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Le Prix du livre insulaire Ouessant:
un palmarès nettement surestimé

Élie Fleurant

 

Les prix littéraires, à quoi servent-ils?

Un prix littéraire est une distinction remise pour une œuvre littéraire particulière, par des institutions publiques ou privées, des associations, des académies, des fondations, voire des individus. Aucun autre pays du monde ne peut se prévaloir d’un aussi grand nombre de prix littéraires que la France. Si les Français sont passionnés d’égalité et de culture, ils sont aussi enthousiastes des privilèges conférés par les distinctions et décorations. Tout est justification à remise de prix et de médailles. Il y aurait près de 2000 prix littéraires en territoire français, ce qui fait de la France le premier pays au monde pour le nombre de distinctions littéraires attribuées chaque année, devant le Japon. Au comble de cette pléthore éditoriale, on peut donc compter une dizaine de prix célèbres ou, dit-on, «prix labellisés». On pourrait, en toute délicatesse, citer les prix Goncourt, Grand Prix de Littérature de l’Académie française (1911), prix Renaudot, prix Fémina, Grand prix des lectrices de Elle, Prix Interallié, prix Médicis, prix de Flore, Prix de la Société des amis de Colette et Grand Prix de littérature Paul-Morand. À noter que le monde des prix ne se limite pas seulement au domaine de la littérature. On reconnaît aussi le prix du conservatoire et ceux de la critique, du cinéma de la chanson et des peintures, par exemple le prix Aimé Césaire CEPAL.

L’origine des prix littéraires en France remonte au début du XXe siècle. Le plus prestigieux d’entre eux est le prix Goncourt, fondé en 1903 par volonté testamentaire d’Edmond Huot de Goncourt (historien et écrivain). Dans son testament, il demande que soit instituée une Société littéraire des Goncourt, composée d’un jury de dix membres qui auront la responsabilité de décerner un prix de 5000 F à un ouvrage littéraire. Son objectif est d’encourager les lettres, d’assurer en quelque sorte la vie matérielle à un certain nombre de littérateurs et de rendre plus étroites les relations de confraternité. Somme toute, le Goncourt a pour souhait de redéfinir une valeur de la littérature au travers des romans et d’encrer ce renouveau dans la conscience collective. Le lauréat de ce prix est donc devenu le symbole de la consécration littéraire, pour ne pas dire l’homo goncourencis.

Le champ vers une nouvelle littérature de qualité est alors ouvert. En 1904 apparaît le prix Femina, entièrement attribuable à des femmes. Le but de cette homogénéité féminine est de constituer une alternative au prix Goncourt et de lutter contre sa misogynie. Le prix Femina est fondé par les revues Femina et Vie heureuse, sous la direction de la poétesse Anna de Noailles. Par la suite, apparaissent, en 1915, le Prix du roman de l’Académie française, en 1926, le prix Théophraste Renaudot et, en 1930, le Prix Intérallié. Le prix Médicis, institué en 1958, couronne un roman français, un récit ou un recueil de nouvelles. En règle générale, les prix Goncourt, Renaudot et Médicis sont l’apanage des trois grandes maisons d’édition parisienne, Gallimard, Grasset et Seuil, que l’on désigne ensemble sous le sobriquet de Galligrasseuil. Ces prix, outre qu’ils apportent la notoriété aux auteurs primés, permettent de bénéficier de grands tirages, d’une somme d’argent, d’une bourse ou d’un objet d’art. À noter que l’un des premiers lauréats littéraires français était Gai Saber, en 1323, à Toulouse. Le poète s’était vu remettre une violette en or.

Y a-t-il rivalité entre les jurys? Depuis que les prix littéraires existent, la rivalité est de mise; elle fait partie de la vie littéraire. L’Académie Goncourt est d’ailleurs créée en réaction à l’Académie française. Un an plus tard, le prix Femina est fondé pour s’opposer au Goncourt et faire entendre la voix et les suffrages des femmes. Même état d’esprit en 1926, avec la naissance du prix Renaudot, dont le jury est constitué de journalistes et de critiques littéraires. Depuis, cette concurrence s’est exacerbée.

Mais quel est alors le rapport entre les prix littéraires et l’économie de marché? Il faut se rappeler que les prix littéraires ont, entre autres, comme raison d’être d’assurer aux éditeurs et aux auteurs un meilleur équilibre budgétaire. Dans l’économie du livre, un prix littéraire qui se vend bien n’a qu’une valeur capitale, soit celle d’augmenter les ventes commerciales. L’industrie du livre, les prix littéraires et les médias sont étroitement liés. À Paris, dans le contexte actuel de l’économie de marché, la visibilité médiatique permet non seulement de faire de l’auteur une célébrité, mais aussi d’augmenter les ventes de ses livres. Les ouvrages des auteurs primés empruntent une attribution «labellisée», à savoir une réussite dans la vente des livres. Les prix littéraires, grâce à l’image qu’en donnent les médias, jouissent d’un grand avantage commercial. Ils sont alors l’occasion ou l’évènement qui justifie une raison d’être commerciale.  

Quand les lauréats refusent les prix

Depuis 1901, le prix Nobel de littérature récompense annuellement un écrivain ayant rendu de grands services à l’humanité par l’entremise de son oeuvre. Ce prix constitue le testament du chimiste suédois Alfred Nobel, créateur de la dynamite. Le prix Nobel de littérature est la récompense considérée comme la plus prestigieuse et la plus médiatique du monde. Il assure à ses lauréats une promotion à l’échelle planétaire et une certaine aisance financière. Le poète français Sully Prudhomme est le premier à recevoir le prix Nobel de littérature.

En dépit de toutes les œuvres «nobélisablement» récompensées et du grand honneur décerné à l’auteur primé, plusieurs personnalités du monde des lettres et des sciences ont fait la fine bouche en refusant honneurs, distinctions et pactoles liés au prix Nobel. C’est le cas de Jean-Paul Sartre. En 1964, Sartre, fidèle à ses idées et principes, décline le prix Nobel qui, selon lui, est beaucoup trop tourné vers l’Occident. Toutefois, les raisons personnelles du philosophe français sont multiples. Tout d’abord, son refus n’est pas un acte improvisé; il a toujours décliné les distinctions officielles. Lorsque, après la Seconde Guerre, on lui propose la Légion d’honneur, il refuse catégoriquement. Cette attitude fidèle du personnage est fondée sur sa conception incessible d’écrivain. Sartre, par ses écrits, prend des positions politiques, sociales et littéraires, et il jure de n’agir qu’avec les moyens qui sont les siens, c’est-à-dire la parole écrite. Il invoque: «Ce n’est pas la même chose si je signe Jean-Paul Sartre ou si je signe Jean-Paul Sartre, prix Nobel.»

Boris Leonidovitch Pasternack est un poète et romancier russe, lauréat du prix Nobel de la littérature en 1958, aussi auteur du fameux roman Le docteur Jivago. L’attribution du prix Nobel de littérature à l’écrivain russe déclenche une pétulante controverse dans son pays. Le 29 octobre 1958, les jurés de l’Académie de Stockholm n’en croient ni leurs yeux ni leurs oreilles lorsque Boris Pasternack, dans un communiqué, décline le prix Nobel de littérature quelques jours après sa remise: «En raison de la signification attachée à cette récompense par la société dont je fais partie, je suis dans l’obligation de refuser cette distinction non méritée qui m’a été offerte», déclare Pasternack. Après avoir été rejeté par les éditeurs soviétiques, le roman Le docteur Jivago de Boris Pasternak est publié en 1957 par Giangiacomo Feltrinelli, un éditeur italien. Cette œuvre de grande envergure contient des éléments de critiques acerbes à l’endroit du régime soviétique. Qui plus est, lorsque le prix Nobel de littérature est attribué à Pasternak en 1958, la critique se déchaîne contre le poète en Union soviétique. Le meilleur vendeur à l’international, Le docteur Jivago, est interdit en URSS. Les autorités soviétiques considèrent l’auteur comme un «agent de l’Occident capitaliste, anti-communiste et anti-patriotique». Certains vont même jusqu’à exiger que Pasternak soit expulsé du territoire.Toutes ces attaques accablent le poète-romancier qui refuse ainsi la «nobélisation».

Le docteur Jivago, cette grande fresque de renommée internationale, est achevée et parue en 1955, au cœur même de la guerre froide entre les États-Unis et l’Union soviétique. Selon l’historien russe, Ivan Tolstoi, l’attribution du prix Nobel de littérature à Boris Pasternak est une opération menée par la CIA. Les services secrets américains reconnaissent donc une valeur propagandiste à la promotion et à la distribution du roman de Pasternak. La CIA assure qu’elle dispose d’un outil percutant pour pénétrer au cœur du système soviétique et toucher les citoyens les plus sensibles et vulnérables. Pasternak, dans son roman, pointait de nombreux échecs de la politique soviétique. Ainsi, la CIA présente un vaste plan pour faire circuler l’œuvre dans les principales villes de l’Union soviétique, jusqu’à atteindre les touristes soviétiques visitant les Pays-Bas. L’agence secrète étatsunienne va jusqu’à porter l’ouvrage de Pasternak au grand écran avec l’adaptation du fameux DocteurJivago, dont les premiers rôles sontincarnés par les acteurs Omar Sharif et Julie Christie. Voilà toute une arme de guerre… 

En mars 2006, un génie des mathématiques d’origine russe décline la récompense de l’Institut de mathématiques Clay. En effet, le russe Grigori Perelman, rendu célèbre pour avoir résolu l’un des problèmes mathématiques les plus difficiles posés au XXe siècle, la conjecture de Poincaré, refuse d’aller chercher le Prix du Millélaire que lui décerne l’Institut. Et pourtant, sur cet exercice mathématique, de nombreux chercheurs se sont cassé les dents auparavant. Ce problème, formulé pour la première fois par Henri Poincaré en 1904, consiste à déterminer si une quelconque forme peut constituer une sphère de trois dimensions. Pour expliquer ce refus, Perelman fait cette déclaration: «la contribution du mathématicien américain Richard Hamilton à la résolution de ce problème n’est pas inférieure à la mienne». Déjà, en 2006, le chercheur russe avait refusé, lors du Congrès de Madrid, la médaille Fields, prestigieuse récompense mathématique souvent comparée au prix Nobel, qui lui avait été décernée pour la résolution de ce même problème.

Tout récemment, en mai 2016, le romancier français Joseph Andras, auteur de De nos frères blessés, lauréat du premier roman, a annoncé qu’il refusait le prix Goncourt en expliquant que cette distinction était contraire à sa conception de la littérature. Selon l’Académie Goncourt et son éditeur, Actes Sud, représenté par Marie Desmeures, originaire de la Normandie, le jeune auteur âgé de 31 ans, de nature humble et discrète, refuse de s’exposer dans les médias.

En 2016, le monde de la littérature tombe des nues lorsque l’Académie suédoise annonce que Bob Dylan (Robert Zimmerman) est lauréat du prix Nobel de littérature, un honneur qui surprend également le chanteur et compositeur étatsunien. Les jurés de l’institution suédoise ont pris une décision historique et étonnante qui a suscité pas mal de remarques parmi les intellectuels. C’est la première fois qu’un troubadour reçoit cette distinction, alors même que d’immenses écrivains, comme Philip Roth, Don de Lillo, voire notre poète haïtien Fankétienne, attendent leur tour. La réponse du poète et troubadour étatsunien se fait attendre, ce qui rend la situation déjà surprenante gênante… Le romancier français Pierre Assouline, écrivain et membre de l’Académie Goncourt, a commenté: «Lui attribuer le Nobel de littérature, c’est affligeant. Je trouve que l’Académie suédoise se ridiculise.» Dans une lettre adressée à l’Académie suédoise et lue par l’ambassadrice américaine, Azita Raji, durant la cérémonie de remise, le chanteur présente les excuses de son absence: «Je suis désolé de mon absence. Toutefois, je vous prie de croire en ma présence spirituelle et je suis honoré d’être lauréat d’un prix si prestigieux.» Contrairement à Sartre, Dylan a accepté le prix Nobel et a accueilli avec faveur la somme de un million de dollars que l’Académie lui remet. Un acquiescement qui a suscité bien des reproches chez certains hommes de lettres. Ils fustigent le lauréat américain d’être vénal et cupide vis-à-vis d’un tel honneur.

N’est-ce d’ailleurs pas surprenant que Bob Dylan réagisse d’une manière si timorée en ce qui a trait au prix Nobel? Car, dans son désaveu contre Albert Nobel, le créateur de la dynamite, il écrit candidement et sans ambages en dénonçant les acteurs d’armes meurtrières:

Venez, vous les chefs de guerre
Vous qui fabriquez tous les fusils
Vous qui fabriquez les avions de la mort
Vous qui fabriquez les grosses bombes
Vous qui vous cachez derrière les murs
Vous qui vous cachez derrière vos bureaux
Que je peux voir à travers vos masques.

(Traduction de Masters of War)

Outre Sartre, Dylan, Pasternack, d’autres écrivains prétendent faire la fine bouche à l’Académie suédoise. En 1970, l’Académie et le Soviétique Alexandre Soljenitsyne ne réussissent pas à se mettre d’accord sur les conditions d’une remise du prix à Moscou, le lauréat refusant de quitter l’URSS de peur de ne pas pouvoir y retourner. Il faut attendre quatre ans pour qu’il vienne à Stockholm. En 2004, la romancière autrichienne Elfriede Jelinek renonce à venir à Stockholm en raison de sa «phobie sociale». Le prix lui est remis à Vienne une semaine après les autres. Le duc Tho, homme politique vietnamien, qui reçoit le Nobel de la paix en 1973 avec le diplomate américain Henry Kissinger, pour leurs efforts qui ont abouti à l’accord de paix au Vietnam, rejette lui aussi le prix, car il estime le travail non achevé. «La paix n’a pas réellement été établie», conteste-t-il. C’était pour lui une paix déguisée.

Le prix Ouessant: séduisant mais arbitraire

Il y a eu tant de brouhahas autour du Prix du livre insulaire Ouessant que, l’année dernière, non seulement j’ai décidé de participer au concours, mais de m’offrir une visite sur cette île reculée que les Ouessantins appellent Le bout du monde. Un vrai dépaysement, car venant de New York, il me faut prendre l’avion, le taxi, le train, l’autobus et finalement le bateau pour m’y rendre.

Ouessant est une île française d’influence celtique située dans la région de la Bretagne. Bien qu’on l’appelle Le bout du monde, les marins ouessantins la connaissent comme l’ultime escale avant les Amériques. Les sobriquets consacrés à l’île sont nombreux: L’île haute, L’île des naufragés et L’île de l’épouvante. Tous les Ouessantins connaissent cet adage: «Qui voit Ouessant voit son sang».

Le moyen le plus efficace de débarquer sur l’île, c’est de prendre le bateau au port du Conquet, village touristique et panoramique. La durée de la traversée est d’environ une heure. Nous avons laissé le Conquet à 8 h et le bateau a mouillé au vieux port de l’île du bout du monde à 9 h. Ouessant, la dernière terre avant l’Amérique, est particulièrement aride et rocheuse, et marque une rupture entre l’océan Atlantique et la Manche. Son histoire est liée à la mer, aux traditions celtiques et aux anciennes guerres.

Au cours de la traversée, la mer était un peu houleuse, enveloppée d’un ciel bas et lourd; toutefois, le voyage s’est fait en un rien de temps. Avant mon arrivée sur l’île, je me suis informé auprès de quelques passagers du bateau à propos du Salon du livre insulaire et de la cérémonie liée à la remise du Prix Ouessant. Personne n’en savait rien et tous m’affirmaient ne rien connaître à propos de ces activités culturelles. Sortant du bateau, dans les premières minutes, j’ai eu du mal à m’orienter. Finalement, une femme blonde pleine d’humour, me voyant déconcerté, m’a approché en souriant: «Êtes-vous écrivain, monsieur le professeur?» «Euh… oui», je lui réponds. «Puis-je vous aider, monsieur?» continue-t-elle. «Je voudrais aller au Bureau du tourisme», je lui signale. «Je travaille pour le Bureau du tourisme, je peux vous amener», affirme-t-elle. Et tout de suite, elle m’aide avec mes bagages et me conduit vers son autocar et, en moins de vingt minutes nous y arrivons. Le Bureau est rempli de gens qui sont venus prendre des renseignements sur l’île. Encore une fois, parmi tous ces gens, personne ne parle de la cérémonie du prix Ouessant, et tous semblent se ficher de cet évènement livresque au sujet duquel nos écrivains haïtiens se tourmentent tant. Le mois d’août est une saison où Ouessant déborde de touristes en quête de rives sableuses. Il n’y a que trois hôtels sur l’île et la majorité des hébergements sont des maisons privées, ce qui cause une rareté de logements durant l’été. Heureusement, j’avais effectué ma réservation au préalable, sinon je passais la nuit à la belle étoile, comme ont dû le faire bon nombre d’autres voyageurs. Mon abri était un taudis qui n’avait même pas un minimum de commodité. Mais je me résignai, car à cheval donné, on ne regarde pas les dents.

Selon les informations du Bureau du tourisme, il devait y avoir un défilé juste avant la cérémonie du Salon du livre insulaire et la remise du prix Ouessant. Après avoir pris les informations nécessaires, je me suis donc rendu au lieu du rendez-vous pour la procession. C’était près d’un cimetière que se réunissaient une vingtaine de personnes habillées en costumes celtiques. On dansait, chantait selon les coutumes pérennes des celtiques. Finalement, le petit groupe s’est dirigé vers un auditorium où devaient avoir lieu la cérémonie du Livre insulaire et la remise des prix.

Le Prix insulaire Ouessant a été créé en 1999, en lien avec le Salon international du Livre insulaire de l’île d’Ouessant. Le Prix du livre insulaire est organisé chaque année pour récompenser les nouveautés parues et publiées par les maisons d’édition représentant des écrivains insulaires. Selon le protocole et le formulaire du Salon du livre insulaire, cette société a pour but de mettre en valeur des écrivains et des livres récents issus de la matière insulaire. Les prix sont décernés aux auteurs nés, vivant, travaillant sur une île, et qui proposent dans leur ouvrage une inspiration marquée par l’insularité. Il est entendu aussi que les livres écrits par les auteurs extérieurs d'origine insulaire y sont bel et bien intégrés.

Les modalités de participation et les catégories selon les règlements du Salon sont les suivantes:

  • Prix science
  • Prix littérature générale
  • Prix roman policier insulaire
  • Prix roman insulaire
  • Prix littérature jeunesse
  • Prix des îles du Ponant 2016
  • Prix poésie (À noter qu’il n’y avait pas de prix de poésie pour l’année 2016)

Le Salon du livre insulaire 2016 a été consacré à l’utopie, en hommage au récit d’anticipation Utopia, écrit par Thomas More en 1516. Écrivain, juriste et théologien distingué de Londres, Thomas More est un personnage historique connu pour être une icône en matière de morale et de politique. More décrivit une légende, un merveilleux endroit où règne une société idéale. Toutefois, le Salon du livre insulaire veut que cet endroit idéal soit Ouessant, car, insinue-t-il, Thomas More a inventé une île d’accès difficile, protégée des influences extérieures, à l’image de l’île d’Ouessant. Double utopie, d’autant plus que ce rapport irréalisable d’un social séduisant lié à l’évènement livresque insulaire semble dissimuler une mythomanie d’Isabel Lebal, créatrice et protagoniste du Salon du livre insulaire.

Qui est Isabel Lebal? Cette femme est née à Quimper, une commune française de la région de la Bretagne située dans le nord-ouest de la France. En 1999, elle crée le Salon du livre insulaire. Enfant de la balle, à l’instar de son père, Jean-Yves Cozan, homme politique et ancien député centriste de la sixième circonscription du Finistère, Isabelle Lebal est avant tout une femme politique française d’influence bretonne et celtique. Quimpéroise ambitieuse et entreprenante, madame Lebal s’engage comme attachée parlementaire sur l’île de 1986 à 1997. En 1995, elle est, dans l’intervalle, conseillère municipale de l’île d’Ouessant. Après la dissolution de l’Assemblée nationale, brasseuse d’affaires, elle crée une entreprise de marketing et de gestion d’entreprises aboutissant à une agence de communication où elle collabore à de nombreux projets économiques dans le domaine de la filière culturelle. Après avoir créé le Salon du livre insulaire, elle devient ipso facto sa chef de file. De cet organe innové, elle se reconnaît la cheftaine souveraine, toujours prête à faire claquer son fouet. Contrairement aux prix «labellisés-hiérarchisés» de Paris (par exemple, le prix Goncourt), le Salon du livre insulaire n’est ni labellisé ni hiérarchisé; il n’y a nul protocole, pas même un échiquier administratif, sinon une caricature façonnée par sa fondatrice. Néanmoins, Isabel Lebal est la seule patronne qui décide, au nom du Salon, du choix des lauréats pour l’élaboration du palmarès.

La cérémonie du Salon avait lieu dans un gymnase, qui se trouvait par ailleurs dans un état si abîmé et esquinté que son toit troué laissait passer les rayons du soleil à l’affût. Ce jour-là, les bouquinistes étaient, semble-t-il, plus nombreux que les acheteurs. Au seuil du parloir, il y avait un nombre modeste de spectateurs attendant le résultat des prix. Isabel Lebal, la première à monter sur le podium et à prendre la parole, a parlé d’une voix si chevrotante et cassée que l’auditoire avait du mal à saisir son allocution. Le micro faisait un bruit à tout casser: un chambardement sur le plan technique vite relevé. Après avoir remercié l’assistance, madame Lebal a invité sur le plateau trois hommes habillés en costume celtique. Ce sont eux qui ont annoncé les auteurs primés à tour de rôle, soit les prix science, prix littérature générale, prix roman policier insulaire, prix littérature jeunesse et prix des îles du Ponant. C’est à ce moment que j’ai constaté que le prix poésie 2016 ne figurait pas sur la liste…

La cérémonie s’est déroulée à la bonne franquette, ce qui est bien différent des cérémonies de remises de prix auxquelles j’ai déjà participé à Paris (Prix UNICEF Europoésie et Prix CEPAL). Il n’y a eu aucun représentant de la presse, écrite ou télévisée, pas même un délégué de la mairie de l’île. L’ambiance était pourtant conviviale et accueillante. La modestie était de mise, car les gens étaient habillés en tenue ordinaire; on aurait dit qu’ils étaient de vrais carêmes prenants. J’étais le seul à porter un tailleur.

Le clou de la cérémonie, la vedette, c’était Johary Ravaloson, un quadragénaire malgache, un bel homme de haute taille d’un air conquérant. Johary était le gagnant du prix de littérature générale. Par ailleurs, comme les Ouessantins celtiques, il portait, lui aussi, un costume celtique. Johary Ravaloson est le bon ami d’Isabel Lebal. Chose bizarre, Johary savait qu’il allait remporter ce prix, car, avant même qu’on le nomme, il s’est levé et s’est approché du podium avec assurance, voire sans inquiétude et émotion. L’assistance a réagi de la même façon: les gens étaient discrets, voire chiches en applaudissements. Assistions-nous à du favoritisme ou à du copinage de la part de madame Lebal?    

La poésie fait naufrage sur l’île des naufragés

En France, jusqu’au début du XXe siècle, c’est l’Académie française qui détenait le pouvoir de la consécration littéraire. Pour promouvoir et justifier la qualité du genre littéraire, un nombre imposant de prix littéraires sont créés. Les premiers prix littéraires ont donc plus de cent ans. Si, au début, la valeur de ces prix n’est que symbolique, ils finissent par avoir un intérêt économique et polémique compte tenu des concurrences impudiques parmi les éditeurs .On découvre, en France, à grande échelle, des corruptions ou du favoritisme en ce qui a trait aux prix de consécration. En conséquence, beaucoup reprochent aux grands prix littéraires de toujours récompenser les mêmes maisons d’édition et de ne pas mettre en avant de nouveaux auteurs ou de petits éditeurs. Pour preuve, les maisons Gallimard, Grasset et Le Seuil, sous le sobriquet de Galigrasseuil, y compris Albin Michel ont gagné à elles seules les deux tiers de l’ensemble des six grands prix littéraires qui ont été décernés depuis leur création, ce qui alimente des soupçons de corruption au sein des jurés. La commercialisation de la littérature en France est surtout orientée vers les romans qui offrent un marché plus lucratif que celui de la poésie. Le marché de la poésie en France devient une entreprise sinistrée et atrophiée. Sur le plan économique, la poésie représente 0,2 % du chiffre d’affaires des ventes en libraire. Les difficultés économiques et l’isolement de la poésie se font sentir non seulement dans les régions métropolitaines, mais encore plus dans les régions reculées et cadenassées comme Ouessant.

Somme toute, après la cérémonie du Salon du livre insulaire, j’ai repris le bateau pour retourner à Paris. À bord du navire, j’ai rencontré un ancien général de l’Armée française. Comme le dit le proverbe: «Il n’est chasse que de vieux chiens.» Retraité de la marine française, septuagénaire, ce vieux chien possède l’esprit de tous les diables. Polyglotte, encyclopédie ambulante, le septuagénaire retraité a fouillé les quatre coins de la terre. Il a visité plusieurs pays des Amériques et a passé bon nombre d’années à Cuba. Il a rencontré personnellement Fidel Castro. Apprenant que, moi aussi, j’ai à plusieurs reprises visité Cuba, il était enthousiaste à entamer une conversation autour de Castro et de la Révolution cubaine. Nous avons continué notre dialogue en espagnol, car le vieux marin parle, lui aussi, parfaitement bien la langue de Cervantes. Nous avons tranché de bel esprit, traitant des révolutions cubaine et française pour aboutir aux prix littéraires. Ainsi je l’ai interrogé sur le Prix Ouessant et le Salon du livre insulaire. Il m’a répondu avec franchise qu’il ne connaissait pas personnellement Isabel Lebal, mais qu’il était au courant des activités du Salon insulaire et de l’attribution annuelle du prix Ouessant récompensant des écrivains insulaires. Il était curieux de connaître la raison de mon voyage sur l’île. Je lui ai dit que je suis un poète insulaire vivant à New York et que j’étais venu pour participer à la cérémonie du Salon. Contrairement aux gens rencontrés qui ignoraient tout des activités du Salon insulaire, y compris mes amis poètes de Paris et les Parisiens en général, le vieux général semblait bien informé. Tout d’abord, il a critiqué la pléthore et la surabondance des prix littéraires en France. Parlant du prix Ouessant, il a avancé qu’il serait mieux pour les protagonistes de cette récompense de fermer leur porte ou du moins d’organiser leur évènement livresque chaque deux ans: «Ici, les prix poussent comme des champignons», a-t-il ironisé. J’ai écouté avec attention le monologue du général autour des prix littéraires et de leurs difficultés économiques, surtout dans certaines contrées de la France et notamment sur une île isolée et cadenassée comme Ouessant. Mon vieil et nouvel ami m’a finalement convaincu du fait que, si certaines organisations provinciales ont du mal à offrir aux auteurs primés une récompense de valeur pécuniaire ou vénale, ça ne devrait pas être un casse-tête chinois surtout lorsqu’il s’agit de poésie, un art déjà en difficulté. Lorsque le bateau a finalement mouillé au vieux port de Conquet, j’ai pris congé de mon ami général et j’ai par la suite appelé un taxi pour me rendre à la gare de Brest où je prenais le train en direction de Paris. Dans le train, assis près d’une fenêtre, je me suis laissé emporter par mes pensées vagabondes jusqu’à ce que le turbotrain s’élance à toute allure, en sifflant et en hurlant à tout rompre. La locomotive s’est alors enfoncée au cœur du vent, bousculant les brouillards moiteux et figés.

Tout au long de ce voyage vers Paris, mes pensées ont «récapitulé» les récits et les commentaires du vieux général quant au fameux Prix du livre insulaire Ouessant. En dehors des prétendues difficultés économiques du Salon insulaire évoquées par le général français, ce que je trouvais énigmatique, c’est la témérité et l’erreur flagrante du Salon d’afficher sur leur site Web la liste des ouvrages finalistes quelques jours avant la délibération du palmarès (outre mon recueil, Épîtres du Centaure, Éditions l’Harmattan, il y avait d’autres recueils de poésie qualifiés pour la finale). Par contre, le jour même de la remise des prix, Isabel Lebal, arbitrairement, a envoyé les poètes d’origine antillaise planter leurs choux en balançant au diable le prix poésie. Si madame Lebal voulait supprimer cette catégorie habituelle au concours, elle aurait eu libre cours de le faire bien avant. Étant chef incontestable de sa société, elle se devait d’assumer sa responsabilité et de démontrer du «fair-play» à l’endroit des poètes antillais en agissant équitablement avec tous les auteurs de chaque catégorie. Ce n’est pas ici notre intention, étant poètes antillais, de diffamer cette incomparable initiative littéraire de madame Lebal visant à donner de l’altesse à la littérature antillaise, y compris à notre littérature haïtienne. Au contraire, nous la félicitons sans ambages. Toutefois, on se demande s’il est vrai que le Salon est en proie à des difficultés financières. Pour outrepasser ces ennuis, pourquoi ne pas récompenser les auteurs primés avec des trophées ou des médailles au lieu des dotations de 500 ou de 700 euros qui ne peuvent même pas couvrir les frais d’un billet d’avion? Les frais de l’hôtel sont une chose, les déboursés en sont une autre. Quid l’impromptu? Pour preuve que les récompenses non pécuniaires ont une valeur, j’ai reçu une médaille pour le Prix UNICEF Europoésie (2014) et un trophée pour Le Prix Aimé Césaire CEPAL (2015). En fait, ces récompenses «accessoires» demeurent pour moi pérennité. Par ailleurs, il faut compter de 3000 à 4000 USD pour effectuer un voyage des Amériques sur l’île d’Ouessant (billet d’avion, hôtel, transports en commun, déboursés et faux frais compris). En toute franchise, sans défaut, pense-t-on que nos pauvres poètes antillais de ressources restreintes peuvent donner dans le luxe d’une telle extravagance?

Somme toute, qu’ils soient à la tête des prix Nobel de littérature, prix «labellisés», homo goncourencis, prix subsidiaires ou secondaires, les jurés ou protagonistes de ces récompenses doivent soutenir leur mission avec conviction tout en tenant compte de la valeur inhérente de l’art, car l’art, après tout, est une activité humaine propre à l’homme doué. Et, selon Platon, les poètes les plus parfaits ne sont pas le produit de l’art des hommes, mais bel et bien l’œuvre des dieux.

Ô Ouessant, île des naufragés
Où la poésie fait naufrage!

P.-S. Fort heureusement, en arrivant à Paris, mes amis de Rencontres Européennes – Europoésies, dont je suis membre honoraire, m’ont invité à une lecture en promenade dans le célèbre parc des Buttes-Chaumont. Nous avons clôturé cette belle journée poétique avec un repas plantureux chez Françoise Bourdon, présidente de Lions Quest International de Paris.

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 Viré monté