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Haïti - Séisme du 12 janvier 2010 Témoignage de Rodney Saint-Éloi
Photo Jean-Claude Castelain. |
Vous vous trouviez où au moment exact du tremblement de terre?
Invité à participer à la deuxième édition du Festival Étonnants voyageurs, je suis arrivé à Port-au-Prince le 12 janvier par le vol d’Air Canada (AC 950). A 16 :30, j’étais à l’enregistrement de l’Hôtel Karibe quand l’employé m’a fait savoir que quelqu’un m’attend au bar. En effet, c’est mon ami Thomas Spear. J’ai croisé au même moment Dany Laferrière, qui devait partir pour un entretien, il m’a invité à manger, et m’a accompagné dans ma chambre pour que je dépose en vitesse mes valises. Je me suis donc retrouvé au restaurant de l’hôtel Karibe. Dany a commandé un demi-homard, et moi un poisson gros-sel. Dans l’attente, nous parlions du poète Amoz Oz, de son livre Seule la mer que je lui avais offert avant son voyage pour Port-au-Prince. On était en train de manger la salade de choux que l’on entendit quelque chose qui ressemble à des tirs nourris… ou mille marteaux piqueurs qui s’acharnaient sur le plancher de bois. Cela a semblé durer une éternité jusqu’à ce que le cuisinier fuie… Là, j’ai compris que ce n’était pas une plaisanterie. J’ai couru, et je me suis jeté par terre, avec l’impression que cela doit être la fin.
Qu'avez-vous ressenti? Est-ce que le sol s'est dérobé sous vos pieds?
J’ai ressenti au cours de cette minute quelque chose d’inhabituel. Des secousses, des secousses indescriptibles. Tout se met à vaciller autour. J’ai vu voler en éclats l’hôtel. J’ai vu l’instant de la craquelure. La fissure mange ce monument, l’hôtel que je viens de découvrir. Et tout devient si simple, sans orgueil ni vanité, dans l’exacte mesure des choses. Là, le sol s’est effectivement dérobé sous mes pieds. Je n’avais pas compris, d’un côté la force brute, sauvage, impassible, et de l’autre la soumission à cette fatalité. Je voulais une relation plus complexe… moins arbitraire. Et nous autres, abattus tous par terre comme de simples jouets de la fatalité. Seul un grand nuage de poussières enveloppe la ville.
Après le tremblement de terre, quel spectacle avez-vous découvert à l'extérieur de votre hôtel?
À l’Hôtel, il y a un complexe d’appartement, qui s’est effondré. Des 5 étages du building, le rez-de-chaussée a disparu. Les cris des survivants nous ont alertés. En deux temps, trois mouvements, le secours a été improvisé. Une échelle pour sauver une famille bloquée au quatrième. Une hache pour ouvrir les portes… l’odeur du sang et de la mort. Ainsi commence une froide comptabilité: les morts et les vivants. Comme les téléphones ne fonctionnent pas, on est tous pris au dépourvu. On a l’impression qu’il ne reste pas grand-chose. À côté de nous, on entend les voix étouffées sous les décombres, et on sait que des dizaines de morts ou de mourants sont là. Mais on est impuissants. Et les nombreuses secousses nous effraient tous après.
En dehors de l’hôtel, les gens se sont rassemblés pour s’organiser et pour éviter le pire. Quelques nouvelles parviennent: l’hôtel Montana, le Palais national, le palais des ministères, les écoles, les églises, etc. Des rumeurs circulent très vite. Elles ne laissaient présager rien de bon. On s’organise pour dormir. L’équipe d’étonnants voyageurs: Michel et Mélani Lebris, Maëtte Chantrel, Agathe du Bouäys, Isabelle Paris, est sur le court de tennis. On se rapproche l’un de l’autre par le malheur, une famille de voyageurs étonnés, unis par la fragile tendresse du malheur et de l’attente.
Comment avez-vous perçu les réactions de la population dans les jours qui ont suivi?
Le lendemain, on a dû aller voir de nos propres yeux, question de confirmer ou non les rumeurs apocalyptiques. On veut aussi s’impliquer et aider les autres. Mais on ne sait pas comment. Ni mot d’ordre. Ni leadership. L’équipe au pouvoir était aux abois… Chaos. Je pense à mes parents, et surtout à mes amis Franketienne et à Gary Victor. Nous commençons à recevoir de la visite: Joelle Vitiello, Emmelie Prophète et Lyonel Trouillot. Joëlle Vitiello nous apprend que le Wireless fonctionne devant l’hôtel. On a trouvé alignés une quinzaine d’internautes qui donnent des nouvelles… Tous, ils disent la même chose à leurs proches: ils sont vivants. Et j’ai réquisitionné un ordinateur pour écrire à mes proches, et au bureau à Virginie, à ma copine Lorrie, aux amis, question de dire que nous allons bien, Dany et moi… Emmelie Prophète est sur les lieux, mais elle n’a pas de gazoline pour nous sortir de l’hôtel. Lyonel Trouillot s’est proposé; Dany a pu ainsi aller voir sa mère, chez qui nous avons rencontré le poète Christophe Charles qui déclare que 2011 sera son quarantième année de publication, et qu’il la veut toute l’année à lui seul pour célébrer son œuvre. Sur la route, les dégâts sont indescriptibles. La maison de Franketienne est fissurée. Nous nous sommes arrêtés chez lui, et il nous dit, en pleurant, qu’il n’a pas à vivre à 74 ans cette chose barbare. Il parle de sa pièce de théâtre qu’il s’apprête à jouer, et qu’il répète et qui dit que la terre vacille, tremble, et les palais s’effondrent. On regarde les cordes qui servent de décors à la pièce. On lui parle de Sarajevo, et de poursuivre sur les ruines son théâtre, car face à l’extrême, on aura besoin de ses mots. On est rentrés à l’hôtel… Au retour, la même détresse, absolue.
Ne craignez-vous pas que les États-Unis en profitent pour recoloniser discrètement Haïti?
À cette phase, on ne craint rien. Les États-Unis ont colonisé et recolonisé Haïti depuis deux siècles. Qu’ils soient aujourd’hui à visage découvert pour parler de construction et de reconstruction, c’est bon signe. Ce qui est à éviter c’est simplement que la détresse des Haïtiens ne soit un prétexte aux volontés de puissance des pays occidentaux. Déjà, on entend la grogne entre la France et les États-Unis. L’urgence aujourd’hui est de traverser cette vallée de larmes, de faire face à ce séisme, en donnant à l’humanitaire et à la coopération le visage d’une solidarité sociale réelle et effective. Les Haïtiens qui sont debout doivent enterrer leurs morts, faire leur deuil, et main dans la main, recommencer 1804, cette fois, avec l’appui de tous les pays du monde.