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Duke University et la recherche sur Haïti

Hugues Saint-Fort

A l’université Duke, la recherche universitaire consacrée à Haïti s’affirme de plus en plus comme le modèle à suivre tant elle s’avère être originale, efficace et réussie. Il y a un peu plus de deux ans environ, en avril 2010, une doctorante de Duke, Julia Gaffield, a découvert dans les archives nationales de Londres l’unique exemplaire de la Déclaration d’Indépendance d’Haïti. Ce document remonte au 20 janvier 1804, date à laquelle il avait été attaché à une lettre envoyée par Jean-Jacques Dessalines, gouverneur général de la nouvelle république d’Haïti, à Sir George Nuget, qui était alors le lieutenant-gouverneur de la Jamaïque.

Laurent Dubois, historien de formation, professeur d’histoire et de français à Duke, est l’historien américain de référence pour tout ce qui concerne la Révolution haïtienne (1791-1803). Ses recherches universitaires ont produit un nombre important d’ouvrages sur ce sujet parmi lesquels on retiendra: «Haïti: The Aftershocks of History» (2012); «Slave Revolution in the Caribbean, 1789-1804: A Brief History with Documents» (avec John D. Garrigus, 2006); «Avengers of the New World: The Story of the Haitian Revolution» (2004); «A Colony of Citizens: Revolution and Slave Emancipation in the French Caribbean, 1787-1804» (2004). Le passionné de foot qu’il est aussi a  publié récemment «Soccer Empire: The World Cup and the Future of France» (2010), une réflexion sociologique très originale sur le phénomène du foot en France.

Deborah Jenson est une  chercheuse américaine, professeure dans le département d’études romanes à Duke, hautement compétente sur l’histoire  culturelle haïtienne, pleinement francophone et créolophone, qui a co-enseigné des cours de langue créole haïtienne à Duke. Elle a dirigé un numéro spécial (#107, 2005) de la revue Yale French Studies consacré à Haïti et est l’auteure d’un texte sur la littérature et la culture françaises du dix-neuvième siècle intitulé «Trauma and Its Representations: The Social Life of Mimesis in Post-Revolutionary France» (John Hopkins 2001). Elle vient de publier un superbe texte «Beyond the Slave narrative. Politics, Sex, and Manuscripts in the Haitian Revolution» (Liverpool University Press 2012).

En août 2010, l’université Duke et son Institut des Humanités John Hope Franklin mirent sur pied «Haiti Lab», le premier laboratoire d’Humanités de ce type à Duke. Haiti Lab est une structure de réflexion et de production intellectuelle engageant des chercheurs venant d’horizons divers (histoire, études culturelles, littérature, langues, peinture…) et s’attachant à mieux comprendre les difficiles réalités de l’expérience haïtienne. Haiti Lab a pris naissance directement dans le sillage  du séisme épouvantable qui a ravagé Haïti en janvier 2010.  Ce sont ces deux chercheurs, Laurent Dubois et  Deborah Jenson, qui sont  les co-directeurs de Haiti Lab. Ils constituent depuis les fers de lance de cette unité de recherche et ont engagé plusieurs chercheurs tout aussi efficaces. Parmi eux, signalons: Jacques Pierre, Haïtien d’origine, linguiste  et traducteur  de formation, qui enseigne la langue et la culture haïtiennes à Duke et a réussi l’exploit d’avoir mis en place les éléments d’un nouvel esprit pédagogique qui après quelques semestres a permis à des étudiants de langue maternelle anglaise, grands débutants en créole haïtien, de développer une compétence de communication surprenante dans cette dernière langue. Jacques Pierre a aussi publié une excellente traduction  créole de la Déclaration d’Indépendance d’Haïti  dans la revue Journal of Haitian Studies (JOHS), Fall 2011, Volume  17, numéro 2.  Il a également  édité, traduit et introduit en créole haïtien et en français avec Benjamin Hebblethwaite le célèbre poème en prose du poète français Arthur Rimbaud «Une saison en enfer/ Yon sezon matchyavèl» publié chez l’Harmattan, à Paris en 2011. Jacques Pierre vient de publier un magnifique recueil de poèmes entièrement écrit en créole intitulé Omega, disponible sur Amazon et bien placé sur la liste des best-sellers; Aude Dieudé, assistante de recherche à Haiti Lab, Française d’origine, doctorante en littérature à Duke, qui termine une thèse sur les écrivains haïtiens du dix-neuvième siècle et connait fort bien la culture et la langue créole haïtiennes; Edouard Duval-Carrié, peintre de grand talent internationalement apprécié, dont le travail de mémoire et de respect de la culture haïtienne relève d’une inspiration tour à tour tragique, chaleureuse, historique.

Du  vendredi 28 au samedi 29 septembre 2012, Haiti Lab et l’université Duke ont organisé une grande conférence intitulée «Haitian Creole and the Linguistic Situation in Haiti: Myths, Realities & Prospects»  qui a été une brillante réussite. Devant un public composé d’une soixantaine de personnes  environ (certaines étaient venues d’aussi loin que Chicago), cinq conférenciers, spécialistes de la créolistique, des problèmes d’éducation en Haïti et  de l’évolution de la culture haïtienne en diaspora, ont présenté des communications qui ont fait la joie de l’assistance et soulevé beaucoup de questions. Dans le premier panel d’experts, il y avait pour débuter la conférence le professeur Benjamin Hebblethwaite de l’université de la Floride. Le titre de sa communication était «Vodou and Progress: History, Language, Structure and Text in Haitian Religion»; puis, ce fut le tour de la professeure Nirvah Jean-Jacques de l’université d’Etat d’Haïti. Le titre de sa communication était «Haitian Creole in the Haitian Education System from 1982 to 2012 : An Appraisal». Le troisième intervenant de ce panel a été le professeur Hugues Saint-Fort de Kingsborough Community College (CUNY). Le titre de sa communication était «Orthography and Ideology: The Case of Haitian Creole». Dans le deuxième panel d’experts, il y avait  le  professeur Albert Valdman de l’université d’Indiana. Le titre de sa communication était «Reviving the Réforme Bernard». Le professeur Michel DeGraff de Massachusetts Institute of Technology (MIT) a clôturé les interventions avec une communication intitulée «Haitian Creole: From Margins to Center». Après la longue pause consacrée au repas, on a pu voir ou revoir l’excellent film «Moloch Tropical» (2010) du réalisateur haïtien Raoul Peck, film qui,  malgré ses allures de règlement de comptes avec vous savez qui, reste une magnifique œuvre d’art d’un réalisateur bourré de talent et dont on attend le prochain film.

Haïti Lab et l’université de Duke sont à l’évidence les pionniers d’une structure de recherche qui portera peut-être d’autres universités américaines à aller plus loin dans leur désir de mieux comprendre Haïti, sa culture, sa langue, sa trajectoire historique. Il me semble que Duke, par le truchement de Haiti Lab, est sur la bonne voie. Les professeurs Laurent Dubois et Deborah Jenson sont particulièrement bien armés pour un tel projet et leur expérience est immense. Duke peut devenir le centre de référence aux États-Unis pour apprendre le créole haïtien et l’histoire haïtienne. Grâce à la présence remarquée  des immigrants haïtiens  dans la plupart des espaces publics américains, ce ne sont pas les motivations qui manquent  chez les étudiants américains pour apprendre la langue créole haïtienne et développer leur compréhension  de cette culture. Peut-être  même, un partenariat utile pourrait se développer entre Duke et certaines institutions  haïtiennes,  ce  qui amènerait de plus en plus d’étudiants haïtiens à choisir Duke pour leurs études universitaires. Espérons que tout cela ne restera pas à l’état de vœu pieux et qu’il se concrétisera un jour.

Hugues Saint-Fort  
Hugo274@ol.com

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