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Le créole haïtien aux Bahamas:
représentations, fonctions, statut et enseignement

Le présent article a été présenté en novembre 2009 à la 21e conférence annuelle
de
L’Association des Études Haïtiennes tenue à L’Université d’Indiana, Bloomington.

Frenand Léger

Abstract

Estimated at more than eighty thousand, Haitian nationals roughly make up 25% of the population living in The Bahamas. Haitian Creole (HC) is therefore the most important minority language in The Bahamas. This devalued language, stigmatized in the same way as its speakers who have immigrated to The Bahamas, does not play any significant role in the Bahamian society. However, there is a growing interest in learning HC in the Bahamas. This language, taught at the university level, is yet absent in the curriculum of Bahamian primary and secondary schools. Based on empirical observations and data obtained from a sociolinguistic survey, this article consists of two main sections. Section one describes the living conditions of Haitian immigrants as well as the sociolinguistic situation of the HC language in the Bahamas. After attempting to explain the motivation of Bahamians for learning HC, section two proposes ways to fight against the anti-Haitian prejudice and resentment that prevent the integration of Haitians in the Bahamian society.

Résumé

Estimé à plus de 80.000, les Haïtiens représentent 25% de la population bahamienne. Le créole haïtien (CH) est donc la langue minoritaire la plus importante aux Bahamas. Cette langue, dévalorisée et stigmatisée de la même manière que ses locuteurs immigrés aux Bahamas, ne remplit aucune fonction importante dans la société bahamienne. Pourtant, il y a un intérêt croissant pour l’apprentissage du CH aux Bahamas. Cette langue, enseignée au niveau universitaire, est néanmoins absente dans le curriculum des écoles primaires et secondaires bahamiens. Se basant sur des observations empiriques et des données recueillies suite à une enquête sociolinguistique, cet article comporte deux parties. La première partie présente une description analytique des conditions de vie des immigrants haïtiens aux Bahamas ainsi que de la situation sociolinguistique du créole haïtien dans ce pays. Après avoir tenté d’expliquer la motivation des Bahamiens pour l’apprentissage du CH, la seconde partie de l’article propose des solutions pour lutter contre le sentiment anti-haïtien responsable du manque d’intégration des Haïtiens dans la société bahamienne.

Introduction

La communauté haïtienne est numériquement la plus importante minorité ethnique aux Bahamas. Selon les chiffres du dernier recensement de juillet 2007, l’archipel des Bahamas compte un peu plus de 309 mille habitants. Estimé à environ 80 mille, le nombre d’immigrants haïtiens représente approximativement 25% de la population bahamienne. Le créole haïtien (CH)1 est par conséquent la langue la plus utilisée aux Bahamas après l’anglais et le créole bahamien. En dépit de l’importance numérique de la minorité linguistique haïtienne aux Bahamas, le CH n’y est enseigné dans aucune école primaire et secondaire. Pourtant, cette langue est enseignée au College des Bahamas (COB) et dans plusieurs écoles de langues dans le secteur privé. COB est la seule institution d’état qui offre un enseignement supérieur aux Bahamas et où un grand nombre d’étudiants suivent régulièrement des cours de CH.

Qu’est-ce qui explique cet engouement pour l’apprentissage et l’enseignement du CH au niveau supérieur aux Bahamas alors que cette langue est absente dans le curriculum national des écoles primaires et secondaires? Quelles sont les difficultés liées à l’enseignement du CH aux Bahamas où règne un anti-haïtianisme quasi institutionnel? Quel est le statut du CH aux Bahamas, quels en sont ses rôles et comment les Bahamiens natifs  perçoivent-ils cette langue? Nous nous proposons d’apporter des éléments de réponse à ces questions en nous basant sur des observations empiriques et des données recueillies lors d’une enquête sociolinguistique menée dans quatre écoles secondaires à Nassau et à COB.

Cet article comprend deux parties principales. La première partie fait état de la situation sociolinguistique du CH aux Bahamas. Les questions de perception, de fonction, et de statut du CH sont examinées en relation avec les conditions de vie des immigrants haïtiens aux Bahamas. La seconde partie fait d’abord une description analytique des conditions de travail des haïtiens aux Bahamas afin d’expliquer l’enthousiasme des Bahamiens pour l’apprentissage du CH. Ensuite est abordée la question de l’enseignement du CH dans les écoles primaires et secondaires aux Bahamas comme élément de solution aux problèmes d’adaptation des enfants haïtiens à l’école et dans la société bahamienne.

1. Représentations, fonctions et statut du créole haïtien aux Bahamas

Selon les estimations de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM report, 2005), le pourcentage de migrants en situation irrégulière varie de 25% à 45% sur l’ensemble de la communauté haïtienne actuellement installée aux Bahamas (p. 98). Ce pourcentage élevé d’Haïtiens en situation irrégulière relève non seulement du grand nombre d’Haïtiens entrant clandestinement aux Bahamas mais aussi de la politique bahamienne qui les maintient dans l’illégalité. Le droit bahamien en matière de nationalité prescrit le Jus Sanguinis. Les enfants nés aux Bahamas de parents non-Bahamiens ou d'une mère bahamienne avec un père non-Bahamien n’acquièrent pas automatiquement la citoyenneté bahamienne. Ils doivent attendre d’avoir 18 ans avant de pouvoir déposer un dossier de demande de citoyenneté au bureau de l’immigration qui, dans le cas des Haïtiens, prend une éternité avant de les traiter. Ce système discriminatoire a été mis en place en 1973 pour, semble-t-il, freiner l’accès des enfants d'origine haïtienne nés aux Bahamas à la citoyenneté bahamienne.

Le gouvernement des Bahamas est signataire de la Convention des Nations unies de 1951 relative au statut des réfugiés et de son protocole de 1967 mais, au lieu d’établir un système permettant d’offrir une protection aux réfugiés, pratique une politique d’exclusion, et d’intimidation envers les immigrants haïtiens. Le Rapport de la Délégation des Droits Humains (RDDH) sur les Haïtiens aux Bahamas (2004), indique que “The Bahamian government's treatment of Haitians living in The Bahamas is a human rights emergency. Both long term Haitian residents of The Bahamas and recent arrivals from Haiti suffer serious abuses of their fundamental human rights. - Le traitement des résidents Haïtiens aux Bahamas par le gouvernement de ce pays est une crise urgente en matière des droits de l'homme. Les Haïtiens vivant aux Bahamas depuis longtemps tout comme ceux récemment arrivées d’Haïti souffrent, autant les uns que les autres, de graves violations de leurs droits humains fondamentaux." (Article III, par. 1). Le rapport déplore aussi le fait que: “Bahamian policies are designed to hold the Haitian population in a state of fear and poverty, and, when convenient, to force Haitians out of the country” - Les lois des Bahamas sont conçues pour garder la population haïtienne dans un état de peur et de pauvreté, et, au moment opportun, d’expulser les Haïtiens du pays." (art. II, par. 8). C’est ainsi que les immigrants haïtiens, venus aux Bahamas dans l’espoir d’améliorer leurs conditions de vie, font plutôt face au mépris, à l’exclusion, aux rapatriements inhumains, et aux humiliations répétées des agents de la police et de l’immigration bahamienne.

Les représentations positives ou négatives d’une langue dans une société sont généralement basées sur des critères socio-économiques, culturels et affectifs. Une langue, en plus d’être un outil de communication, est aussi une marque d’appartenance à un groupe social. En tant que signe identitaire, la langue constitue un moyen de représentation de soi en relation avec les autres. Parler le CH aux Bahamas c’est assumer le poids d’appartenir à un groupe d’hommes et de femmes défavorisés pour lesquels les Bahamiens n’ont aucun respect. La politique de discrimination du gouvernement bahamien visant les Haïtiens, ainsi que tous les préjugés et images négatives qui en découlent, créent naturellement des tendances à la négation de soi de la part des Haïtiens et surtout au refus d’utiliser le CH en dehors du cercle familial. Parmi les Haïtiens installés aux Bahamas, rares sont ceux qui utilisent le CH en public. Les nouveaux arrivants qui ne maîtrisent pas encore le créole bahamien et l’anglais évitent dans la mesure du possible toutes les situations dans lesquelles ils peuvent être amenés à prendre la parole en présence des Bahamiens. Ceux qui sont établis aux Bahamas depuis longtemps et ceux qui se font appelés Haïtien-Bahamiens, parce qu’ils sont nés sur le territoire bahamien, préfèrent utiliser l’anglais ou le créole bahamien. Ce choix linguistique s’explique par un refus de s’assimiler au groupe qui se trouve au plus bas de l’échelle sociale aux Bahamas.

Les facteurs socio-économiques ne sont pas les seuls qui expliquent la perception négative que les Bahamiens se font du CH. Il existe aussi des facteurs socio-historiques à la base de cette image dévalorisante du CH. Le contexte colonial dans lequel le CH s’est formé et sa relation avec le français qui lui a fourni sa base lexicale, sont des éléments constants de dévalorisation du CH aux Bahamas. En dépit du statut de langue officielle dont jouit le CH en Haïti, beaucoup de Bahamiens lui refusent le statut de langue et persistent à le considérer comme un français déformé ou un mauvais français "broken French". Cet état de fait est confirmé grâce à une enquête par questionnaire que nous avons menée auprès d'une population de 419 élèves et étudiants sélectionnés au hasard au Collège des Bahamas ainsi que dans quatre lycées publics et privés sur l’Île de la Nouvelle Providence. L’enquête avait pour but de déterminer l’impact de la perception négative du CH sur l’utilisation de cette langue à l’école et dans l’espace public bahamien. L’une des premières séries de questions de l’enquête avait pour objectif de déterminer dans quelle mesure les étudiants bahamiens admettent que le CH est une langue à part entière. 64.92% des étudiants du COB sont d’accord avec l’idée que le CH est un français déformé. 87.27% des élèves les lycées publics sont aussi d’accord avec cette idée. Les élèves des lycées privés sont d’accord à 88%. Au total, 80.06% de tous les répondants sont d’accord avec l’idée que le CH est un français déformé (voir Tableau 1). Les résultats de l’enquête sur ce point précis nous amène à nous demander si la perception négative du CH ne constitue t-elle pas un frein à son extension aux Bahamas?

Tableau 1. Réponses à l’affirmation: “Le CH est un français déformé."

  D’accord Pas d’accord Neutre
COB (n=154) 64.92% 28.56% 6.49%
Lycées publics (n=165) 87.27% 6.67% 6.06%
Lycées privés (n=100) 88.00% 5.00% 7.00%
Total (n=419) 80.06% 13.41% 6.53%

À cause de la position sociale de ses locuteurs et des circonstances socio-historiques de sa formation, le CH ne bénéficie d’aucune valorisation sociale aux Bahamas. Considérer le CH comme "broken French" c’est rabaisser consciemment ou inconsciemment cette langue; c’est nier ou ignorer le fait qu’elle est distincte du français et qu’elle possède des caractéristiques linguistiques propres à elle-même. Vu l’état actuel des choses, quel est l’avenir du CH aux Bahamas? Quels rôles cette langue remplit-elle actuellement dans la société bahamienne?

Malgré la force démographique de la minorité haïtienne aux Bahamas, le CH est quasiment ignoré par l’état bahamien. Cette langue n’est guère utilisée dans les sphères d’activités prestigieuses comme l’administration, le commerce, la presse, et l’affichage. Le CH est au contraire refoulé vers les domaines moins privilégiés socialement, comme la religion, la vie familiale,  et les relations interpersonnelles dans des situations informelles. Les domaines d'utilisation du CH sont très restreints aux Bahamas. L’éducation est le seul secteur des services publics dans lequel le CH commence à être timidement utilisé. Le Collège des Bahamas est la seule institution publique qui offre des cours de CH de façon formelle et régulière.

L’utilisation du CH est restreinte dans les domaines privilégiés certes, mais l’emploi de cette langue est très répandu dans les églises protestantes haïtiennes aux Bahamas. Ces églises sont d’ailleurs les seuls lieux publics où le CH est utilisé régulièrement comme moyen d’expression et de communication. Aucune enquête n’a été faite sur les pratiques langagières dans ces églises. Mais, on peut tout de même fournir quelques éléments d’information à la suite d’observations et de rencontres avec les responsables d’églises. À la différence des églises bahamiennes où l’anglais est la seule langue utilisée, Les églises haïtiennes utilisent trois langues dans leurs services: le CH, l’anglais, et le français. À l’exception de quelques rares lectures de passages bibliques, le français est utilisé très rarement à l’oral. On ne le trouve qu’à l’écrit. Que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de l’église, l’affichage est écrit exclusivement en français et en anglais. Dans les églises haïtiennes aux Bahamas, Le CH est donc quasiment absent dans le domaine de l’écrit. Cette langue prédomine cependant à l’oral car tout le service incluant les prières, les chants, et le sermon se déroulent presque entièrement en CH. Les communications interpersonnelles à l’intérieur de l’église avant et après le service se font aussi en CH. Même s’il arrive d’entendre quelques conversations en anglais ou en créole bahamien entre les jeunes haïtiens nés et scolarisés aux Bahamas, le CH reste et demeure la langue prédominante à l’oral dans les églises haïtiennes. Contrairement à l’éducation, la justice et la politique, la religion n’est pas un domaine privilégié et n’a donc pas d’influence sur le statut actuel et à venir du CH aux Bahamas. Le statut d’une langue dans une société dépend en effet du poids de ses fonctions dans les domaines sociaux privilégiés. Le CH, étant absent dans presque tous les secteurs prestigieux de la vie publique aux Bahamas, n’y jouisse d’aucun statut formel ou officiel.

La politique linguistique de non-intervention maintenue par l’état apparaît également comme un facteur supplémentaire susceptible d’entraver la reconnaissance juridique du CH aux Bahamas. Les Bahamas n’ont pas de politique linguistique déclarée. La Constitution bahamienne de 1973 ne contient aucune disposition linguistique relative aux langues utilisées par le peuple bahamien. Malgré son prestige et son utilisation exclusive et systématique par l’état et son administration, l’anglais reste de facto car il n’existe aucune loi le prescrivant comme la langue officielle des Bahamas. Le créole bahamien, parler vernaculaire de la majorité des Bahamiens, est encore plus ignoré juridiquement que l’anglais. Qu’est-ce qui porte donc à croire qu’une reconnaissance officielle du CH aux Bahamas est possible quand les deux langues nationales en utilisation dans ce pays n’y jouissent d’aucun statut officiel sur le plan juridique et constitutionnel?

Il y a dans la société bahamienne un petit groupe d’activistes, composé en majorité de Bahamiens et d’Haïtien-bahamiens, qui réclame à ce que les droits linguistiques de la minorité haïtienne soient respectés et protégés. Bien que très mal organisée, cette noble initiative a toutefois le mérite de pointer du doigt un problème fondamental que l’on traitera dans la prochaine partie de cet article. En réalité, tout porte à croire que le CH est condamné à rester sans statut juridique aux Bahamas de la même manière que la plupart de ses locuteurs immigrés dans ce pays. C’est d’ailleurs ce que les Bahamiens veulent, du moins, c’est ce que désirent les étudiants qui ont répondu à notre questionnaire. Les résultats de l’enquête dans les écoles et à COB révèlent que les étudiants bahamiens, en plus de ne pas vouloir accepter le CH comme étant une langue à part entière (voir Tableau 1), sont également contre l’idée d’accorder à  cette langue un statut officiel aux Bahamas. 54.5% des étudiants du Collège et 66% des élèves des lycées privés contre 50.91% des élèves des lycées publics, ne sont pas d’accord pour faire du CH la seconde langue officielle aux Bahamas (voir Tableau 2).

Tableau 2. Réponses à l’affirmation: “Le CH devrait être la seconde langue officielle aux Bahamas après l`anglais."

  D’accord Pas d’accord Neutre
COB (n=154) 33.70% 54.50% 11.80%
Lycées publics (n=165) 50.91% 32.73% 16.36%
Lycées privés(n=100) 23.00% 66.00% 11.00%
Total (n=419) 37. 90% 48.70% 13.40%

En ce qui a trait à l’idée de traduire en CH tous les documents officiels utilisés aux Bahamas,  62% des étudiants du Collège, 66.67% des élèves dans les lycées publics et 79% des élèves dans les lycées privés sont défavorables (voir Tableau # 3). En somme, les étudiants n’accordent pas de valeur au CH. Ils ne le considèrent pas comme une langue et ils n’encouragent pas sa diffusion ni son extension au statut de langue officielle aux Bahamas. Dans de telles conditions, l’utilisation du CH dans l’enseignement primaire et secondaire aux Bahamas parait peu probable sans une certaine pression interne et externe sur le gouvernement bahamien.

Tableau 3. Réponses à l’affirmation: Tous les documents officiels du gouvernement bahamiens devraient être traduits en CH. "

  D’accord Pas d’accord Neutre
COB (n=154) 35.00% 62.00% 3.00%
Lycées publics (n=165) 20.00% 66.67% 13.33%
Lycées privés(n=100) 18.00% 79.00% 3.00%
Total (n=419) 24.33% 69.22% 6.45%

2. L’enseignement du CH aux Bahamas

La faible valeur symbolique du CH aux Bahamas ne semble pas beaucoup influencer son apprentissage et son enseignement au niveau supérieur. Malgré la perception négative qu’on a du CH, celui-ci fait partie des trois langues étrangères enseignées au College des Bahamas (COB). Tous les étudiants de COB, quel que soit leur programme d’études, doivent apprendre une langue étrangère pendant deux semestres. Ils ont le choix entre l’espagnol, le français et le CH. Le nombre d’étudiants qui suivent régulièrement des cours de CH comme langue étrangère au COB est probablement plus élevé que dans n’importe quelle autre institution d'enseignement supérieur au monde. Il y a en effet une moyenne de 250 étudiants qui s’inscrivent chaque année à des cours de CH offerts au COB. Ce nombre relativement élevé d’apprenants du CH au COB, ajouté à ceux des écoles de langues dans le secteur privé, est un signe révélateur de l’intérêt des Bahamiens pour l’apprentissage de cette langue.

Les résultats de notre enquête indiquent d’ailleurs à quel point les étudiants bahamiens s’intéressent à l’apprentissage du CH (voir Tableau 4 et 5). Pendant que 60% des élèves dans les lycées privés sont défavorables à l’affirmation "Le CH devrait être enseigné dans les écoles publiques et privées aux Bahamas.", 69.09% des élèves dans les lycées publics et 66.86 des étudiants de COB sont favorables à cette idée (voir Tableau 4). 

Tableau 4. Réponses à l’affirmation: "Le CH devrait être enseigné dans les écoles publiques et privées aux Bahamas"

  D’accord Pas d’accord Neutre
COB (n=154) 66.86% 25.99% 7.15%
Lycées publics (n=165) 69.09% 22.42% 8.48%
Lycées privés (n=100) 35.00% 60.00 5.00%
Total (n=419) 56.98% 36.13% 6.89%

À l’affirmation "Il devrait y avoir un programme d’études en CH sanctionné par un diplôme au COB.", 72.8% des étudiants de COB et 50.91% des élèves dans les lycées publics ont répondu favorablement contre 48% des élèves dans les lycées privés (voir Tableau 5). Il y a un contraste frappant entre les résultats des élèves dans les lycées et ceux des étudiants de COB. Ceci est probablement dû au contact que les étudiants de COB entretiennent déjà avec le CH puisque cette langue est enseignée au niveau supérieur mais pas dans les lycées.

Tableau 5. Réponses à l’affirmation: ”Il devrait y avoir un programme d’études sur le CH sanctionné par un diplôme au COB."

  D’accord Pas d’accord Neutre
COB (n=154) 72.8% 19.5% 7.70%
Lycées publics (n=165) 50.91% 30.03% 18.78%
Lycées privés (n=100) 42.00% 48.00% 10.00%
Total (n=419) 55.23% 32.51% 12.26

Il est clair que les élèves des lycées privés ne sont pas très enthousiastes par l’idée d’enseigner le CH aux Bahamas, mais tous les résultats de l’enquête additionnés, démontrent que les étudiants sur l’Île de la Nouvelle Providence sont favorables à l’enseignement du CH aux Bahamas. Quand on considère le nombre relativement élevé d’apprenants de CH dans toutes les petites écoles privées de langues, on voit bien que l’intérêt pour l’enseignement et l’apprentissage du CH ne s’arrête pas au niveau des élèves dans les lycées et des étudiants du College des Bahamas. Les professionnels de la santé, de l’éducation, de l’immigration, des forces de l’ordre et surtout les entrepreneurs, femmes et hommes d’affaires dans le secteur privé s’intéressent en effet de plus en plus à l’apprentissage du CH. Compte tenu de la situation sociolinguistique du CH aux Bahamas, comment expliquer l’intérêt des Bahamiens pour l’apprentissage de cette langue pour laquelle ils n’ont pas de respect?

Les raisons qui peuvent inciter à apprendre une langue étrangère sont nombreuses et variées. Le tourisme, l’immigration, les études ou le travail à l’étranger, le maintien de contact avec ses racines sont généralement les raisons principales pour lesquelles on apprend une langue étrangère. Hormis quelques étudiants bahamiens d’origine haïtienne qui apprennent le CH parce qu’ils veulent pouvoir parler la langue de leurs parents  et grand-parents, la grande majorité des Bahamiens suivent des cours de CH pour des raisons qui n’ont rien à voir avec celles ci-dessus mentionnées. Quand on demande aux étudiants de COB de parler des raisons qui les poussent à choisir le CH au lieu de l’espagnol et du français, certains répondent avec une hargne mal déguisée qu’ils apprennent le CH à cause du nombre élevé d’Haïtiens installés dans leur pays. Ces étudiants ne cachent pas leur colère quand ils disent qu’ils ne tolèrent pas le fait de coexister, malgré eux, avec tant d’étrangers qui parlent une langue qu’ils ne comprennent pas. D’autres déclarent souvent qu’ils ont choisi le CH pour pouvoir mieux communiquer avec les Haïtiens et Haïtiennes qui travaillent chez eux comme domestiques ou comme homme à tout faire.

Compte tenu des réponses des étudiants bahamiens sur la question de l’apprentissage du CH, considérant la situation socio-économique des Haïtiens ainsi que leurs conditions de travail aux Bahamas, et compte tenu du fait que les Bahamiens sont prêts à payer pour apprendre le CH qu’ils perçoivent pourtant négativement, n’y a t-il pas lieu de faire le lien entre l’intérêt des Bahamiens pour l’apprentissage du CH et l’intérêt qu’ils ont de garder les immigrants haïtiens dans une situation subordonnée? Il est très courant d’entendre la plupart des Bahamiens parler de "leur haïtien" c’est-à-dire de leur domestique haïtien. Comme à l’époque féodale, la plupart des Bahamiens possèdent littéralement un serviteur haïtien qu’ils appellent d’ailleurs "my Haitian". Les domestiques haïtiens de leur côté appellent en CH leur employeur "bòs mwen" ou "patwon m" qui signifient "mon patron". Il est intéressant de noter que le mot “patron” n’est pas employé par l’Haïtien au sens restreint de simple chef d'entreprise ou de supérieur hiérarchique. Dans le contexte relationnel entre le Bahamien et l’Haïtien, le mot “patron” est utilisé dans toutes les acceptions du terme, c’est-à-dire non seulement comme chef et modèle mais aussi et surtout comme « saint patron », un demi dieu sur terre, ou un seigneur féodal ayant l'autorité suprême et de qui dépend la sécurité et le bien-être de l’Haïtien que celui-ci soit en situation irrégulière ou régulière aux Bahamas.

Le système de permis de travail, le processus d'octroi de la résidence permanente ou temporaire et de la citoyenneté bahamienne montrent à quel point la discrimination envers les Haïtiens est une affaire d’état aux Bahamas. Le document qu’on appelle "work permit" délivré par le gouvernement bahamien sert en même temps de permis de travail et de résidence temporaire aux Bahamas. Ainsi, les travailleurs immigrants haïtiens qui ne possèdent pas de permis de travail valide sont arrêtés, incarcérés, et expulsés régulièrement. Le rapport RDDH (2004) affirme que "The work permit system lies at the root of the oppressive control of Haitians in The Bahamas. It operates, in effect, as a system of indentured servitude-backed up by the threat of imprisonment and, ultimately, repatriation. - Le système de permis de travail est à l'origine du contrôle oppressif des Haïtiens aux Bahamas. Il fonctionne, en effet, comme un système de servitude soutenue par la menace d'emprisonnement et, en dernier recours, de rapatriement "(Art. IV C, par. 1). En délivrant le permis de travail à l'employeur et non à l'ouvrier, le gouvernement bahamien expose ce dernier à d'éventuels abus de la part de l'employeur. Le nom de l'employeur est d’ailleurs toujours inscrit sur le permis de travail. Ceci indique que l’ouvrier n’est autorisé à travailler que pour le compte d’un employeur en particulier. Ainsi, le travailleur dépend entièrement de son employeur pour obtenir et conserver un statut légal aux Bahamas.

À cause de la politique répressive de François Duvalier et de l’avidité insatiable des Tontons Macoutes, il y a eu entre 1957 et 1969 une vague d’immigration massive d’Haïtiens vers les Bahamas (Treco, 2002). Depuis les années 60, les employeurs bahamiens ont donc historiquement toujours eu à leur service des travailleurs immigrants haïtiens défavorisés ne possédant que leur force de travail et qui sont donc complètement soumis et dépendants. On estime "qu’il y avait quarante mille Haïtiens aux Bahamas en 1970." (Péan, 2007, p. 345). Soulignons ici que la majeure partie de ces quarante mille immigrants haïtiens étaient des paysans illettrés et des prolétaires des villes côtières du Nord d'Haïti, Le Nord, étant la région la plus pauvre d'Haïti et géographiquement la plus proche des iles bahamiennes, constitue le port idéal de départ vers l’archipel des Bahamas. Les Tontons Macoutes de Duvalier l’ont d'ailleurs bien exploité puisque ce sont eux qui organisaient les voyages vers les Bahamas à partir de ce port. Leslie J.-R. Péan nous fournit un compte rendu assez détaillé du rôle de Duvalier et de ses hommes dans le trafic des Haïtiens vers les Bahamas dans les années 60. (Péan, 2007, pp. 344-345).

Rappelons que les Haïtiens, que Duvalier et ses acolytes envoyaient aux Bahamas, étaient pour la plupart des Créolophones unilingues ignorant donc au départ l’anglais et le créole bahamien. La question de la langue nous intéresse particulièrement car elle intervient nécessairement dans la relation problématique qui existe entre le patron bahamien et son travailleur haïtien. La langue, dans ses différents usages, peut servir à dominer et à opprimer mais aussi à se libérer. Comme dit Fanon, "il y a dans la possession du langage une extraordinaire puissance" (Fanon, 1952, p. 14). Comme il existe un fossé linguistique entre le patron qui parle le créole bahamien et l’anglais etson serviteur haïtien qui parle le CH, l’un d’eux doit faire l’effort d’apprendre la langue de l’autre. Jusqu’à récemment c’était le travailleur haïtien qui avait toujours fait l’effort d’apprendre sur le tas la langue de son patron. Selon Fanon, "un homme qui possède le langage possède par contrecoup le monde exprimé et impliqué par ce langage." (Fanon, 1952, p. 14). L’Haïtien qui finit par comprendre le parler bahamien par la force des choses appréhende par la même occasion la réalité des choses dans la société bahamienne. Après plusieurs années aux Bahamas, le domestique haïtien qui parvient à maîtriser le parler bahamien, a acquis le pouvoir de discuter, de négocier, de dire non aux abus et à l’exploitation. L’employeur bahamien, qui n’a pas l’habitude de négocier d’homme à homme avec son travailleur haïtien, est prêt à tout pour rester en position de pouvoir absolu. Il est même prêt à apprendre le CH pour pouvoir communiquer avec les Haïtiens nouvellement arrivés. Au lieu de négocier avec les Haïtiens déjà sur place qui maitrisent le parler bahamien, le patron bahamien préfère engager ceux qui sont fraichement arrivés illégalement donc plus facilement "exploitables". C’est cette utilisation avide d’une main d’œuvre bon marché qui est à la base des réseaux de trafic d’Haïtiens dans lesquels sont impliqués des individus en Haïti, des hommes d’affaires bahamiens ainsi que des agents de la police et de l’immigration bahamienne. L’apprentissage du CH aux Bahamas a, en fait, non seulement, une utilité pratique mais aussi une valeur pécuniaire et immédiate dans la société bahamienne.

L’enseignement du CH, tel que planifié actuellement aux Bahamas, vise la majorité c’est-à-dire les Bahamiens natifs. L’objectif est implicitement de s’assurer que les Bahamiens natifs ne deviennent pas linguistiquement désavantagés par rapport aux Haïtiens qui sont pour la plupart bilingues ou même trilingues parce qu’ils sont nés ou installés aux Bahamas depuis longtemps. Autrement dit, les Bahamiens veulent maintenir le contrôle de la situation et c’est probablement pour cette raison qu’ils s’intéressent tant à suivre des cours de CH. L’enseignement du CH ne veut donc pas dire qu’il y a une promotion de cette langue et de la culture haïtienne aux Bahamas. Le fait que le CH soit enseigné comme langue étrangère au même titre que l’espagnol et le français et non comme une langue minoritaire ou seconde destinés aux enfants de parents haïtiens vivant aux Bahamas en dit d’ailleurs très long sur la politique linguistique non déclarée de l’état bahamien.

On assiste depuis plusieurs années à un débat international sur la promotion des langues des communautés issues de l'immigration. Plusieurs pays du Nord ont mis en place des réformes éducatives qui font une place importante aux langues minoritaires. Des programmes mettant l’accent sur les langues minoritaires ont été crées en Amérique du Nord en Europe et même en Australie. Ces programmes sont connus sous le nom de "Bilingual Education" aux Etats-Unis, "Mother Tongue Teaching" en Europe (Valdez, 1995, p. 302) et "Languages Other Than English" dans l’état de Victoria en Australie (Extra & Yagmur, 2002, p. 51). Certains pays européens notamment l’Allemagne, les Pays-Bas, la Suisse et la Belgique ont mis en place ce que Extra & Yagmur appellent "Community Language Teaching" (2002, p. 54). Contrairement à tous ces pays, aucune stratégie n’a été mise en place aux Bahamas afin de protéger et de promouvoir les minorités linguistiques quelles soient locales ou issues de l’immigration. Dans l'Education Act, la loi qui régit l'enseignement aux Bahamas, il n’y a aucune disposition concernant la langue, ni même l'enseignement des langues étrangères. La langue d'enseignement est uniquement l'anglais dans toutes les écoles bahamiennes.

Tous les enfants résidant aux Bahamas, même les enfants des immigrants haïtiens en situation irrégulière, bénéficient du libre accès à l’enseignement depuis la maternelle jusqu’à la fin des classes secondaires. Selon le rapport sur la nationalité des élèves du Ministère de l’éducation nationale des Bahamas (Bain, 2005), les élèves haïtiens représentaient 8.83% de la population totale des écoles bahamiennes en 2005. Par le fait de fournir l’éducation gratuitement à tous les enfants quels que soient leur situation en matière d’immigration, l’état bahamien tente d’appliquer le principe d’égalité d’accès à l’éducation. Mais qu’en est-il du principe d’égalité des chances de réussite?

Il convient ici de signaler qu’il n’y a pas d’équivalence entre égalité d’accès et égalité des chances. Si le gouvernement bahamien veut vraiment appliquer le principe d’égalité des chances, du moins dans le domaine de l’éducation, il doit prendre des mesures concrètes pour aider les élèves qui ont des handicaps de départ. Les élèves haïtiens dont la langue maternelle n’est pas l’anglais se trouvent dans une position désavantageuse par rapport aux autres élèves qui sont majoritairement anglophones. Selon Fielding et al., (2008), "Language is a barrier which prevents Haitian migrants from fully participating in society and makes them distinct from the general population. - La langue est une barrière qui empêche les migrants haïtiens de participer pleinement à la société et qui les distingue de la population globale." (p. 38). Éduquer les enfants haïtiens nouvellement arrivés ou nés aux Bahamas uniquement en anglais c’est les acculturer mais les éduquer dans les deux langues c’est à dire en CH et en anglais c’est les aider à s’adapter à la société bahamienne tout en respectant la part haïtienne de leur identité.

Il n’existe aucune étude sérieuse sur l’adaptation des élèves haïtiens au système scolaire ou sur les problèmes linguistiques que rencontrent les élèves haïtiens dans le milieu scolaire bahamien. Cependant, tout le monde sait que les images et opinions stéréotypées sur l’immigration haïtienne aux Bahamas persistent en milieu scolaire où la présence des élèves haïtiens pose plusieurs types de problèmes. À cause du fossé linguistique qui existe entre les Bahamiens natifs et les ressortissants haïtiens, il y a de sérieux problèmes de communication dans les écoles. Cette situation d’incompréhension, qui affecte les rapports élèves/élèves, enseignants/élèves et parents/école, empêche les élèves immigrants haïtiens de participer comme il faut aux apprentissages, à la vie scolaire et, par voie de conséquence, de s’intégrer dans la société bahamienne. Il n’existe aucune stratégie de communication interculturelle visant à favoriser l’intégration des élèves haïtiens dans les écoles bahamiennes. Cette situation a des conséquences néfastes sur le développement global des enfants haïtiens aux Bahamas. Parmi les problèmes que cette situation entraine, on peut citer en exemples les résultats médiocres, l’abandon scolaire, le sentiment d’être rejeté, le complexe d’infériorité, le repli sur soi, et la crise d’identité. Vu la gravité de la situation et considérant que les Bahamas se veulent un pays démocratique, il convient de s’interroger sur les mesures que les autorités devraient prendre pour faciliter l’intégration des élèves haïtiens dans les écoles bahamiennes.

Quand les Bahamas se sont adhérés, le 5 août 1975, à la Convention internationale des Nations Unies sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale, Ce pays s’est engagé légalement à respecter et à garantir les droits humains fondamentaux sur son territoire. Quelles que soient les intentions politiques de l’état bahamien en ce qui concerne la minorité ethnique haïtienne, si celui-ci tient vraiment à respecter son engagement, il doit reconnaitre et accepter que l’introduction du CH dans ses écoles se révèle d’une importance capitale. La politique ethnique actuelle – quoique non declarée – de l’état bahamien vis-à-vis des Haïtiens semble être une politique de transition du CH à l’anglais. Tout porte à croire que cette politique vise l’assimilation graduelle des Haïtiens les plus doués tout en les maintenant au bas de l’échelle sociale. Les Haïtiens de première génération deviennent bilingues par la force des choses après un certain temps. Ceux de la deuxième génération (c’est à dire les enfants nés aux Bahamas dont les deux parents sont nés en Haïti) parlent principalement le créole bahamien et l’anglais car ils sont scolarisés dans ces langues mais ils comprennent le CH ou le parle de façon approximative. Par contre, les Haïtien-Bahamiens de la troisième génération n’utilisent que le créole bahamien et l’anglais. Étant complètement assimilés dans la société bahamienne, cette troisième catégorie qui a subi une acculturation presque totale, n’a en fait pratiquement plus aucun contact avec la langue et la culture haïtienne. Mais cela ne veut aucunement dire que ces derniers jouissent des mêmes droits et  privilèges que les Bahamiens de souche.

Il est clair que la politique de l’état bahamien à l’endroit des Haïtiens va à l’encontre du principe de respect et de la protection des droits de l’homme.  Pernthaler soutient que "L’usage et la sauvegarde de la langue maternelle doivent être considérés comme un droit de l’homme." (Pernthaler, 1978, p. 72). L’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme stipule que "Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits…". Selon les Recommandations d’Oslo concernant les droits linguistiques des minorités nationales (Février 1998),

Cette disposition [l’article premier de la Déclaration] a une importance inestimable. Non seulement il se rapporte aux droits de l’homme en général, mais il fournit aussi l’un des fondements des droits linguistiques des personnes appartenant à des minorités nationales. L’égalité en dignité et en droits présuppose le respect de l’identité de l’individu en tant qu’être humain. La langue est l’une des composantes les plus fondamentales de l’identité humaine. De ce fait, le respect de la dignité d’une personne est intimement lié au respect de l’identité de cette personne, et par conséquent de la langue de cette personne. (p. 13)

Le respect de la dignité des immigrants haïtiens aux Bahamas passe nécessairement par le respect de leur identité et donc de leur langue. De ce fait, l’utilisation et la sauvegarde du CH, la langue maternelle et/ou seconde d’environ 25% de la population "haïtiano-bahamienne", entre dans le cadre du respect et de la protection des droits de l’homme. Le respect et la protection des droits humains de la minorité haïtienne aux Bahamas passeront nécessairement par une politique de promotion linguistique ayant pour but de revaloriser la langue et la culture haïtienne. Cela suppose un réaménagement linguistique du système scolaire afin de mettre en place l’enseignement du CH dans toutes les écoles primaires et secondaires ou du moins dans les établissements publics. Ce réaménagement linguistique devrait tenir compte des usages du CH dans la société bahamienne afin d’utiliser les méthodes d’enseignements appropriées. Rappelons ici que le CH est la langue maternelle des nouveaux immigrants haïtiens, une langue seconde pour la plupart des haïtiens nés aux Bahamas, et une langue étrangère pour les Haïtien-Bahamiens ainsi que les Bahamiens natifs. Chacune de ces trois situations d’utilisation du CH aux Bahamas requiert des méthodes et des stratégies d’enseignement particulières.

Quoique refusant l’entrée des langues d’immigrés à l’école, certains pays, comme la France, le Portugal, les Pays-Bas et la Belgique et sans doute d’autres états européens, ont néanmoins mis en place des programmes scolaires spéciaux pour faciliter l’adaptation des élèves immigrés. Par exemples, en Belgique, il y a des "classes d’adaptation"(OCDE, 2008, p. 90); au Portugal, il existe depuis 2001 le programme "Escholbas" (OCDE, 2008, p. 347). Des initiatives semblables sont observées au Canada ou l’Association des Nouveaux Arrivants au Canada a lancé un programme de liaison en mai 2002 afin de soutenir et d'aider les élèves immigrants à s'intégrer au système scolaire canadien sur l'Île-du-Prince-Édouard. D’autres pays ont créé des programmes mettant carrément l’accent sur l’utilisation de la langue maternelle des enfants immigrés et locaux afin de faciliter leur adaptation. L’Australie est un bon exemple de pays qui est passé d’une politique d’assimilation au pluralisme linguistique en très peu de temps. Toutes les écoles primaires australiennes sont en effet dotées "de programmes spéciaux de maintenance et de promotion des langues maternelles afin de combattre le racisme et toutes autres formes de discriminations"(Extra & Yagmur, 2002, p. 51). Selon les mêmes auteurs, la Rhénanie-Du-Nord-Westphalie, en Allemagne, constitue un autre bon exemple d’état où la langue maternelle des élèves immigrés est utilisée à l’école dans le but "d’encourager une atmosphère positive à l’école et dans la société."(Extra & Yagmur, 2002, p. 50).

Suivant l’exemple de ces pays, les Bahamas devraient créer des classes d’accueil pour les enfants de langue maternelle étrangère dans les écoles primaires et secondaires. Dans le cas des élèves haïtiens récemment arrivés aux Bahamas, les écoles pourraient se doter d’un certain nombre de classes d’adaptation avec des enseignants-ressources bilingues pour créer des outils pédagogiques et des outils d’évaluation adaptés aux élèves immigrants. Dans les classes d’accueil spéciales, le CH servirait à remplir deux fonctions principales: celle de véhicule servant à transmettre les informations nécessaires sur le système d’éducation bahamienne en vue de l’intégration des élèves immigrants haïtiens dans les classes ordinaires, et celle de langue d’enseignement pour les matières scolaires de base comme les mathématiques, les sciences, l`histoire et la géographie.

Le CH, étant une langue seconde pour la plupart des élèves haïtiens de la deuxième génération nés aux Bahamas, pourrait être enseignée avec des méthodes axées sur la compréhension et la production écrite. La plupart des enfants haïtiens de deuxième génération nés aux Bahamas parlent le CH au foyer parce qu’ils sont élevés par des parents haïtiens. Ces enfants n’ont cependant aucun contact avec l’écrit créole car leurs parents, majoritairement illettrés, ne maîtrisent pas le CH écrit. Les rares parents haïtiens qui sont arrivés aux Bahamas avec un certain niveau d’éducation, ont été instruits dans la langue française. De ce fait, les enfants haïtiens de deuxième génération nés aux Bahamas, qu’ils soient de parents instruits ou illettrés, ne savent pas lire et écrire le CH. Ce projet d’enseignement du CH comme langue seconde permettrait de faire d’une pierre deux coups et même plus encore comme on va le montrer.

Dans un premier temps, ce projet servirait à éveiller la conscience des élèves haïtiens sur le fait que le CH est effectivement une langue à part entière comparables aux autres langues du monde. Ils apprendraient à lire et à écrire le CH en utilisant des manuels de lecture, des grammaires et des dictionnaires de la même manière qu’ils apprennent les autres langues à l’école. Sachant qu’il existe du matériel et des outils pédagogiques écrits en CH et se rendant compte que leur langue est respectée et valorisée par le système scolaire et par la société bahamienne, les élèves haïtiens développeraient donc une meilleure estime de soi et surtout du respect pour eux-mêmes. Ceci permettrait par la même occasion de lutter contre la crise d’identité et le repli sur soi chez les élèves haïtiens et même chez leurs parents. Comme ils sont repliés sur eux-mêmes parce qu’ils ne parlent pas l’anglais, les parents immigrants haïtiens ne participent presque jamais à la vie scolaire. Quand ils sont convoqués par les autorités de l’école ce sont leurs enfants eux-mêmes qui souvent jouent le rôle d’interprète. Dans ces cas, les enseignants-ressources bilingues affectés aux classes d`accueil pourraient servir d’interprète pour les parents qui ne maîtrisent pas encore l’anglais. L’un des aspects du problème du non participation des parents haïtiens serait résolu par la même occasion car la communication entre les parents et l’école ne serait plus un obstacle à leur implication dans la vie scolaire.

Enseigner le CH comme langue seconde aux élèves haïtiens en se focalisant sur l’écrit permettrait, dans un deuxième temps, de trouver la solution au problème des étudiants bilingues qui suivent des cours de CH au College des Bahamas (COB). Le CH est enseigné à COB comme une langue étrangère au même titre que l’espagnol et le français. Parmi les étudiants qui suivent des cours d’espagnol et le français à COB, il y en a très peu qui sont bilingues en anglais et dans la langue qu’ils étudient puisqu’il n’existe pas de minorité ethnique française et espagnole aux Bahamas. Il y a par contre un pourcentage relativement élevé d’étudiants haïtien-bahamiens bilingues en anglais et en CH oral dans les cours de CH à COB. Malgré cette compétence orale, la plupart d’entre eux s’inscrivent dans ces cours de CH dans l’espoir d’apprendre à écrire et à lire cette langue. Mais comme l’enseignement du CH à COB n’a pas été conçu selon les besoins de ce groupe, ces étudiants se rendent compte assez rapidement qu’ils perdent leur temps à vouloir suivre des cours de CH au niveau supérieur destinés spécialement aux étudiants bahamiens natifs complètement débutants. 

L’enseignement du CH aux Bahamas est en effet exclusivement destiné à la fraction très restreinte de la population bahamienne scolarisée au niveau supérieur. Selon le rapport sur L'enseignement Supérieur Transnational (2007), le taux de scolarisation au niveau supérieur aux Bahamas était seulement de 19% en 1990 (p. 83). Compte tenu du fait que le taux n’a pas sensiblement augmenté depuis et sachant qu’une portion importante des 19% ont reçu leur éducation supérieure à l’étranger, la grande majorité des Bahamiens continueront à avoir une perception et des opinions stéréotypées sur la langue et la culture haïtienne puisqu’ils n’ont pas eu l’occasion d’apprendre le CH à l’école primaire et secondaire. Tandis que plus de 80% de la population bahamienne ne fréquente pas COB, le taux de scolarisation, selon les chiffres de l’UNICEF, est de 98% à l’école primaire et de 91% au secondaire. L’enseignement formel du CH dans les écoles primaires et secondaires aux Bahamas s’avèrerait donc plus efficace et beaucoup plus utile que celui dispensé à COB car 98% de la population bahamienne aurait l’occasion de faire connaissance avec la langue et la culture haïtienne dès leur plus jeune âge. La connaissance de l’histoire, de la culture haïtienne à travers le CH permettrait une meilleure compréhension de l’autre et par conséquent plus de tolérance envers celui-ci.

Selon Victor Hugo (2002), "il y a deux manières d'ignorer les choses: la première, c'est de les ignorer; la seconde, c'est de les ignorer et de croire qu'on les sait." (p. 3). Cette pensée résume bien l’attitude de la majorité des Bahamiens vis-à-vis des Haïtiens. Étant donné qu’il y a beaucoup d’immigrants haïtiens aux Bahamas, les Bahamiens ont la ferme conviction de tout savoir au sujet du peuple haïtien. Ne comprenant pas que les Haïtiens immigrés aux Bahamas ne constituent pas un échantillon représentatif du peuple haïtien, les Bahamiens ont tendance à considérer tous les Haïtiens de la même manière que ceux qui sont clandestinement entrés chez eux. En dépit du nombre élevé d’Haïtiens vivant aux Bahamas, il existe dans pratiquement toutes les couches sociales de ce pays à 95 % noir composé d’anciens esclaves un manque flagrant d’informations précises sur presque tous les aspects de l’histoire et de la culture haïtienne. L’ignorance dont fait preuve la plupart des Bahamiens en tout ce qui touche Haïti est telle qu’elle engendre toute une série de préjugés et de comportements discriminatoires jusqu’à l’intolérance et la peur des Haïtiens. Cette situation, qu’on trouve dans la plupart des pays sous-développés ou en voie de développements, est typique aux sociétés anciennement colonisées.

Conclusion

La question haïtienne aux Bahamas a toujours été utilisée à des fins politiques. C’est pendant les périodes de campagne électorale que les mesures les plus drastiques sont prises et les rapatriements les plus brutaux tiennent lieu. L’immigration haïtienne aux Bahamas est perçue par les natifs comme une forme d’invasion pacifique. Cette impression entretient des appréhensions et un anti-haïtianisme qui rendent très difficile une démarche objective de recherche de solutions aux problèmes issus de cette migration. Composée en majeure partie de paysans illettrés et de prolétaires des villes côtières du nord d'Haïti, la diaspora haïtienne aux Bahamas n’est pas bien organisée. Elle est incapable de se mobiliser pour faire pression sur le gouvernement afin de faire respecter ses droits. Cette diaspora ne compte aucune figure politique influente pour défendre sa cause. Livrée à elle-même, cette minorité risque d’être victime d’abus et de mauvais traitements pendant encore très longtemps. Les discriminations dont sont victimes les immigrés haïtiens aux Bahamas nécessitent d’être abordées dans le cadre d’une politique de revalorisation de la langue et de la culture haïtienne à l’école primaire et secondaire.

Le respect des droits de la minorité haïtienne implique une promotion active de la langue et de la culture haïtienne au niveau national. La mise en place d’actions concrètes afin d’appliquer une telle politique nécessiterait certainement des investissements de départ importants mais elle aurait assurément des retombées positives pour la société bahamienne dans sa globalité. La minorité en tirerait évidemment de grands bénéfices car elle aurait enfin la chance de développer le sentiment d’appartenance nécessaire à sa pleine participation dans la société bahamienne. Parallèlement, la majorité en sortirait également gagnante dans la mesure où elle continuerait de s’enrichir culturellement, humainement et économiquement – mais à un niveau plus élevé - de l’apport des immigrants haïtiens. S’il est vrai que les immigrants haïtiens viennent aux Bahamas à cause de problèmes économiques, il n’en est pas moins vrai qu’ils y apportent une grande richesse culturelle et surtout leur force de travail, élément presque indispensable dans plusieurs secteurs de l’économie bahamienne.

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Note

  1. Je tiens à remercier le professeur Albert Valdman, éminent créoliste à l’Université d’Indiana, pour ses critiques constructives. J'assume néanmoins l'entière responsabilité des éventuelles erreurs et omissions, des opinions et des recommandations se trouvant dans cet article.

boule

 Viré monté