Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

La méthode d'enseignement de Gérard Jeune:
un enjeu à somme totale

«Beaucoup de gens reçoivent des conseils,
seuls les sages en profitent.»

Par Marie Flore Domond

Gérard Jeune

Les élèves de l’école secondaire LOUIS-JOSEPH PAPINEAU ont érigé une haie d’honneur
pour souligner la retraite de leur directeur, monsieur Gérard Jeune, le 10 juin 2013
.

De ses trente ans de carrière en enseignement, Monsieur Gérard Jeune a consacré les cinq dernières années de sa carrière d’enseignant à la revalorisation de la renommée d’un établissement scolaire du niveau secondaire. En 2005, LOUIS-JOSEPH PAPINEAU subissait une mauvaise presse dans la liste des polyvalentes peu recommandables en raison de la forte concentration de taxage imposée aux usagers par les gangs de rue. La complexité du fléau de la délinquance hissée à un degré presqu’incontrôlable n’a donc pas réussi  à ronger l’élan du nouveau dirigeant en le freinant. Au contraire, la mission de faire peau neuve de l’institution en peau dure est germée de cette situation intolérable à ses yeux.

 De toute évidence,  il fallait un redoutable défenseur pour ce féroce combat  dont les résidents  du quartier Saint-Michel étaient victimes bien malgré eux. Personne n’était à l’abri des affrontements entre les groupes rivaux. Et  l’écho des méfaits résonnait dans toute la métropole avec la conséquence préjudiciable, mais justifiée DES CITOYENS INDÉSIRABLES par rapport à la collectivité.

 L’hémorragie s’est estompée depuis… Il faudrait un ouvrage pour pouvoir répertorier tous les intervenants qui ont progressivement transformé le quartier Saint-Michel en une zone paisible. Nous estimons cependant que le directeur Gérard Jeune est un échantillon représentatif de cet exploit. Ainsi, nous sommes curieux de connaître la recette de sa méthode de redressent à la polyvalente LOUIS -JOSEPH PAPINEAU; là où il a indiqué pratiquement la date de péremption de l’indiscipline démesurée.

Qu’est-ce que a motivé  votre décision d’aller à la rescousse de  la Polyvalente Louis-Joseph Papineau qui vivait une période particulièrement difficile, il y a de cela cinq ans?

C’est important de situer le contexte de cet engagement. La  plupart des gens de mon entourage, les membres de ma famille compris, ont  présumé que c’était de la pure folie de ma part de prendre cette décision, surtout que  tout allait comme sur des roulettes à L’Académie de Roberval où j’assumais le poste de directeur depuis plus de quatorze ans. Mes raisons n’étaient sans doute pas évidentes aux yeux de mes proches et observateurs, pourtant, j’avais la ferme conviction de pouvoir changer la conjoncture néfaste qui pendait comme une épée de Damoclès  sur l’avenir des élèves de Louis- Joseph- Papineau. Sans oublier le fardeau des préjugés d’infériorité concernant les écoles publiques. Étant moi-même un ancien lycéen, marqué par cette forme de stéréotype due à une dévaluation systématique, une intervention personnelle me semblait juste et nécessaire. Ce n’est un secret de polichinelle qu’en Haïti les élèves qui  fréquentent les Lycées sont perçus presqu’automatiquement comme des défavorisés, des voyous de la pire espèce, des bons  à rien dont l’avenir est incertain. Une fois de plus, c’était pour moi une occasion propice de prouver le contraire.

Comment s’est amorcée au début votre  mission de directeur?

Je me trouvais face à une situation complexe à plusieurs niveaux. L’établissement souffrait d’une mauvaise presse en raison de l’influence des gangs de rue, du taux d’échecs scolaires, du décrochage,  de la concentration des familles défavorisées. Mais en plus de  cette réputation peu élogieuse, la conception de la bâtisse, construite sans fenêtres, était sujette à caution. J’avais l’impression d’être dans  une usine. Pis encore, j’étais surpris de cette allure  de prison avec une façade pour le moins morne qui s’ajoutait à la liste déjà accablante d’images négatives. Cependant, dès qu’on franchit le seuil de l’école, on est agréablement surpris de découvrir toute la chaleur humaine et l’incroyable beauté du milieu. C’est une école qui se découvre principalement de l’intérieur où tout est beau et  spacieux. Quant à l’extérieur, il laisse carrément à désirer.  Tous ces éléments réunis contribuaient à l’image négative qui affectait davantage la réputation de l’école. Malheureusement, certaines personnes ont tendance à juger en fonction de ce qui se présente sous leurs yeux, sans se donner la peine d’aller au-delà des apparences. Durant mon passage à la direction de l’école, j’ai reçu une dizaine de témoignages de personnes qui, après leur première visite à l’école ont tenu à me rencontrer pour me dire combien ils étaient surpris de découvrir  qu’il y avait tout un monde de différence entre ce qu’on leur avait dit et ce qu’ils ont vécu à l’intérieur de ses murs.  

 Après le redressement de l’école secondaire de Roberval, je possédais toutes les ressources nécessaires pour gérer la situation de crise à Louis Joseph Papineau. Je n’étais pas à ma première expérience dans ce genre de défi à relever. L’école secondaire de Roberval venait d’être confrontée à une bagarre sanglante au moment de ma nomination. La clientèle était tout aussi délaissée. La délinquance y faisait rage. Grâce aux efforts soutenus des intervenants et moi-même, nous sommes parvenus à élever la qualité de l’enseignement à un niveau si concurrentiel que l’école porte désormais le nom d’Académie de Roberval.  L’établissement jouit à présent d’un statut  privilégié. Nous  reviendrons plus tard sur la petite histoire de cette école  qui est considérée comme l’une des plus privées des écoles publiques.

Ce genre de «défi élevé» à relever, comme vous le dites, exige une stratégie particulière. Quelle a été votre approche?

Il me fallait d’abord identifier tous les points qui nécessitaient, soit une amélioration, ou un changement radical. Une fois imprégné de la réalité, c’était plus facile de dresser un bilan. Dès lors, j’ai fait appel à l’ensemble des personnes ressources pouvant m’apporter des informations pertinentes: les membres de l’équipe-école, surtout les anciens, les travailleurs de rue de la Maison d’Haïti, les deux policiers du poste 30 de Saint-Michel affectés à la prévention dans les écoles du quartier. Tous ces intervenants ont collaboré étroitement afin de m’aider à cibler les leaders tant négatifs que positifs qui fréquentaient l’établissement. Ce qui importait plus dans ce genre de situation, c’était  d’apporter une aide particulière aux jeunes en difficulté de toutes sortes. Il ne faut pas oublier que ce sont des adolescents, un rien peut les affecter. Un divorce, un déménagement, une mauvaise influence d’un groupe d’amis, l’absence d’une autorité masculine à la maison, une démotivation. Ce sont tous des facteurs qui pèsent dans la balance et qui peuvent entrainer un déséquilibre psychologique. C’est donc une approche humaine que j’ai favorisée, ce qui implique de  conscientiser les jeunes afin qu’ils prennent leur vie en main en évitant les échecs.

A ce stade, voyiez-vous chaque élève individuellement?

Principalement, dans le cas des leaders  négatifs ou positifs, je prenais soin de les convoquer à mon bureau ou de les rencontrer après l’école, lors d’une activité parascolaire au gymnase, d’une visite au club de boxe le soir, ou même sur le terrain de l’école, en les accompagnant à la fin des cours jusqu’aux autobus de la ville. Je profitais de ces moments privilégiés pour féliciter, sensibiliser,  responsabiliser, demander une intervention de l’élève dont un ami est en difficulté, ou dans certains cas, le menacer d’expulsion. Pour moi, la pratique de la répression  hâtive ne convenait pas. La logique est simple. S’il existe un problème majeur au sein des jeunes, c’est parfois entre eux que se trouve la solution. L’intervention directe d’un adulte peut parfois empirer les choses, car l’élève peut se réfugier dans un mutisme profond et refuser de collaborer.  Il y a un proverbe haïtien qui dit « SE GRÈS KOCHON AN KI POU KWIT KOCHON AN ». Les intervenants sont là pour accompagner, soutenir, aider. Ce n’est pas sorcier. Il faut bien communiquer avec le jeune qui se trouve en situation de déviance. L’important c’est de l’impliquer dans le processus de changement de comportement. Évidemment, s’il refuse de se transformer, il faut le changer d’école, pour son bien et celui de tous, espérant qu’il se comportera mieux dans son nouveau milieu. N’allez pas croire que c’est facile, car on ne réussit pas toujours. Il s’agit d’une approche humaine qui m’a permis d’aider beaucoup de jeunes à se prendre en main; ce qui ne veut pas dire que j’ai toujours réussi.

En parlant de règlement et du conformisme, avez-vous eu à modifier radicalement le CODE D’ÉTHIQUE de la vie étudiante?

R. Il faut dire que la gestion de crise  ne concernait pas que les élèves. Ma nomination n’a pas été accueillie unanimement. Très vite, je me suis rendu compte de l’existence d’un noyau dur composé d’une minorité d’enseignants qui se croyaient plus forts que la direction.  À mon sens, c’était inconcevable d’acheter la paix. Il fallait faire un choix. Me faire des amis ou diriger comme il se doit. J’ai choisi de me tenir debout face à eux et j’ai fait, avec mes forces et mes faiblesses, ce qui me paraissait mieux pour l’école. Conséquemment, mes quatre ans et demi, je les ai vécus à travers une adversité, une résistance féroce. Je tiens compte que le changement fait peur, surtout quand les intérêts personnels et les privilèges sont menacés.  Le plus important, c’était la réussite de ma mission.  D’ailleurs, je vous fais la remarque parce qu’elle a une incidence directe sur le code d’éthique précédent. À titre d’exemple, l’ancien code stipulait LE RESPECT. On s’entend que cette notion ne définit aucune spécificité. Le constat de cette pratique à sens unique me dérangeait hautement. J’ai introduit alors LE RESPECT MUTUEL. Cet ajustement ne faisait pas  l’affaire de certains récalcitrants  qui semblaient  ignorer le droit fondamental des jeunes!

En ce qui concerne le port obligatoire de l’uniforme, quel impact en escomptez-vous?

Un an après mon arrivée, on a remplacé le code de couleurs: pantalon noir et T-shirt bleu, dans un quartier dit Bleu, par l’uniforme scolaire avec le haut blanc ou gris. La combinaison  pantalon noir-chemise bleue semblait créer une liaison indirecte avec les  clans de  gangs de rue qui, se disputant des territoires, décident que tel quartier est BLEU et tel autre ROUGE. L’influence était devenue si forte qu’on associait  l’école aux membres des bleus. Nous avons tout d’abord procédé à un sondage sur le sujet. Puis une campagne de sensibilisation. Un budget a été octroyé par la commission scolaire pour revitaliser l’école; ce qui nous a permis, entre autres, de réaliser ce projet. Sur demande, un parent en difficulté financière  pouvait bénéficier d’un coupon rabais pour l’achat de l’uniforme. J’ai dit aux élèves que leur appartenance ou non à un groupe à l’extérieur de l’école, c’est l’affaire de la police. Mais, ce qui se passe dans l’école, c’est notre affaire et si quelqu’un n’est pas d’accord, il n’a qu’à changer d’école. Ce changement majeur n’a pas tardé à créer un sentiment d’appartenance chez les élèves et à rejaillir positivement sur l’image de l’école.

Peut-on dire carrément que vous avez imposé toutes les exigences précitées?

J’obéissais surtout au principe «du gant de fer dans une main de velours». Ce qui se passait à l’extérieur de l’école concernait la police. Dans l’enceinte de l’établissement, le règlement devait être respecté avec un minimum d’encadrement, en équilibrant le rapport d’autorité, en valorisant l’élève et en voyant à son implication réelle.  « Qui aime bien, châtie bien », dit le vieil adage. L’élève doit apprendre de ses erreurs. À travers notre communication, je n’excluais pas les avertissements et les suspensions. Certes, je favorisais d’abord l’approche individuelle, et je m’attendais à un résultat concluant. Sinon, la main de fer sort du gant.

Quelle a été votre liste de priorités au départ?

L’uniforme dont j’ai parlé plus haut et le RESPECT MUTUEL comme base de toute  communication à l’intérieur de l’école. Cela a eu pour effet de réduire considérablement  les tensions et les nombreux conflits existants. Il est impossible que tout le blâme soit concentré d’un seul côté ! Chacun a sa part de responsabilité dans un conflit. Ce n’était pas facile d’y arriver, car certains éducateurs étaient convaincus que les élèves avaient toujours tort lors d’un conflit impliquant un adulte. Ce qui me semblait exagéré et injuste.

Quel rôle les professeurs ont-ils joué dans votre croisade de redressement?

En voilà une question épineuse… L’appui n’a pas été instantané ni unanime. Compte tenu du statut négatif de l’école, à cause, bien sûr, de la faiblesse de son taux de réussite et de son image écorchée, il fallait apporter quelques changements. Pour ce faire, j’ai eu à confronter un noyau dur .Je peux comprendre la peur du changement. Depuis la nuit des temps, on n’a jamais applaudi chaudement ceux et celles qui ont voulu en apporter. Au contraire.

Évidemment, la décision de combattre la résignation face aux échecs  des  élèves dérangeait certains qui étaient convaincus qu’il n’y avait rien à faire. Cela m’avait  valu des obstructions, des attaques. Tout ce que je faisais était scruté à la loupe, afin d’y trouver des failles. Je ne suis qu’un être humain, alors j’ai des faiblesses comme tout le monde. Ce qui était navrant, c’était cette tendance à vouloir toujours  me prendre à défaut, à tout bout de champ, d’essayer de m’abattre à coups de médisance, de mensonges, parce que je voulais tout simplement apporter ma contribution, si minime soit elle, à la revitalisation de l’école.

En somme, ajuster le tir n’a pas été une chose facile. Par contre, le résultat était très encourageant. Durant mon passage de 2008 à 2013, malgré les difficultés, et grâce à l’implication appréciable et inoubliable de certains membres de l’équipe-école, nous avions fait du progrès: projet éducatif, plan de réussite, augmentation du taux de réussite de l’école durant mon passage entre 2008 et 2013, amélioration de l’image de l’école et du comportement des élèves en général, diminution des conflits etc. Comme le dit proverbe: À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.

boule

 Viré monté