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Une exploration au sein de l’armée à la fin
des années 1950 et au début de la décennie suivante.

À propos de l’ouvrage de Teddy Thomas

Alain Saint-Victor

Le dernier livre de Teddy Thomas, Souvenirs et Réflexions d’un Ex-Militaire1, nous fait découvrir un univers doublement fascinant: il dévoile le parcours existentiel d’un jeune homme, Jean Pradel, qui s’inscrit dans l’armée pour servir son pays, et il nous invite aussi à mieux comprendre le fonctionnement de cette armée, ses mécanismes, ses intrigues et son évolution à une époque où le duvaliérisme imprègne de plus en plus les institutions de l’État. L’écriture est d’une élégante simplicité, l’écrivain s’assure que chaque partie de l’ouvrage s’intègre harmonieusement dans ce qui constitue le tout de l’histoire, son unité littéraire, de sorte que le lecteur, plongé dans le récit, veut toujours en savoir plus.

L’histoire est, en fait, un roman autobiographique. Jean Pradel est le personnage principal; ce nom est porteur d’une mémoire, celle d’une lutte d’émancipation menée par l’esclave Padre Jean, l’un des premiers révoltés contre l’esclavagisme, méconnu ou ignoré par l’histoire officielle. Si ce nom nous renseigne sur la psychologie du personnage, l’auteur prend soin de nous décrire dans toute sa réalité, dont il a été lui-même témoin en tant qu’officier, l’institution de l’armée et les véritables personnages qui en faisaient partie. En ce sens, l’ouvrage n’est pas une biographie romancée, dans laquelle la narration serait dominée par un imaginaire contraignant, qui plongerait le lecteur dans un univers où la fiction prend le dessus sur la réalité.

L’objectif de l’écrivain est tout autre. Si Jean Pradel est un personnage fictif, tout ce qu’il fait est ancré dans une réalité vécue par l’auteur lui-même: l’utilisation du personnage permet en fait à Thomas de prendre une distance par rapport à cette réalité, de mieux l’appréhender, de transformer ses souvenirs en une mémoire grâce à laquelle l’analyse devient possible.

Le récit est émaillé de réflexions constituant des pauses dans la narration, ce qui permet de mieux comprendre le contexte historique dans lequel le récit se déroule, mais également de mieux saisir la pensée de l’auteur. Aussi, apprend-on, pour Jean Pradel, «la carrière militaire devait être prise comme une mission et considérée comme un sacerdoce au service de la société et du pays» (p. 52). Cette perception quasi religieuse du rôle de l’armée n’est pas une simple figure de style puisque, pour le jeune Pradel, l’institution militaire représente avant tout un lieu de transformation de soi, de réalisation et d’expression du patriotisme. C’est cette pensée qui le guidera dans toute sa carrière militaire.

Outre l’aspect proprement psychologique du récit, qui procure à l’ouvrage cette fraîcheur nostalgique du temps de l’adolescence, l’écrivain nous donne également l’occasion de découvrir des événements qui ont marqué notre histoire contemporaine: la scission au sein de l’armée au cours des élections de 1957, scission non seulement idéologique, caractérisée par la question de la couleur (de la peau), mais scission aussi qui s’est transformée en conflit armé au cours de la journée du 25 mai 1957. Ces événements rapportés avec force détails nous permettent de mieux saisir le contexte des élections; ils dévoilent en même temps, à la grande déception de Pradel, cette tendance de l’armée, depuis la deuxième moitié du XXe siècle, à s’immiscer dans la politique.

Sa formation militaire terminée, le jeune cadet Pradel part à la découverte de la réalité du pays. Affranchi «de la tutelle parentale», il se sentait enfin maître de son destin, n’étant plus confiné à jouer le rôle de l’adolescent modèle, d’élève brillant à l’école secondaire, qui faisait siens, avec une ardeur quasi religieuse, tous les principes moraux enseignés par la famille, son milieu social et le système scolaire. À l’académie, également, il s’est évertué rigoureusement à appliquer tout ce qu’on lui avait enseigné. Et cela semblait l’étouffer, mais cet héritage «spirituel», qui imprégna son esprit depuis l’enfance, avait constitué sa personnalité. Il devait maintenant l’assumer en devenant un officier modèle.

À Hinche, où il occupe son premier poste, les multiples facettes d’une réalité, dont il ignorait l’existence, s’offrent à lui dans toute leur brutalité. Le rôle du militaire était couplé avec celui du policier. Non seulement le jeune officier devait prendre en charge des soldats mal préparés et mal équipés, mais également il devait régler toutes sortes de conflits entre civils. Il découvre «très tôt que l’un des éléments structurels du problème confronté par le militaire haïtien est que son travail ne correspond pas à sa formation professionnelle […] il dut faire face à des situations pour lui des plus inédites: cambriolages de magasins et enquêtes policières, découverte de cadavres mutilés d’enfants, tentative de séquestration de jeune femme, […], interpellation de prétendu loup-garou, querelles de marchandes, etc.» (p.114-115). Cette réalité-là, il ne s’y attendait pas, mais Pradel effectuait sa tâche consciencieusement, en respectant rigoureusement les principes moraux, de justice qu’il faisait siens, et en faisant preuve de professionnalisme qu’il avait pris soin de développer chez lui au cours de son passage à l’académie.

Le jeune officier ne tardait pas à découvrir non plus que la structure de l’armée elle-même laissait à désirer et ne correspondait pas à son fonctionnement réel. «Quant à ce qu’on appelait chez nous brigade et division, remarque le narrateur, […] elles n’existaient que par leur nom et l’importance des effectifs ne justifiait guère les grades de généraux … Les cinq mille hommes constituant nos forces armées ne représentaient à peine qu’un régiment tactique, qui aurait pu être commandé par un colonel comme chef d’état-major de l’armée.» (p.151-152). Cette réalité-là aussi consternait Jean Pradel, mais n’enlevait pas pour autant sa «vision idéale» quant au rôle de l’armée de protéger le pays.

Muté à Port-au-Prince, Pradel allait faire face à un autre phénomène qu’il commençait à soupçonner pendant qu’il était à Hinche: la mainmise sur l’armée du nouveau président, François Duvalier, qui s’accentuait de jour en jour. Pour Duvalier, le contrôle de cette institution était essentiel s’il voulait garder le pouvoir. La création du corps des tontons macoutes, qu’il mit sur pied au début de son règne, revêtait une double fonction: celle avant tout d’écraser avec la plus grande violence tout individu suspect de s’opposer à la volonté de Duvalier et celle, plus pernicieuse, de développer chez les fonctionnaires des institutions de l’État l’esprit du macoutisme, c’est-à-dire l’attachement au chef et la volonté de n’obéir qu’à ses ordres. Plusieurs officiers de l’armée adoptèrent cette attitude, et, graduellement, Duvalier transforma, non sans avoir éliminé certains militaires trop autonomes, l’institution en une force dédiée uniquement à sa protection.

Cette nouvelle réalité a également un énorme impact sur le jeune Pradel. Lentement, le doute s’établit en lui: il «avait déjà accumulé assez d’expérience pour commencer à s’interroger sur certaines valeurs acquises au cours de l’enfance et de l’adolescence au sujet du soldat et du patriotisme.» Maintenant, il faisait face à un choix dont dépendait son avenir.

Le livre se termine par une réflexion tout à fait pertinente sur le rôle que devrait remplir l’armée en Haïti. Cette réflexion est de l’auteur lui-même. Il invite à un débat dans lequel toute personne, désireuse d’un changement réel dans le pays, devrait prendre part.

L’ouvrage de Teddy Thomas est intéressant à plus d’un titre. Le parcours existentiel dans l’armée du jeune Pradel, que l’écrivain décrit avec le souci de nous dévoiler cette institution dans toute sa réalité, permet de mieux appréhender la complexité de fonctionnement du système militaire haïtien, à une époque où la pratique politique était grandement influencée par la volonté des officiers supérieurs.

Si l’auteur prend soin de nous expliquer les différents problèmes qui gangrènent l’institution militaire, l’idée n’est pas pour autant de tomber dans le fatalisme. Pour l’écrivain, cette institution, même si elle est l’œuvre de l’occupation américaine, aurait pu être au service du pays.

Le livre parait à un moment où les discussions autour de la nécessité de refonder l’armée occupent une place importante dans les médias. Le récit qu’il contient et les réflexions qu’il comporte sont tout à fait judicieux pour faire avancer les débats. Les jeunes qui n’ont pas connu le duvaliérisme et toute personne qui a une connaissance superficielle de l’armée ont tout intérêt à le lire.

  1. Teddy Thomas, Souvenirs et Réflexions d’un Ex-Militaire, Éditions Henri Deschamps, Port-au-Prince 2018

5. Septembre 2018

boule

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