvent à l’arrivée, ils tombent sur des souffrances semblables aux leurs.
Mon frère et moi, nous tournons nous aussi dans la ville. À mains nues, avec une pioche, une pelle, la population tente de déblayer les décombres à la recherche d’un survivant. Un jeune homme croisé dans la rue nous dit, un sourire effaré au coin des lèvres: «Je n’ai perdu que ma sœur et mon premier fils.» Pour cette fille, ce sont «seulement» cinq tantes. Plus loin, une vieille dame parle à haute voix au cadavre gisant à ses pieds. Il règne un chaos indescriptible.
La petite école de management de mon frère n’est plus qu’un tas de gravats. On en a sorti, pour l’instant, une dizaine de corps sans vie. Il doit en rester beaucoup d’autres sous les décombres. Au moment de la secousse, trois classes étaient en cours. Le gardien, qui retire des ruines d’inutiles dossiers, y a perdu un fils. Nous laissons les lieux pour aller à la recherche de denrées disponibles, faire la tournée des proches, aider aussi les gens livrés à eux-mêmes à se déplacer d’un lieu à un autre. L’arrière de la Pick-up est vite chargé. Il faut refuser du monde. Souvent, nous ne pouvons que les rapprocher de leur destination. Mais ils prennent le temps, en descendant, de venir remercier. Et que Dieu vous bénisse! Nous n’avons rien fait pourtant, ou si peu.
Je pense au vers du poète martiniquais Aimé Césaire: «Nous sommes un peuple qui a beaucoup marché.» N’empêche, les regards transpirent la fatigue. L’incrédulité aussi. Ils n’arrivent pas à en croire leurs yeux. Les lieux symboles de la capitale sont par terre: la Cathédrale, l’église du Sacré-Cœur, le Palais présidentiel, le Palais de Justice, la Direction générale des impôts, le ministère des Affaires étrangères, le Parlement, l’Hôtel de ville, la poste centrale, le marché en fer, les pompes funèbres Pax Villa, avec le corps d’un voisin, dont on aurait dû chanter les funérailles ce vendredi matin... Le corps finira par être retrouvé et enterré dans un simple drap blanc. A la radio, Toto Bissainthe chante «Dèy o! M ap rele dèy o. Ayiti.» O deuil! Je crie deuil. Haïti.
Pour les uns, les prières et les chants religieux, qui résonnent jour et nuit dans la ville, font fonction de bouée. Béni soit l’Eternel! Les autres s’accrochent hébétés aux grilles du Palais présidentiel, appelé ici palais national. Ils font plus que constater l’ampleur des dégâts. Tout se passe comme si cette immense bâtisse blanche plantée au cœur de la ville, temple de la convoitise de tous les politiques, était plus importante que leurs masures réduites en poussière. Comme si une quelconque réponse pouvait leur venir de cet amas de déblais et de ferrailles.
Le Président mettra près de vingt-quatre à intervenir. Après Barack Obama et Nicolas Sarkozy. Mais il a une excuse: lui aussi est sinistré, le palais national et sa maison ont été touchés, se justifie-t-il. Et puis, il ne pouvait pas intervenir sans avoir réfléchi auparavant sur ce qu’il fallait dire et faire. Ici, gouverner n’est pas prévoir. Les onze mille soldats et policiers de la Mission des Nations unies pour la stabilisation eh Haïti (Minustah) ont eux aussi disparu. Ils ont eux aussi une excuse. Leur chef a laissé la vie au cours du séisme, deux des bâtiments qui les hébergent se sont écroulés.
Heureusement, la solidarité entre les uns et les autres se met très vite en place. Comme à chaque désastre dans ce pays, la population tente de prendre les choses en main avec ses moyens, dérisoires. La solidarité spontanée tient lieu d’organisation et l’humour de thérapie de groupe. On partage le peu dont on dispose. Ceux qui en ont la possibilité accueillent des voisins ou des parents éloignés. Chaque soir, on est plus nombreux à l’Hôtel du courant d’air, selon l’appellation donnée par un voisin à la cour de mon frère. Les moustiques, ajoute-t-il, sont les meilleurs DJ de la ville et ils ne font pas payer la prestation. En plus d’être belles, les nuits sont fraîches en ce mois de janvier. Elles sont aussi trouées des vrombissements des avions et des hélicoptères de secours accourus du monde entier. La piste de l'aéroport dont la tour de contrôle a volé en éclats se trouve à moins d’un kilomètre.
La population m’étonne par sa patience. D’autres la trouveraient résignée. Faux! Depuis deux jours, la ville a commencé à se vider. Les gens tentent, de leur propre chef, de trouver refuge en province. Mais où? De nombreuses autres villes: Jacmel, Léogâne, Les Cayes… ont été tout aussi fortement touchées. Plus tard, les télévisions étrangères montreront au monde les rares scènes d’émeute au moment de la distribution de l’aide internationale ou de pillage, sans saluer la patience et le courage de ce peuple. Mais nous le savons, nous. Et c’est pour ça que je fais face sans pleurer. Ici, un homme, ça ne pleure pas.
Louis-Philippe Dalembert
Port-au-Prince, janvier 2010