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Franck Laraque: l’engagement d’un intellectuel du Tiers-Monde Par Alain Saint Victor
L’instrumentalisation de la pensée révolutionnaire, Franck Laraque • 2014 • |
Ce qui avant tout nous fait découvrir le dernier livre de Frank Laraque, L’instrumentalisation de la pensée révolutionnaire1, c’est le parcours intellectuel d’un penseur du Tiers-Monde, soucieux de comprendre les tares qui rongent son pays natal. Mais pour Laraque si l’acte de comprendre représente dans son essence même une quête de rationalité, une découverte des raisons surtout socio-économiques mais aussi historiques de notre «sous-développement», il est, pour lui, avant tout le prélude à l’action, à une prise de position dans le sens où l’entendait Louis Althusser. C’est précisément en ce sens que Frank Laraque rejoint, à travers le temps, des intellectuels comme Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis, Anthony Lespès dans leur quête de comprendre afin de prendre position. Pour ces écrivains, la compréhension est en soi un acte subversif dans la mesure où elle permet une conscientisation accrue des problèmes sociaux, conscientisation qui, elle-même, devrait aboutir à une prise de position authentique dans le sens sartrien du terme, c’est-à-dire à une attitude, une pratique (politique) qui découle de l’analyse sociale. Si plusieurs de nos intellectuels traditionnels ont publié d’importantes études sur «les causes de nos malheurs», rares sont ceux qui ont adopté une position, développé une pratique politique qui s’inspirent des conclusions de leur propre analyse. La connaissance théorique représente pour certains d’entre eux ce que Bourdieu appelle un pouvoir symbolique, qui, dans le contexte de la domination exercée par l’oligarchie, leur confère une certaine «place» dans la hiérarchie sociale. D’autres visent le pouvoir politique auquel ils se sentent destinés, ou plus exactement auquel le pouvoir symbolique leur donne droit.
Cette mystification du rôle de l’intellectuel renforce certes la domination idéologique de l’oligarchie locale, mais contribue encore plus à maintenir l’hégémonie culturelle néocoloniale. D’où l’importance pour Laraque de dénoncer dès le début de l’ouvrage cette «théorie de l’art pour l’art consacrant la priorité de l’individualisme ou le néocolonialisme qui permet…à une minorité indigène de s’enrichir aux dépends de la majorité souffrante.» Dans ce même ordre d’idée, on doit aussi relever la différence importante que fait l’auteur entre «le concept de culture élitiste et le concept anti-pauvreté», le premier se réfère au rôle de fétichisme de l’intellectuel-dieu, de l’élite intellectuelle qui pense résoudre les problèmes de la nation au moyen de ses compétences, tandis que le concept anti-pauvreté renvoie plutôt à une conscientisation continue et une prise en charge collective en vue de trouver des alternatives concrètes à la situation du pays. Tout au long de son ouvrage, traitant parfois des thèmes différents, Laraque retourne sur le concept anti-pauvreté pour l’affiner, délimiter ses contours, s’assurer d’élaborer à partir de ce concept une problématique produisant les conditions d’une rupture radicale avec l’idéologie élitiste.
Comme l’indique son sous-titre, le dernier ouvrage de Frank Laraque réunit ses essais et ses réflexions sur la réalité haïtienne. Il y aborde plusieurs thèmes portant sur la politique, la littérature en analysant notamment avec rigueur, pour en montrer la richesse, l’oeuvre importante d’un auteur créolophone méconnu comme Papadòs qui, selon Laraque, prend place parmi les «éminents écrivains organiques de la culture populaire créolophone». C’est là sans doute un trait caractéristique de la quête intellectuelle de Laraque: le souci de découvrir et de faire découvrir des auteurs qui choisissent courageusement de produire une oeuvre littéraire dans la marge de la culture dominante. L’oeuvre peut ainsi se construire hors de la contrainte aliénante de l’idéologie sociale du capitalisme qui transforme toute production culturelle en marchandise, mais cette position de l’auteur est difficile à assumer puisque ce dernier est condamné à rester dans l’ombre. Cela n’empêche pour autant que se poursuive le travail de conscientisation et d’éducation pour lequel l’oeuvre a été produite. Et c’est pour cette raison que Laraque insiste à faire comprendre que l’oeuvre de Papadòs, véritable richesse littéraire, tout en n’étant pas «un manifeste politique», contient un enseignement pour «une nouvelle mentalité [qui] s’entend de la notion d’inclusion […] du rejet de la dictature, de la corruption, du népotisme […]d’une distribution équitable des ressources du pays, de l’abolition de la violence contre les femmes et les enfants…».
Pour Laraque, ce travail de conscientisation, dont l’oeuvre littéraire reste un vecteur important, doit s’inscrire aussi dans le cadre de projets politiques et d’activités sociales qui touchent l’organisation actuelle et l’avenir du pays. C’est ainsi que l’auteur met en relief «la nécessité d’une conscientisation économique», c’est-à-dire surtout la nécessité de mettre à nu les «mécanismes de l’exploitation économique», de comprendre qui sont «les réels détenteurs du pouvoir politique et du pouvoir économique…». Si ce travail de conscientisation reste fondamental et suscite avant tout une réflexion continue et dynamique, toujours critique de la réalité sociale, elle ne constitue pas toutefois une fin en soi : pour l’auteur, son existence même est liée à l’action organisée. La réflexion sur la réalité du pays devient ainsi consubstantielle à toute démarche concrète qui pose les jalons d’un véritable changement social. Mais, selon Laraque, cet acte de réfléchir sur les problèmes du pays doit être nécessairement participatif, c’est-à-dire, il doit être un lieu de discussion ouverte, sans sectarisme ni dogmatisme, affranchi de toutes approches élitiste et intellectualiste. C’est là peut-être ce qui fait l’originalité de la pensée et de la démarche de l’auteur : cette nécessité de trouver, dans l’oeuvre et dans la pensée des autres, des significations et des enseignements qui puissent approfondir la compréhension de la réalité haïtienne. Et peu importe si l’interprétation de cette réalité prend la forme ou s’exprime par des oeuvres littéraires, comme c’est le cas pour le théâtre de Papadòs, mais aussi pour les romans de deux importantes écrivaines de notre littérature, Marie Vieux Chauvet et Marie Célie Agnant, ou encore qu’elle s’exprime par l’art picturale. Pour l’auteur, l’essentiel est de déceler dans les oeuvres et les actions de compatriotes connus, inconnus ou méconnus ce qui faire avancer la cause du peuple haïtien, car il s’agit bien de cela : trouver dans toutes oeuvres, dans toutes actions cette finalité essentielle qui consiste à transformer la réalité sociale de notre pays.
Voilà pourquoi l’œuvre de Frank Laraque est essentiellement une œuvre engagée, et elle prend toute sa signification particulièrement dans la conjoncture actuelle où le pouvoir tente par tous les moyens de réhabiliter le duvaliérisme. On comprend aussi pourquoi l’auteur s’attela à analyser les pièces de théâtre de Jean-Paul Sartre, cet éminent philosophe qui fit de la philosophie et de la littérature une quête de liberté, un instrument de révolte et de dénonciation du statu quo.
L’engagement intellectuel de Laraque est pour ainsi dire une manière de vivre, une conscience ouverte à la situation des autres, une volonté de dénoncer l’injustice sociale d’où qu’elle soit. Et on comprend mieux comment cette philosophie de l’existence se manifeste chez lui en lisant son dernier ouvrage qui témoigne certes d’une pluralité de positions sur différents sujets, mais qui reflète avant tout et fondamentalement un souci constant, celui de continuer la lutte contre la domination du pays et l’oppression du peuple haïtien.
- Frank Laraque, L’instrumentalisation de la pensée révolutionnaire. Une collection d’essais et de réflexions. Trilingual Press, Boston, Massachussetts, 2014.