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Haiti: Une culture hybride de rébellion permanente contre l’oppression,
mais aussi de divisions, d’irresponsabilité et d’échecs.

Par Paul-André Sanon et Wilfrid Suprena

Enfants haïtiens

Haïti, mai 2010. Photo Alfonso Zirpoli.

Comme Haïtiens, nous sommes très fiers d’avoir été la première république noire du nouveau monde ou tout simplement du monde. Les discours élogieux de nos dirigeants politiques, les propos laudatifs à l’endroit de la geste Héroïque de 1804, éparpillés à travers nos romans, nos pièces de théâtre, nos livres d’histoire, nos articles de journaux, nos essais sociologiques et philosophiques en constituent un vibrant et sublime témoignage. Nos élites intellectuelles,  économiques et politiques se sont accrochées et continuent de s’accrocher viscéralement à ce pan de notre histoire de peuple qu’elles considèrent et présentent généralement comme la caractéristique fondamentale de l’âme nationale haïtienne. Théoriquement, 1804 devient pour les élites dominantes et dirigeantes haïtiennes, une carte de visite, une carte de référence et d’identité nationale. Bien! 1804, Haïti, un flambeau d’espoir dans un monde pervers d’exploitation colonialiste et d’oppression esclavagiste et raciale. Puis, 2004, Haïti le pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental, troisième occupation militaire et politique en l’an de grâce de la consécration de notre second bicentenaire d’indépendance. 2010, Haïti 55% de ses enfants sont enclins à l’abandonner pour ne plus jamais y mettre les pieds. 2011, Haïti sous la menace de plus en plus précise d’un protectorat multinational sans gants ni velours. Haïti, un passé glorieux, un présent abject et un futur incertain. Comment  concilier un passé de gloire avec un futur de concorde, de stabilité et de progrès dans le cadre d’une révolution démocratique nationale et populaire tranquille?

Le Syndrome de “Léonce”. Il existe en tout individu et dans toute société une certaine prédisposition  à blâmer les autres dans les moments de malheur ou d’échecs. Il est toujours beaucoup plus facile de pointer du doigt les erreurs et les fautes d’autrui tout en défendant ou en ignorant les nôtres. Nous, Haïtiens, nous développons et pratiquons cette tendance jusqu’à l’extrême. Nos malheurs, nos turpitudes, nos revers en un mot notre sous développement humain, social et économique sont généralement considérés comme la résultante d’une combinaison ou d’une conjugaison de forces externes et hostiles qui vouent à la perte ou à l’échec de l’homme haitien,de la femme haitienne et de la nation haitienne.

Inconsciemment, le saxophoniste et chef d’orchestre, Raoul Guillaume a explicité cette tendance dans les années 60 du siècle écoulé avec sa chanson: “Se pa mwen ki fè sa, se Léonce”. C’est pas nécessaire de se regarder dans un miroir, car le principal responsable, c’est Léonce. Ce syndrome a un effet dévastateur dans les relations  interpersonnelles au sein de la famille, entre les citoyens haïtiens et leurs institutions étatiques, leur gouvernement. Dans notre société,  apparait toujours de nulle part une main cachée qui explique  et détermine le comportement bizarre et irresponsable  d’un individu ou d’un groupe. Quand ce n’est pas un “zanj” ou un “lwa”, c”est le voisin sorcier, ou bien le professeur malveillant, ou pis, c’est la femme ou «l’entourage» d’un tyran (Baby Doc et Aristide) qui sont pointés du doigt; et au cours des décennies récentes, c’est le “blanc” qui se faufile partout et en tout pour nous annihiler.

Nous utilisons les théories de conspiration ou “self pity excuses” pour expliquer les conditions misérables et infra humaines dans lesquelles nous pataugeons avec une complaisance et une aisance qui défient la raison universelle et l’entendement humain. Nous blâmons l’empire colonial français. Nous avons payé la dette de l’indépendance. Qu’avons nous fait après? Nous blâmons l’impérialisme américain. Ils (les américains) ont occupé notre pays de 1915 à 1934. Si. Qu’avons nous fait pour éviter l’occupation de 1994 et celle de 2004 à nos jours? À chaque période de notre histoire troublée, nous adressons des blâmes ou des reproches à des entités et des forces réelles qui ont influé d’une manière ou d’une autre sur notre destin de peuple. Cependant force est de reconnaitre que pour accomplir 1804, nous avions lutté et vaincu des forces militaires et politiques plusieurs fois supérieures aux nôtres. Vrai! Aucune nation n’est née avec une cuillère dorée dans la bouche. Les grandes nations ont toujours pris leur destin en leurs propres mains. Elles ont lutté pour surmonter domination, adversité et malchance. L’histoire du monde est à tout point nommé la somme des petites histoires de conquêtes, de catastrophes naturelles, des défaites et de reconquêtes. Haïti n’est pas ce seul et singulier ‘petit pays” qui a du faire face à de terribles tribulations, des luttes infernales pour la survie tout au long de son existence. L’histoire  récente de certains pays asiatiques comme le Singapour, la Corée du Sud et la Chine populaire en dit long. À un moment donné de leur trajectoire historique, ces pays sous un leadership moral, intellectuel, éclairé ont décidé de rompre avec le défaitisme, le passéisme et le nihilisme. Et  les conditions matérielles d’existence de leurs populations, selon tous les indicateurs économiques et sociaux ont tout bonnement amélioré.

Vivre au passé, dans le passé et pour le passé. La mentalité coloniale avec ses velléités prédatrices continue à nous poursuivre. Les mêmes préjugés coloniaux faits d’égoïsmes, d’injustices, de gains et de réussites personnelles  rapides continuent à nous dépraver. Nos volontés de changements politiques et sociaux ne durent que “l’espace d’un cillement”. Ou sont passées les révolutions de 1843, de 1946 ou de 1986? Au lieu d’opérationnaliser des réformes qui  pourraient conduire à une transformation  et une régénération de nos structures archaïques et médiévales nous avons préféré accepter les choses comme elles sont. Après plus de deux cents ans d’une pratique d’indépendance théorique marquée par le “bovarysme collectif”, les paysans haïtiens continuent à travailler leur lopin de terre avec les moyens du bord, entendez-la houe, la machette, la serpette (Koutodigo). L’irrigation, la charrue (très répandue dans le Nord sous Christophe) les tracteurs sont des commodités rares dans le monde rural haïtien. Notre système éducatif qui devrait refléter en toute priorité les besoins nationaux ne se régénère pas et court après le temps. C’est ce même système qui reproduit inlassablement des dirigeants politiques qui n’ont pour toute vision la conquête du pouvoir pour l’exercer leur vie durant et le maintenir à travers une succession frauduleuse couronnée et imposée.

Confiance ou méfiance. Notre société souffre d’un déficit de confiance. Développement et  progrès ne peuvent être atteints dans un environnement où les soupçons sont endémiques, où le succès de l’un suscite la haine, où la créativité, la nouveauté et l’esprit d’initiative ne sont pas les bienvenus. À la minute où un haïtien ou une haïtienne a du succès, il ou elle est accusé(e) d'avoir signé un pacte avec le diable ou d’être  impliqué(e)  dans des trafics en tous genres quand ce n’est pas son orientation sexuelle qui est mise en cause. Nous ne pouvons pas avaler avec aisance le succès des autres! Et notre instinct naturel est de réduire à sa plus simple expression, par tous les moyens possibles, quiconque ose progresser. Comment peut-on avancer, implémenter, innover et transformer dans un climat socio politique où personne ne fait confiance à personne. Pour les Haïtiens, tout le monde a un agenda secret. Par conséquent, il est plus prudent de ne pas contribuer aux efforts collectifs ou aux projets communautaires. Pour nous, quelqu'un qui est passionné de quelque chose  court toujours après une forme de gain personnel et l'abattre devient l’objectif réel et ultime d’une large frange de la population. L’altruisme, concept compris et mis en vigueur dans le monde paysan à travers “ Combite” et “Ramponeau”est totalement ignoré par nos politiciens et nos dirigeants.

Nous ne comprenons pas encore que dans ce monde globalisé la confiance  et un système de justice viable sont des éléments absolument indispensables dans toute démarche de construction et de gestion d’un état nation. Comment pourrait-on faire mieux sans aucun engagement à la démocratie? Haïti est le fruit d’une révolution créatrice et civilisatrice, mais nous n'avons jamais fait les ajustements nécessaires pour un saut qualitatif vers une société démocratique fonctionnelle et dynamique. En conséquence, coups d’états et dictatures  sont devenus les faits les plus marquants de notre histoire. Notre tendance, nos penchants à l’autoritarisme et l’arbitraire, émanation des rapports sociaux féodaux dominant dans la formation sociale haitienne,  ont dans la grande majorité des cas prédisposé nos dirigeants à faire fi des lois, des principes constitutionnels qu’ils ont créés ou contribué à créer. Tout au long de notre histoire, ils ont persécuté ceux qui ont osé défier leur régime autocratique, journalistes, écrivains, simples citoyens, paysans  et manipulé le système afin de s’accrocher au pouvoir. Pétion, Boyer, Soulouque, Geffrard, Boisrond Canal, Duvalier, Aristide, Préval? Qui peut vraiment établir une différence dans leur façon de voir le pays ou de le gouverner?  Et, du fait que nous n'avons jamais eu de structures ni de garde-fous  pour tenir et contraindre tout le monde au respect des règles du jeu, l'histoire semble être un perpétuel recommencement. Et notre instabilité socio politique chronique est devenue une source intarissable d’enrichissement pour mercenaires étrangers et locaux.

En somme, les haïtiens doivent réaliser et comprendre que la plupart de nos problèmes sont d’ordre interne. Ils émergent et perdurent à partir des contradictions internes qui jalonnent notre histoire et auxquelles aucune solution viable et durable n’a été encore trouvée. C’est facile d’identifier des boucs  émissaires. Les utiliser comme éléments justificateurs est un potent signe de faiblesse et d’irresponsabilité qui contribue énormément à la pérennisation de nos crises politiques. Atteindre le bout de notre tunnel passe nécessairement par une révolution démocratique nationale et populaire tranquille qui éliminera de notre structure mentale la peur du changement, le syndrome de Léonce, la dépendance outrancière à l’aide étrangère, la référence éhontée à des actes de noblesse que des révolutionnaires haïtiens ont posés à l’endroit d’autres révolutionnaires de l’Amérique septentrionale et latine dans un autre contexte historique comme motifs de fierté ….Ce qui importe le plus dans notre pays et dans notre société en ce moment c’est de regarder l’avenir avec des élans plus que nationalistes, des sentiments plus que patriotiques et une foi plus que révolutionnaire…La possibilité de tourner la page existe toujours.

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