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Gouverneurs de nous-mêmes1

Jean-Claude Icart
25.07.2015

Initiative patriotique pour souligner les 100 ans de l’Occupation américaine en Haïti

«Et le temps vient pour tous les «habitants»,  
d’Haïti et d’ailleurs,
où ils seront à la fois Gouverneurs de la rosée
et d’eux-mêmes.
»
André Stil, L’Humanité, Paris, 31 juin 1962

Le 15 janvier 1925, à l’âge de 18 ans, alors qu’il termine ses études secondaires en Suisse, Roumain définit ce qui sera le combat de sa vie. Il manifeste sa volonté de participer à la lutte contre l’occupation américaine d’Haïti dans une lettre à Joseph Jolibois fils, directeur du journal Courier haïtien à Port-au-Prince, qui luttait pour le départ des occupants étrangers en Haïti:

«Monsieur le Directeur, Vous excuserez l’audace que j’ai prise en vous écrivant, car personnellement je vous suis tout à fait inconnu. Vous me pardonnerez sûrement quand je vous dirai que je me vante d’être haïtien. (…) J’ai hâte de retourner en Haïti, afin d’aider à relever le courage des masses et à soulager le peuple. (…) Et vous me combleriez si vous vouliez me faire l’honneur de me considérer au nombre de vos alliés les plus fidèles.» (Roumain, Jacques, Œuvres complètes, 2004, p.429 - 430).

Le dernier texte connu de Roumain est un roman intitulé Gouverneurs de la rosée,  texte qui peut être vu comme son testament politique. Cette lecture n’est pas nouvelle. Ainsi, un de ses compagnons de route, Anthony Lespes, présente ainsi cette œuvre:

«La source découverte par Manuel, c’est le socialisme. C’est ce que voulait dire Jacques. L’eau qui va vivifier la communauté, qui va transformer la haine en amour parce que tout le monde aura du pain; qui va aider à déchiffrer la misère et planter la vie nouvelle…». (Lespes, A. dans Œuvres complètes, p.1482)

Jacques-Stephen Alexis ira dans le même sens:

«Peut-être est-ce ce livre qui contient le message essentiel de Roumain, message que la vie ne lui a pas permis d'illustrer personnellement?». (Alexis, J.S., dans Œuvres complètes, p. 1497).

Jean Dominique également s’inscrit dans cette lignée:

«… pour le poète, peut être que l’eau, c’est la sève fraîche d’idées nouvelles, d’espoir fringant, de neuves responsabilités. Responsabilités? Collectives pour le gaspillage des ressources naturelles du pays tout entier. (…) Culpabilité collective (…) dans cette mentalité de prédateurs que nous avons tous depuis nan temps bimbo» (Dominiuqe, J., Oeuvres conplètes, p.1534)

Nous nous proposons de refaire en trois temps, le retour, l’exil et le second retour, l’itinéraire de Roumain, à la lumière de cette hypothèse. Entre la Lettre à Jolibois et Gouverneurs de la rosée, Roumain sera poète, journaliste, agitateur politique, prisonnier, fonctionnaire, organisateur politique, romancier, chef de parti, exilé, étudiant, ethnologue, enseignant, chercheur, polémiste, diplomate, etc. Sous ces divers chapeaux, il restera toujours un militant nationaliste et anti-impérialiste.

1- Le retour

Dès son retour en Haïti, à l’âge de 20 ans, Roumain fonde avec Richard Salnave, Daniel Heurtelou, Max Hudicourt une revue littéraire très éphémère, La Trouée, dans laquelle il publiera quelques poèmes. En  juillet 1927, Roumain et Heurtelou décident d’ouvrir le cercle à d’autres jeunes poètes comme C. Regulus et Pascal Flammeur, mais ausi des auteurs déjà reconnus tels que Antonio Vieux, Jean Price-Mars, Emile Roumer, Philippe Thoby Marcelin, Normil Sylvain et Carl Brouard. Ils décident de mettre sur pied la Revue Indigène.

C’était en 1927.  Ils étaient réunis, débattant un nom qui devait refléter la culture profonde du pays, et le rejet de l’occupation qui perdurait depuis 1915.  Ils tergiversaient sur les appellations les plus attrayantes ou les plus acceptables, quand il (Emile Roumer) se leva, frappa le poing sur la table et s’exclama: - Jean Jacques Dessalines!  L’Armée indigène, il nous faut une revue indigène! La Revue Indigène était née. (Lucien, Charlot, 2005)

Cette publication se propose d’articuler une voix authentiquement haïtienne et nationaliste face à la présence américaine: affirmer l’identité et la singularité haïtiennes, promouvoir la jeune poésie haïtienne dans le but de mieux exprimer les tourments et douleurs de l’âme indigène, faire découvrir des contes puisant dans le folklore, les vieilles légendes, les vieilles coutumes héritées du passé africain, publier des essais sur les traditions, les coutumes, le folklore indigène, renouer avec la tradition interrompue, unir le passé au présent et préparer l’avenir. (LRI 1, 1927 : 2)  (cité dans Lanni, D., 2011, p. 80)

La Revue Indigène vécut l’espace d’un matin, environ un an. À peine quelques numéros furent publiés, mais tous les membres fondateurs demeurèrent très actifs sur la scène culturelle et on en parle encore aujourd’hui comme un véritable tournant dans la littérature haïtienne. 

Cette revue contribua notamment à l’éclosion de l’indigénisme en Haïti, courant dont le père spirituel fut Jean Price-Mars, suite à la parution de son ouvrage intitulé «Ainsi parla l’oncle» en 1928. À noter: dans le premier numéro de la Revue indigène, Jean Price-Mars signa un article: «La famille paysanne: mœurs locales et survivances africaines.» (LRI 1, 1927 : 31-41).

En décembre 1927, Roumain rejoint Georges J. Petit qui lance Le Petit Impartial, un journal qui vise une audience beaucoup plus large et se dédie à la lutte contre l’occupation américaine. La période de lutte armée contre les occupants avait déjà pris fin avec l’écrasement des Cacos. Il fallait continuer à réhabiliter la mémoire de ces combattants mais il fallait surtout trouver d’autres moyens pour dynamiser la lutte contre les occupants, mobiliser la jeunesse du pays et surtout refaire l’unité nationale: 

«Nous sommes aujourd'hui en face de l'Américain comme nos ancêtres en face des armées du Premier Consul. Et y avait-il à la Crête-à-Pierrot, à la Ravine-à-Couleuvre «une Elite» et «un vil peuple? Non, il y avait des hommes décidés à mourir plutôt que de vivre esclaves. Des hommes qui savaient que la mort fauche indifféremment riches et pauvres, lettrés et illettrés. Il est un fait: le fossé existe. Mais aucune force ne saurait empêcher que nous nous rejoignions. Car la grande œuvre de la Restauration Nationale doit s'accomplir» (février 1928). (Roumain, J, Œuvres complètes, p. 445)

C’est dans l’œuvre de Gandhi qu’il va trouver la marche à suivre pour mener cette bataille. Durant le mois de mars 1928, il consacre sept chroniques à la doctrine de l’action non violente de Gandhi. Il y voit une stratégie globale, active et efficace, «qui exige plus de bravoure que la violence proprement dite», une stratégie soutenue par un nationalisme irréductible qui requiert un engagement inflexible. Début avril 1928, il lance de nouveau son appel à l’unité:

«Nous supplions au nom de notre Mère Haïti, toute la jeunesse d'oublier les vieilles querelles. Qu'un grand pardon lave toutes les taches! Il n'y a ni nègres, ni mulâtres, ni riches ni pauvres, ni «Jeunes Gens de la Ville» ni Jeunes Gens de Turgeau, il n'y a que des HAITIENS NEGRES opprimés par l'Américain et ses laquais». (Roumain, J, Œuvres complètes, p. 468).

Dès ce mois d’avril 1928, il passe à l’action et fonde la Ligue de la jeunesse patriote haïtienne, qui va lancer différentes manifestations et grèves contre l’occupant américain et contre le gouvernement du président Borno. Roumain participait à l'action directe et marchait à la tête de toutes les manifestations. Dès décembre 1928 il est arrêté en compagnie de Georges Petit pour délit de presse et outrages à l’adresse de Borno. Ils passeront près de 8 mois en prison et ne seront libérés que le 2 août 1929. Dix semaines plus tard, soit le 19 octobre 1929, Roumain est de nouveau arrêté, cette fois en compagnie de Victor Cauvin et Antoine Pierre-Paul, pour avoir enfreint la «loi sur les associations de vingt personnes ou plus», et pour avoir lancé «un appel séditieux». 

Entre temps, Roumain est devenu Président du Comité de Grève contre l’occupation américaine. Jacques Stephen Alexis souligne que:

Jacques Roumain a contribué de manière originale à mettre au point la forme de lutte de prédilection des masses populaires haïtiennes depuis plus de vingt-cinq ans: la grève générale de masse. On peut ainsi avancer que Jacques Roumain a contribué à sa manière aux mouvements de janvier 1946, de décembre 1956 et de ces derniers mois. Cette arme tend même à se répandre dans toute l'Amérique Latine sous le nom de «Grève à l'Haïtienne» (Alexis, J.S., dans Œuvres complètes, p. 1494).

Le 4 novembre 1929, les étudiants de l'école d'agronomie de Damiens déclenchent une grève qui marque un véritable tournant dans la lutte contre l’occupation. Les multiples associations de jeunes décident de se fédérer et  choisissent Jacques Roumain, toujours emprisonné, comme président d'honneur et Justin D. Sam comme président.  Roumain sera libéré le 17 décembre, dans le cadre d’une amnistie générale de tous les prisonniers politiques, décrétée suite à une mobilisation générale de tout le pays, marquée par le massacre de Marchaterre le 6 décembre 1929. Ce jour là, les Marines ouvrirent le feu sur une foule de manifestants près de la Ville des Cayes qui protestaient contre la misère, la répression et les restrictions au fonctionnement des guildives (Condé, G. 2002)2.

Le 28 février 1930, une commission d'enquête envoyée par le président américain Herbert Hoover et dirigée par William Cameron Forbes débarque à Port-au-Prince. Cette commission recommandera de remettre les commandes aux Haïtiens. Les deux gouvernements se mirent d’accord sur les moyens de confier à nouveau la direction des différents services publics du pays aux autorités haïtiennes. Le 1er juin de la même année, Borno sera remplacé par un président intérimaire, Eugène Roy, chargé d’organiser des élections. 

Le rôle de Roumain dans la lutte contre l’occupation sera souligné doublement durant cette première moitié de l’année 1930. Le 20 février 1930, les associations politiques et patriotiques se constituèrent en Comité fédératif des groupements patriotiques d'Haïti.  Le 20 mars, les trente quatre délégués du Comité fédératif  formèrent un bureau présidé par le poète Etzer Vilaire, assisté du Dr Jean Price-Mars et de Jacques Roumain, respectivement premier et deuxième secrétaires. Le 1er juin 1930, Jacques Roumain devint président d'honneur de la Fédération de la Jeunesse qui fut alors créée, délégué du groupement auprès du comité fédératif, délégué du comité de ratification des pouvoirs du président.

En juin 1930, il sera nommé Chef de Division du Ministère de l'intérieur3 par le président par intérim Eugène Roy. Il n’a que 23 ans. Il n’est de retour en Haïti que depuis 3 ans, période durant laquelle il a été emprisonné pendant près d’un an. Le 24 septembre 1930,  Roumain démissionne du Ministère afin de pouvoir faire campagne pour la candidature de Sténio Vincent à la présidence. Les nationalistes balaient les élections législatives du 14 octobre 1930 et Sténio Vincent est élu le 18 novembre 1930.  En Février 1931, Jacques Roumain est renommé à son ancien poste au Ministère de l'intérieur.  En août 1931, les autorités haïtiennes reprennent la direction des différents services publics du pays.

Roumain est cependant déjà lancé dans une autre bataille. Fin août 1930, il publie La Proie et l'ombre4, une critique très dure de la société bourgeoise qui pour E. Brutus est: «… est une peinture de la misère intime de notre jeunesse meurtrie et retenue dans son évolution par une imbécilité bourgeoise alliée à des préjugés stupides. Roumain nous exhibe les bassesses de notre milieu, sa laideur»5. Mais n’était-ce pas l'expression du désarroi d'une jeunesse privilégiée qui était humiliée par l'occupation du pays et découragée par l'absence d'un projet de société viable?

La Proie et l'ombre sera suivie par Les fantoches en décembre 1931. Le jeune François Duvalier s'enthousiasma pour le recueil, dans ‘’Le Nouvelliste’’: «L'écrivain a campé avec le sourire désabusé du philosophe, tous ces hommes ballons, véritables fantoches, esprits mutinés qui s’acharnent à se concevoir autres qu’ils ne sont dans une société inexistante.» (Duvalier, F., cité dans Œuvres complètes, p. 1473).

Décembre 1931 verra aussi la publication de La montagne ensorcelée, un tableau tragique de la vie du paysan haïtien. Ce livre qui marque une véritable rupture dans sa production littéraire. C’est le premier récit indigéniste de la littérature haïtienne, qui questionnera, par la voie de la fiction, les relations entre le milieu, les mœurs et croyances et les hommes. Comme l'écrit Ghislain Gouraige: «Roumain, influencé par Giono et Ramuz, aura créé un monde de privations propre à féconder la haine et à inspirer le meurtre». (Hoffman, L.F., dans Œuvres complètes, p. 196) Cette œuvre fut durement attaquée par Duvalier qui trouvait qu’elle rappelait trop La montagne ensorcelée de l’auteur chilien Francisco Contreras: «Même titre, milieu social, et jeu des intrigues presque identiques»6 (Duvalier, F., cité dans Œuvres complètes, p. 1472).

Roumain se met aussi à la recherche d’autres outils théoriques, qu’il va trouver dans les œuvres de Karl Marx. Parallèlement, il se lance dans «un travail d’organisation des ouvriers de la Hasco, de la Compagnie d’ananas, des usines à mantègue, de la compagnie électrique, de l’usine à glace» (Péan, L. 2007 a). Accusé de conspiration, il sera de nouveau arrêté au début de janvier 1932 et libéré le 11 février 1932, en compagnie de Max Hudicourt avec qui il fera grève de la faim pour protester contre les lenteurs de l'instruction.

Au début de 19327, dans une correspondance avec l’écrivain français Tristan Rémy, il écrira:

«Je suis communiste. Non militant pour l’instant, parce que les cadres d’une lutte politique n’existent pas encore en Haïti. Je m’applique à préparer…» (Œuvres complètes, p. 639) 

Roumain se retire des fonctions qu'il occupe au sein du Gouvernement et essaiera de continuer son travail d’organisation. Il sera de nouveau arrêté en 1933 et emprisonné pour avoir fondé le parti communiste dans la clandestinité. Pour Roumain, il s’agit de mettre fin non seulement à l’occupation militaire mais aussi aux politiques économiques imposées par l’occupant:

(…) les impôts de l’Occupation grévaient encore plus la paysannerie et les petites gens que les impôts du dix-neuvième siècle. (…) L’occupant imposa de force des augmentations de prix sur des articles aussi communs que le sel ou les allumettes, vivifiant des pratiques qui avaient alimenté la corruption du dix-neuvième siècle, et indiquant aux futurs gouvernements du vingtième, des méthodes de plus en plus efficaces d’extraction. (Trouillot, M.R., 1986)

 André Lafontant Joseph précise les transformations économiques amenées par  l’occupation:

Plusieurs grandes compagnies agricoles et agro-industrielles s’établissent dans le pays. Dans le milieu urbain, on assiste à la création de nombreuses fabriques et de manufactures. Le capitalisme se renforce dans le pays. Cette période marque une transition. Elle voit la formation de quelques syndicats de travailleurs dont certains ont participé au sein de l’Union patriotique au mouvement de résistance pacifique contre la présence américaine en Haïti. (…) L’année 1930 voit la création de la Confédération Nationalistes des Ouvriers et des Paysans, avec à sa tête un politicien influent de l’époque, Joseph Jolibois fils. (Lafontant Joseph, André, 2003, pp 23-24)

Le gouvernement rejeta toutes les propositions de mesures législatives qui auraient pu améliorer la situation des couches laborieuses: abolition des mesures restrictives sur le fonctionnement des guildives, hausse du salaire journalier des ouvriers agricoles, allègement des taxes de marché, restitution aux paysans de terres accordées aux grandes compagnies américaines, etc. Un projet de loi sur le commerce en détail fut également rapidement enterré. C’est dans ce contexte que Roumain publie en juin 1934, avec la collaboration de Christian Beaulieu et Étienne Charlier, l’«Analyse Schématique 1932-1934» qui marque la naissance du Parti Communiste Haïtien dont il est le Secrétaire Général.

  1. C’est essentiellement une réaction contre les compromissions des classes dominantes haïtiennes avec les occupants américains et le faux nationalisme arboré par des politiciens qui en fait collaboraient avec l’étranger.
     
  2. C’est une dénonciation du préjugé de couleur qui est l’expression sentimentale de la lutte des classes, masquant un fait historique et économique indéniable, «l’exploitation sans frein des masses haïtiennes par la bourgeoisie» (p. 36).
     
  3. C’est un cri d’alarme contre le fascisme qui s’organise pour trouver une base de masse en Haïti, le racisme étant générateur de fascisme.

C’est un texte schématique, limité, et ce n’est vraiment pas une «analyse rigoureuse de la formation sociale haïtienne prise dans son ensemble» comme souligné dans la préface de l’édition de 1999. L.Péan précise: «Ce qui à mon sens constitue l’apport de Roumain dans le combat pour une Haïti démocratique, c’est sa résistance contre le fascisme, à un moment où celui-ci tisse les premières mailles du filet du système totalitaire qui allait éclore sous la dictature des Duvalier» (Péan, L. 2007).

La grande actualité de la pensée de Roumain vient de ce qu’il intervient à un moment charnière de l’histoire contemporaine d’Haïti. Dans un texte intitulé Les enfants de Vincent Michèle Oriol écrit:

Il (Vincent) est le créateur d’un style politique, fait d’ambiguïté, de cynisme et de légalisme qui a de nombreux héritiers. Lescot, Estimé, Magloire et Duvalier sont, quelque part, les enfants de Vincent. On peut lire notre histoire politique jusqu’en 1986 comme une longue période de continuité, dans laquelle Magloire est un peu en retrait et où Duvalier pousse jusqu’à ses ultimes conséquences les lignes tracées par Vincent. (Oriol, M. 2007)

Ce manifeste vaudra à Roumain trois années de prison8. Ce manifeste, et peut être également le fait que Vincent prépare le referendum de 1935 qui lui accordera quasiment les pleins pouvoirs. Il sera emprisonné en juin 1934. Ironie du sort, en compagnie de plusieurs autres nationalistes, comme par exemple Joseph Jolibois fils9, il est en détention quand les troupes américaines quittent le pays le 21 août 193410, moment pour lequel ils avaient tellement combattu…  Après trois ans en prison, Roumain dut partir pour l’exil le 15 août 1936, sa santé sérieusement fragilisée.

2- L’exil

Après un an passé en Belgique, il s'installe à Paris et entreprend des études à l’Institut d’ethnologie à la Sorbonne tout en suivant au Musée de l’Homme du Trocadéro l’enseignement du professeur Paul Rivet.

Depestre (2004, p. XXIV) souligne très justement la remarquable indépendance d’esprit de Roumain face aux structures du communisme international. Il ne se met pas à la remorque du PC soviétique mais essaie de trouver lui-même les réponses à des questions qu’aborde à peine le marxisme. Pour lui, le marxisme n’est pas un dogme, une idéologie figée, mais fondamentalement une méthode d’analyse. Et il part seul à la découverte des voies spécifiques de l’avenir des peuples colonisés dont les problèmes ne se ramènent pas purement et simplement à ceux du prolétariat des sociétés occidentales.

Cette posture lui permettra de conserver une très grande marge de liberté d'inspiration par rapport à toute entrave censée définir à l'avance les sujets à aborder et les contours à leur imprimer.

À l’époque, bien des questions théoriques de premier plan sont discutées dans les cercles marxistes.

1- La première question est celle de la «pertinence du marxisme dans les pays non européens et de sa nécessaire adaptation avec les conditions et la production locale du savoir extra-européen déjà posé par Edward Saïd». Il pose la question du caractère universaliste ou relativiste de la pensée marxiste même si la pensée marxiste initialement fut elle-même surdéterminée par la pensée colonialiste.

Par exemple, le trinidadien C. L. R. James, connu pour avoir été le premier à analyser la révolution haïtienne à l’aide d’une grille d’analyse marxiste dans son ouvrage célèbre, Les Jacobins noirs, a eu des échanges fameux avec son mentor, Léon Trotsky, à Mexico, en 1939, parce qu’il «refusait de considérer la question de l’émancipation des Noirs comme un simple cas particulier du problème de l’émancipation générale du prolétariat» (Guérin, D., 1956).  Dans Panafricanisme ou communisme, un autre chercheur trinidadien, GeorgePadmore reprit la même thèse et y ajouta l’accusation portée contre l’URSS d’utiliser les mouvements nègres pour les besoins de sa politique extérieure. (M'Bokolo, Elikia, 2004)

En 1932, parmi les documents appartenant à Roumain saisis par la police du gouvernement de Sténio Vincent, on remarque des numéros du journal «Le Cri des Nègres», organe de l’Union des Travailleurs Nègres fondé à Paris en 1932 par le malien Garan Thiémoko Garan Kouyaté. Membre du parti communiste français (PCF), Kouyaté fut expulsé de cette organisation en 1933 quand il refusa de mettre fin à ses activités politiques organisées sur base d’appartenance raciale (Péan, L. 2007b). Roumain était donc conscient de ces tensions au niveau du mouvement communiste international.

2- Autre problème, la question du rôle du prolétariat. Dans la lettre à Tristan Rémy en 1932, Roumain écrit:

Le paysan est notre seul producteur et il ne produit que pour être exploité de la manière la plus effroyable, par une minorité politicienne qui s’intitule l’Élite. Tous mes écrits ont combattu cette prétendue élite… (Roumain, J., Œuvres complètes, p. 639)

Or, le marxisme conçoit l'histoire comme une succession prédéterminée de modes de production: au féodalisme, suit le capitalisme qui devra être remplacé par le socialisme.

Un critique, J.A. Louis-Juste, a souligné «l’absence d’articulation organique entre l’agriculture et l’industrie en Haïti», cette dernière étant «une excroissance posée sur la culture de denrées exportables», ce qui l’amène à poser la question suivante: «Alors, d’où vient la réalité concrète qui justifie l’option privilégiée pour les ouvriers dans la lutte pour le libre développement de tous les individus?» (Louis-Juste, J.A., 2004). Pour Marx lui-même, le passage du capitalisme vers le socialisme ne pouvait se faire qu’en Europe occidentale et ce n’est que vers la fin de sa vie qu’il commença à entrevoir la possibilité d’un tel développement en Russie.  

3- Autre problème, la question nationale. La place du problème national dans la doctrine marxiste est bien claire dans le Manifeste communiste. «Les ouvriers n'ont pas de patrie. On ne peut leur ôter ce qu'ils n'ont pas». La prise en considération des revendications nationales pose un sérieux défi aux chercheurs marxistes. (Vandycke, Robert, 1980). Ce défi est encore plus grand en Haïti, un pays qui s’était toujours défini par l’indépendance acquise de haute lutte en 1804. Le pays avait déjà succombé à toutes fins pratiques au néocolonialisme français en 1925 par la reconnaissance de la dette de l’indépendance12 mais l’Occupation américaine ne permettait plus de se faire encore des illusions.

Bien des auteurs du tiers-monde ont eu à s'interroger sur les rapports entre les sociétés du centre et celles de la périphérie et sur les effets que l'inégalité de leurs rapports - d'échange notamment - pourrait avoir sur la lutte des classes. Une telle démarche, qu'elle soit posée en termes d'identité ou de développement national, entraîne le plus souvent des révisions théoriques déchirantes.

On ne peut pas se contenter d’appliquer des formules toutes faites ou de faire du racisme et de la question coloniale, de simples éléments d’un ensemble plus important et donc de confondre, ou même subordonner, la problématique de la décolonisation avec celle de l’émancipation ouvrière dans les sociétés du capitalisme avancé. En d’autres termes, le défi est de traduire les catégories de la modernité occidentale pour les adapter à la réalité des sociétés non occidentales.

Roumain estime avoir besoin d’une formation en ethnologie pour mieux relever ces défis12. Il a besoin de cet outil pour une meilleure compréhension de la société haïtienne. Le combat qu’il faut mener doit passer selon lui par les singularités, la culture, l'idiosyncrasie et les lignes de forces de la société haïtienne. Roumain a  compris qu’aucun Etat ne saurait se construire sans un sentiment d’appartenance et sans un consensus sur des valeurs essentielles. (Merion, J., 2007).

Roumain avait déjà découvert l’ethnologie dans l’œuvre du Dr Price-Mars13. La parution de  Ainsi parla l’oncle en 1928 permit à Price-Mars de galvaniser les énergies en incitant ses compatriotes à être eux-mêmes. Roumain a fait partie de différents comités avec Price-Mars dans la lutte contre l’occupation et c’est Price-Mars qui a préfacé La montagne ensorcelée, un texte parsemé de touches ethnologiques. L’ethnologie n’est donc pas pour lui un «savoir universitaire qui, en ces temps-là, était encore l’apanage d’un club fermé de gourous blancs». (Depestre, R. dans Œuvres complètes, p. XXV).

À Paris, Roumain fera de bonnes études, incluant des travaux pratiques au Musée de l’Homme dans le cadre de la préparation de l’ouverture officielle le 20 juin 1938. Il collabore à différentes revues: Regards, Commune, Les Volontaires. À l'Institut d'ethnologie, il rencontre Léon Gontran Damas, poète guyanais, membre du trio fondateur de la Négritude avec  Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor. Il multiplie les contacts avec des intellectuels antifascistes tels que : Nicolás Guillén, Alejo Carpentier, Pablo Neruda, Octavio Paz  et revoit Langston Hughes qu’il avait déjà rencontré en Haïti en 1931.

En véritable «nègre colporteur de révolte», il sera de nouveau arrêté en France en avril 1938, à la demande du Quai d'Orsay, sur plainte de la légation de la République dominicaine, en compagnie de Pierre Saint-Dizier, gérant de la revue Regards. C'était la première fois qu'un journal français était poursuivi pour «outrage à chef d'état étranger». Dans le numéro du 18 novembre 1937 de la revue, un article de Roumain «La Tragédie haïtienne», accuse de génocide le dictateur dominicain Raphaël Léonidas Trujillo et de complicité le président Sténio Vincent. De l’avis de Roumain, les peuples haïtien et dominicain sont deux grandes victimes de la surexploitation et de l’oppression des classes dominantes des deux pays14. L'audience eut lieu le 5 décembre et le 13 décembre, Jacques Roumain et Pierre Saint-Dizier sont jugés et condamnés à quinze jours de prison avec sursis et 300 francs d'amende. Trujillo, lui, obtient un franc symbolique de dommages intérêt. 

Il publie également «Les griefs de l'homme noir» au sein d'un texte collectif intitulé L'homme de couleur (1939), où il expose sa pensée ethnographique. Il se penche aussi sur la situation des Noirs aux USA.

Le début de la guerre le pousse à quitter la France et il se retrouve à New York en août 1939.  Il habitera Harlem et multipliera les contacts avec le mouvement noirmais ne réussira pas à poursuivre ses études, malgré les recommandations de ses professeurs parisiens: il lui aurait fallu une bourse ou un emploi mais il est probablement une carte marquée aux États-Unis.  Il se dirigera alors vers Cuba, rejoindre son ami Nicolas Guillen et entreprendra des travaux sur l’ethnobotanique des Amérindiens de la caraïbe, entre décembre 1940 et mai 1941, travaillant principalement à la Bibliothèque nationale cubaine. 

3- Le second retour

Le 18 mai 1941, jour de la fête du drapeau et surlendemain de la prise de pouvoir du nouveau président, Élie Lescot, Jacques Roumain rentre en Haïti, après avoir passé presque six ans en exil. Les deux hommes se connaissaient sans doute. Lescot avait appuyé également Vincent et avait été Ministre de l’intérieur entre 1932 et 1934. En compagnie de Christian Beaulieu, Roumain rétablit le contact avec les milieux populaires, il s’attaque dans la presse aux orientations fascisantes de quelques intellectuels du milieu mais ne tente pas de lancer un nouveau parti politique.

Peu après son retour, il propose au Dr. Price-Mars de créer un Institut d’Ethnologie. Le 17 juillet 1941, il rencontre l'anthropologue Alfred Métraux15, qui fut aussi un élève de Rivet. Figure exemplaire de l’intellectuel engagé, Rivet luttait contre les menaces fascistes et racistes dans les années 1930. Il fut le président du Comité de Vigilance des Intellectuels antifascistes en mars 1934, élu conseiller municipal à Paris, en mai 1935, sur une liste unitaire de gauche préfigurant le Front populaire. Avec quelques autres compagnons de lutte, il fonda la revue Races et Racisme pour confronter scientifiquement le racisme et il s’oppose aux raciologues nazis, lors du Congrès sur les Populations, en juillet 1937. Il quitta la France en 1941, après avoir dirigé une cellule de la Résistance. En rencontrant Métraux, Roumain renoue avec le réseau du Musée de l’Homme, ce qui eut un rôle déterminant dans sa carrière de chercheur16.

Le Nouvelliste du 23 juillet 1941 annonce une conférence de Jacques Roumain à l'Institut Haïtiano-Américain sur Le Culte de l'assotôr, avec la collaboration de Mme Fussman-Mathon. On dirait un examen. Ce texte, sans doute remanié, sera publié deux ans plus tard. Du 26 juillet au 6 août 1941, il voyage à l'île de la Tortue avec Alfred Métraux. Il procède également à des fouilles dans la région de Fort-Liberté pour retrouver des vestiges des Indiens Ciboneys.

Cette rencontre a été fondamentale dans la création du Bureau d'Ethnologie, fondé le 31 octobre 1941 par un décret-loi et placé sous la direction de Jacques Roumain17, qui va également enseigner l'archéologie précolombienne et l'anthropologie préhistorique à l'Institut d'Ethnologie qui ouvre ses portes en novembre 1941, sous la direction du Dr Jean Price-Mars.18 À noter: il n’a aucun diplôme universitaire, malgré l’importance de ses travaux.

Il publie plusieurs textes scientifiques. Sa Contribution à l’étude de l’ethnobotanique précolombienne des Grandes Antilles a posé des assises importantes de l’ethnobotanique en tant que discipline des sciences humaines et sociales, non seulement au niveau local mais sur le plan mondial (Dorestal,Y., cité dans Clergé, N.,2007). Il explore sept sites archéologiques et procède au classement minutieux de ses trouvailles. Mais ce retour est marqué par sa défense du vaudou et sa polémique avec le Père Foisset. Jacques Roumain prend une part active à la lutte contre la «Campagne anti-superstitieuse» menée par le clergé catholique. En mars 1942, il publie «Sur les superstitions», texte qui fut plus tard publié en volume sous le titre À propos de la campagne anti-superstitieuse), et «Réplique au Révérend Père Foisset» suivis en juin de la même année par «Réplique finale au R. p. Foisset».

Cette campagne avait commencé en 1938, du côté de Hinche, à l’initiative d’un ancien directeur de chapelle. Elle fut récupéré par notamment Mgr Robert, évêque des Gonaïves, dès 1940 et le  juin 1941, le R.P. Peters, fort d’un mandat reçu des autorités ecclésiastiques,  écrivait au Gouvernement haïtien pour solliciter son appui. L’obligation concordataire était en fait utilisée pour associer l’État haïtien à cette campagne. Rappelons que le Concordat signé entre l’État haïtien et le Vatican en 1860 faisait du catholicisme la religion officielle en Haïti et que le Séminaire de Saint-Jacques en Bretagne, fut consacré à la formation des prêtres destinés à exercer leur ministère en Haïti. L’’Église d’Haïti devenait ainsi une chasse gardée des missionnaires bretons. Cette campagne antisuperstitieuse, en plus de la lutte contre le vaudou, à l’instar de celles menées en 1896 et 1913, visait deux objectifs (Auguste, M. 2008, D’Ans, A.M., 2004): 

  • arrêter et éventuellement éliminer influence grandissante des protestants, culte qui s’était beaucoup développé à la faveur de l’occupation américaine;
     
  • maintenir le monopole du clergé breton sur l’Église d’Haïti en créant un climat qui ferait échouer le projet d’ouvrir l’institution religieuse à une congrégation franco-américaine, les Oblats de Marie Immaculée.

Ce second point interpelait directement le Président Lescot, partisan d’un clergé national, qui avait ouvert ce dossier dès la fin de l’année 1938, alors qu’il était ambassadeur à Washington. L’archevêque de Port-au-Prince et le nonce apostolique lui mettaient cependant des bâtons dans les roues. Parvenu à la présidence, Lescot s’adressa alors directement à Rome et put mener ce dossier à bon port en avril 1942.  En septembre 1942, le Vatican, à la demande de Lescot, nommait un évêque oblat au diocèse des Cayes, Mgr Jean-Louis Collignon. Lescot obtint aussi du Saint-Siège le rappel du Nonce apostolique.

Roumain était parfaitement conscient de ces enjeux mais il prônait une campagne anti-misère en lieux et places des gesticulations anti-vaudouisantes de l’église catholique:

«Comme théoricien marxiste athée, Jacques Roumain ne soutenait pas un tel affrontement idéologique comme vodouisant. Il voulait montrer la place du vodou comme religion dans l’imaginaire populaire du peuple haïtien comme celle de toute religion dans l’imaginaire de tous les peuples»  (Fils-Aimé, M.A., 2007).

Il précisera sa position face à la religion:

«Je respecte la religion, toutes les religions. Bien que non croyant, j’ai écrit pour mon fils et je lui ai lu une Vie du Christ, parce qu’ à l’époque c’était le meilleur moyen de lui enseigner le respect et l’amour du peuple, la haine de ses exploiteurs, la dignité de la pauvreté, la nécessité de la «fin du monde» de l’oppression, de la misère, de l’ignorance; la vénération, enfin, pour ce Fils de l’Homme qui consentit à une mort atroce pour sauver l’humanité et qui aujourd’hui est bien mieux représenté  par un ouvrier communiste tombant devant le peloton d’exécution nazi que par des prélats collaborationnistes, traîtres à leur patrie et à leur mission évangélique.» (Réplique finale au Révérend Père Foisset, Œuvres complètes, p.787-788).

Il y voit un élément de remise en cause de l’unité nationale:

«La campagne anti-superstitieuse  a donné lieu à des débats pénibles, a révélé une fissure dans l’unité du peuple haïtien à une heure qui réclame un grave et unanime rassemblement de nos forces. Je crois ce désaccord artificiel et provoqué.» (À propos de la campagne «anti-superstitieuse», Œuvres complètes, p. 749)

Depuis ses années dans Le Petit Impartial, Roumain émettait des critiques acerbes contre le clergé français qui travaillait contre Haïti en offrant une collaboration inconditionnelle aux forces américaines depuis 1915 et aussi en retenant les membres haïtiens du clergé hors de la hiérarchie. De plus, il semble que le clergé breton en Haïti ait été largement pro-Vichy.

Le 24 septembre 1942, le quotidien Le Nouvelliste annonce la nomination de Jacques Roumain comme Chargé d'affaires d'Haïti à Mexico. Deux questions:

  • Pourquoi Lescot l’éloigne-t-il? Il est exact de dire que c’est une tradition politique haïtienne pour un président de se défaire d’un adversaire, sans trop brouiller les cartes, en l’envoyant à l’étranger comme diplomate. Mais dans la campagne antisuperstitieuse, Lescot ne fut pas un adversaire de Roumain: le Gouvernement de Lescot a largement contribué à diffuser ses écrits sur cette campagne. Le Bureau d’ethnologie a fait une «ethnologie de sauvetage», pour «sauver de l’oubli les traditions, les chants, les danses qui sont les créations les plus originales et les plus intéressantes du peuple haïtien» dira le Dr. Alfred Métraux. Est-ce que  Lescot a éloigné un allié devenu trop gênant?  Trop gênant à cause de son impact sur la société ou fallait-il apaiser le clergé breton suite à la nomination de Mgr Collignon?
     
  • La seconde question: pourquoi Roumain accepte-t-il? Plusieurs hypothèses:
     
    • La Troisième Internationale préconisait d’appuyer tout gouvernement qui se démarquait du fascisme et du nazisme. Lui-même a écrit à sa femme: «J'ai accepté ce poste comme un grand sacrifice, un service à rendre à la cause de mon pays». (Lettre à Nicole, 29 mars 1943, Œuvres complètes, p.921)
       
    • il a refusé de mourir en prison ou en exil. Il a déjà connu les deux autant personnellement que par de trop nombreux compagnons de route.
       
    • il doit compter avec les menaces de la maladie: «À cet homme qui se sait perdu, Mexico assure le dernier gîte dont a besoin son imagination pour changer en suprême santé de l’art le désespoir de l’artiste devant toute la douleur qu’il y a sur la terre». (Dépestre, R., «Parler de Jacques Roumain», dans Œuvres complètes, p. XXX).

Ces différentes hypothèses ne sont pas mutuellement exclusives. Roumain mettra à profit son séjour à Mexico, malgré ses problèmes de santé19.  Quand il rentre en Haïti près de deux ans plus tard, certains affirment que c’est pour rompre avec le gouvernement de Lescot:

«…la situation sociale et politique évoluant de façon rapide en Haïti en 1944, les camarades de Jacques Roumain restés en Haïti lui ont fait part de l'impopularité grandissante de Lescot et des reproches qui lui étaient faits par une grande partie de la jeunesse de pratiquer une forme de mulâtrisme, car la plupart des postes de la haute fonction publique était occupés par des gens à teint clair. Roumain rentre et remet sa démission à Lescot. Nous sommes en 1944. Il passe par Cuba en discuter avec ses camarades cubains, membres de l'International Socialiste qui prônait un Front uni antifasciste. (Claude Roumain20, cité dans Clitandre Pierre, 2008)

J.S. Alexis va dans le même sens:

«Je demeure persuadé que Jacques Roumain était rentré la dernière fois pour prendre part au combat contre la dictature acéphale de Lescot» (Alexis, J.S., Œuvres complètes, p. 1497).

Lescot sera renversé par une insurrection déclenchée par des étudiants des collèges et lycées de Port-au-Prince. La population  réclame l’établissement d’un véritable État Démocratique: organisation d'élections libres, liberté d’association, liberté de la presse, liberté d’opinion et liberté syndicale. Un des meneurs, René Depestre, verra comme source intellectuelle de ce mouvement, «la jeune pensée de Roumain montant à l’assaut des mythes de l’oligarchie haïtienne».  Pour lui, Roumain est véritablement «…l’auteur intellectuel de ce qui, en janvier 1946, fit exploser dans les rues d’Haïti l’espoir que nous avions de changer la vie» (Depestre, Œuvres complètes, pp. XXII).

Ce mouvement sera cependant récupéré par la classe politique traditionnelle, ce qui ouvrira la porte au courant noiriste issu de l’École des Griots21 qui était au fond une dérive de l’indigénisme. Un autre des meneurs, Jacques Stephen Alexis, regretta amèrement la disparition prématurée de Roumain (à l’âge de 37 ans):

«Je suis persuadé que s’il avait survécu bien des divisions et bien des erreurs fatales eussent été évitées par le groupe de jeunes gens qui dirigea le mouvement de janvier 1946 et par les forces démocratiques en général» (Alexis, Œuvres complètes, pp. 1498).

Beaucoup reprochèrent à Price-Mars d’avoir trop attendu pour désavouer ceux qui avaient utilisé son œuvre à des fins obscurantistes et démagogiques (Depestre, R., 1968). Il ne le fera qu’en 196722, à la fin de sa vie.

En août 1944, Roumain rentre en Haïti avec deux manuscrits. Un recueil de poèmes, Bois d’ébène, paru en1945, sera son cadeau à la négritude et au mouvement socialiste international. Gouverneurs de la rosée, publié quelques semaines après sa mort, suggère des réponses aux questions abordées dans l’Analyse schématique et dans La montagne ensorcelée

Ce roman raconte la difficile reconstruction d’une société qui a décidé de prendre en main sa destinée et de remettre en marche un pays bloqué. Roumain revient sur le thème de l’union, nécessaire pour combattre la division, par la couleur notamment. Il y parle de prudence tactique et de conscience lucide. Il essaie de baliser les voies difficiles de la nouvelle indépendance. Il propose des éléments de réponse à la nouvelle génération haïtienne en perte de repères idéologiques. Compagnon de route de Roumain, Max Sam disait que Gouverneurs de la Rosée est un véritable programme politique. Il faudrait relire aujourd’hui ce texte, non comme un roman, mais comme un manuel pour apprendre à redevenir véritablement Gouverneurs de nous-mêmes.

Bibliographie

  • Alexis, Jacuqes-Stephen (1964) «Jacques Roumain vivant» dans Jacques Roumain,
    Œuvres choisies, Moscou, Éditions du progrès, pp. 3-10, reproduit dans Œuvres complètes, 2003, pp. 1492-1498.
     
  • Auguste, Marcel  B.(2006) Élie Lescot. Coup d’œil sur une administration (1941-1946) Québec, 4e trimestre 2006.
     
  • Clergé, N. (2007) «La faculté d’Ethnologie honore Jacques Roumain» dans Le Nouvelliste, 8 juin 2007.
     
  • Clitandre, P. (2008) «Dumarsais Estimé a composé un gouvernement d'ouverture à la gauche» et «La Gauche n'avait pas de culture de gouvernement» , Le Nouvelliste, 12 et 24 novembre.
     
  • Condé, G. (2002) La Ville des Cayes. Politique I. Port-au-Prince, Presses de l’Imprimeur II.
     
  • D’Ans, André-Marcel. (2003) «Jacques Roumain et la fascination de l’ethnologie» paru dans Œuvres complètes, Agence universitaire de la francophonie. Collection Archivos, Madrid, 2003.pp. 1378-1428.
     
  • Depestre, René (1968) Jean Price-Mars et le Mythe de l’Orphée noir ou les aventures de la négritude. In L’Homme et la société, no 7, numéro spécial 150e anniversaire de la mort de Karl Marx, pp. 171-181.
     
  • Depestre, René (2003) «Parler de Jacques Roumain (1907-1944)», in  Œuvres complètes, Agence universitaire de la francophonie. Collection Archivos, Madrid, 2003.pp XXII-XXX.
     
  • Dominique, Jean L. (1975): «Délire ou délivrance», reproduit dans Jacques Roumain.
    Œuvres complètes. Agence universitaire de la francophonie. Collection Archivos, Madrid, 2003.
     
  • Durand, André.  (sans date) André Durand présente Jacques ROUMAIN (Haïti)  (1907-1944) www.comptoirlitteraire.com
     
  • En avant (1977): La voie tracée par Jacques Roumain. Hommage à Jacques Roumain pour la commémoration de son 70e anniversaire de naissance. Publié par En Avant. Mai 1977.
     
  • Fils-Aimé, M.-A. (2007)  «Unité idéologique, politique dans les écrits et dans les actions chez Jacques Romain.» ICKL, Mai 2007, 18 pp.
     
  • Guérin, Daniel (1956) Les Antilles décolonisées. Paris, Présence africaine, 1956 et 1986.
     
  • Hoffman, Léon-François (2003) «Jacques Roumain ; homme de lettres ; homme politique; homme de science» dans Œuvres complètes, Agence universitaire de la francophonie. Collection Archivos, Madrid.
     
  • Lafontant Joseph, André (2003), Le Mouvement Syndical Haïtien: De ses origines aux débuts du XXIème siècle. San José, Costa Rica. Bureau International du Travail, 2003.
     
  • Lanni, Dominique (2011) «Paul Morand et les indigénistes haïtiens» paru dans  Écho des études romanes (Revue semestrielle de linguistique et littératures romanes) Vol. VII / Num. 1,  2011, pp 79-90.
     
  • Laurière, Christine (2005) «Jacques Roumain, ethnologue haïtien». L’Homme - Revue française d’anthropologie, École des hautes  études en sciences sociales, 2005, pp.187-197.
     
  • Laurière, Christine (2007) «Paul Rivet (1876-1958), Le savant et le politique», Nuevo Mundo Mundos Nuevos, Número 7 - 2007, mis en ligne le 23 janvier 2007, référence du 28 septembre 2007.
     
  • Leconte, Frantz-Antoine (2007) «Jacques Roumain et le journalisme: un engagement incandescent» paru dans Le Nouvelliste, 18 Avril 2007.
     
  • Louis-Juste, J.-A. (2004) «Débat: Pourquoi les communistes haïtiens restent-ils des subalternes sur l'échiquier politique? II - Nos "ancêtres" communistes» dans AlterPresse, 21 décembre 2004.
     
  • Lucien, Charlot  (2005) «Rencontre avec Emile Roumer»,  20 Mai 1983. Reproduit dans  Haitian Politics, Sat, 5 Mars 2005.
     
  • M'Bokolo, Elikia (2004) «Première conférence des intellectuels d'Afrique et de la diaspora, Dakar, 6 – 9 octobre 2004.
     
  • Merion, Julien (2007) «Jacques Roumain le politique» Communication à l’occasion du Colloque sur le Centenaire de la naissance de Jacques Roumain à l’IUFM de Pointe-à-Pitre, le 23 juin 2007.
     
  • Oriol, Michèle (2007) «Les enfants de Vincent» paru dans Le Matin, vendredi 30 mars 2007.
     
  • Péan, Leslie (2006) Haïti, économie politique de la corruption. Tome 3 Le saccage 1915-1956. Paris, Maisonneuve et Larose, 449 pages (Le quotidien Le Matin a publié quelques passages de cet ouvrage sous le titre «Comment choisir son Roumain», les 1er (a), 2 (b) et 6 août 2007.
     
  • Price Mars, Jean (1967) Lettre ouverte au Dr René Piquion: Le préjugé de couleur est-il la question sociale? Les Éditions des Antilles, SA, Port-au-Prince, 1967.
     
  • Roumain, Jacques (2003) Œuvres complètes. Édition critique. Léon-François Hoffman, coordinateur. Agence universitaire de la francophonie. Collection Archivos, Madrid.
     
  • Trouillot, Michel-Rolph (1986) Les Racines historiques de l’État Duvaliériste. Port-au-Prince, Editions Deschamps.
     
  • Vandycke, Robert (1980) “La question nationale: où en est la pensée marxiste?”. publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. 21, n˚ 1-2, janvier-août, pp. 97-129. Québec: Les Presses de l'Université Laval.

Notes

  1. Ce texte est basé sur une communication présentée à Montréal, le 20 octobre 2007, dans le cadre d’une activité de la Chaire de recherche du Canada en mondialisation, citoyenneté et démocratie de l’UQAM, Journée d'étude Jacques Roumain, Le particulier et l'universel. Cette communication fut également présentée à l’Association des enseignants/tes haïtiens/nes du Québec (AEHQ) le 23 novembre 2007.
     
  2. Notons au passage que ces évènements se produisent peu après le krach de la Bourse de New-York (24-29 octobre 1929) qui marque le début de la plus grande crise économique du 20e siècle, la Grande dépression.
     
  3. On peut penser qu’il s’agissait également d’avoir Roumain à l’œil.
     
  4. Trois des nouvelles de ce recueil avaient déjà été publiées.
     
  5. E. Brutus, «Jacques Roumain», La Relève, Port-au-Prince,1er octobre 1933, cité dans Hoffmann, L.-F., «Chronologie», Œuvres complètes, p. 1214.
     
  6. Le livre de Contreras fut publié à Paris en 1928. Colline de Jean Giono parut en 1929. Roumain s’est clairement inspiré de ces deux romans pour écrire le sien.
     
  7. Cette même année 1932 verra la fondation du Groupe Les Griots par Louis Diaquoi, Lorimer Denis et François Duvalier. Ce groupe va produire une série d’articles inspirés par un certain nationalisme culturel. Pour Duvalier et Denis, la biologie d’un groupe racial détermine sa psychologie. Ils seront rejoints peu après par Carl Brouard qui reprochera aux marxistes haïtiens leur vision sociale trop étroite. Diaquoi meurt en cette même année 1932. La revue du groupe commencera à paraître seulement en 1938. Price-Mars y collabora.
     
  8. En 1935, fut formé aux États-Unis un ‘’comité pour la libération de Jacques Roumain’’ à l'initiative de Langston Hughes. Cette initiative eut des échos en France dans plusieurs périodiques de gauche, dont ‘’Commune’’.
     
  9. Jolibois Fils fut arrêté 18 fois et connut aussi l’exil. Encore aujourd’hui, certains désignent la prison centrale de Port-au-Prince comme «chez Jolibois». Il mourut assassiné dans une cellule le 14 mai 1936, sous le gouvernement de Vincent. La population lui fit spontanément des funérailles grandioses. 
     
  10. Les États-Unis maintiendront cependant leur contrôle sur les douanes jusqu'en 1946.
     
  11. Le 17 avril 1825, la France reconnut l’indépendance d’Haïti contre des avantages commerciaux et une rançon de 150 millions de francs or pour dédommager les anciens colons. Cette saignée durera plus d’un siècle et l’économie du pays ne s’en est jamais relevée.
     
  12. On ferme en 1930 la Faculté d'ethnologie de Moscou; deux ans plus tard c'est au tour de la chaire de l'Université de Leningrad de fermer ses portes.
     
  13. Avant Price-Mars, il y avait déjà une tradition d’études en ethnologie en Haïti avec les Louis-Joseph Janvier, Anténor Firmin, Bénito Sylvain,  Hannibal Price, etc.
     
  14. Il avait auparavant plusieurs fois dénoncé d'autres contentieux entre Haïti et son voisin de l'Est.
     
  15. Fondateur puis directeur (1928-1934) de l’Institut d’ethnologie de l’Université de Tucuman en Argentine, Métraux se joint en 1941 au Bureau d’ethnologie américaine du Smithsonian Institute
     
  16. Il avait rencontré auparavant Jacques Soustelle, ex-sous directeur du Musée de l’Homme (Laurière, 2005).
     
  17. Cette institution fut par la suite reprise et détournée par François Duvalier.
     
  18. Il est certainement plus qu’un enseignant. Dans une lettre à Paul Rivet datée du 3 novembre 1941, Jacques Roumain prévoyait l’enseignement d’une quinzaine de disciplines alors que seulement trois étaient enseignées. (Dorestal, Y, dans Clergé, N. 2007)
     
  19. Il y reverra Paul Rivet qui arrive en juillet 1943 pour occuper une chaire d’anthropologie.
     
  20. Claude Roumain est le neveu de Jacques Roumain et le fils de Michel Roumain, membre fondateur du Parti Socialiste Populaire (PSP) le 19 janvier 1946, avec Etienne D. Charlier, Anthony Lespès, Max L. Hudicourt, Fritz Basquiat, Fernand Sterlin, Jules Blanchet, Regnor C. Bernard, E. Séjour Laurent, Albert Audouin et Max D. Sam.
     
  21. «(Ainsi parla l’oncle) influença deux jeunes hommes, nés la même année (1907): Jacques Roumain et François Duvalier. Roumain resta critique par rapport à cette soudaine «pureté» culturelle, ne fermant pas les yeux sur les problèmes que pose une société trop repliée sur elle-même et imperméable aux apports de la modernité. Duvalier, lui, allait s’appuyer sur l'essai de Price-Mars pour exacerber cette haine raciale, latente dans toute société anciennement colonisée. (…) Le livre qui déclencha la révolution chez Roumain, permit à Duvalier, vingt-cinq ans plus tard, d'être un dictateur.» (André Durand présente Jacques ROUMAIN (Haïti) (1907-1944) www.comptoirlitteraire.com)
     
  22. Price Mars, Jean (1967): Lettre ouverte au Dr René Piquion: Le préjugé de couleur est-il la question sociale? Les Éditions des Antilles, SA, Port-au-Prince, 1967.

boule

 Viré monté