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Abbé Jean-Pierre Moussa: modèle noir et abolitionniste

Jean Durosier DESRIVIERES
Université des Antilles
Chargé de ressources documentaires et scientifiques

L'abbé Jean-Pierre Moussa peint par Pierre-Roch Vigneron en 1847,
Musée Salies, Bagnères-de-Bigorre.

Article paru pour la première fois sur le blog "Manioc", en deux épisodes:

  1. http://blog.manioc.org/2020/02/labbe-jean-pierre-moussa-plus-quun.html
     
  2.  http://blog.manioc.org/2020/03/labbe-jean-pierre-moussa-plus-quun.html

Au Mémorial Acte de Pointe-à-Pitre (en Guadeloupe), s’affichait du 14 septembre au 29 décembre 2019: «Le modèle noir, de Géricault à Picasso». Cette exposition temporaire jouait les prolongations quand, le dimanche 5 janvier 2020, notre regard s’est confronté aux diverses œuvres représentées. Le portrait de l’abbé Jean-Pierre Moussa, peint par Pierre-Roch Vigneron en 1847, a beaucoup attisé notre curiosité. Plus qu’un modèle noir, l’histoire de ce personnage controversé, qui a dit la messe à Fontainebleau, devant le roi Louis-Philippe 1er, qui s’est engagé auprès de Victor Schœlcher dans la lutte pour l’abolition de l’esclavage, qui s’est mis à dos une bonne partie du clergé catholique en suscitant des remous jusqu’au Vatican, qui termine son ministère en Haïti, en jouissant parfois des bonnes grâces de l’Empereur Soulouque 1er et de son épouse Adélina, cette histoire mérite un sérieux détour…

Saint-Louis – Paris, aller – retour

Jean-Pierre Moussa, d’après plusieurs sources croisées, serait né en 1814, à Saint-Louis du Sénégal, mais ailleurs on évoque l’année 1815. Celui dont le nom – Moussa – semble signifier Moïse en wolof, pousse ses premiers cris sur une terre où la colonisation française, assez vieille déjà, commençait à se consolider avec l’établissement des premières missions de l’église catholique. Il est d’ailleurs le fils d’un sénégalais converti au catholicisme, selon Jean-Luc Le Bras, auteur de L’Abbé Jean-Pierre Moussa (1815-1860). Premier prêtre noir ayant exercé au Sénégal.1

Accompagné de deux autres «métis» sénégalais, Arsène Fridoil (1815-1852) et David Boilat (1814-1901), natifs également de Saint-Louis du Sénégal, Jean-Pierre Moussa sera envoyé en France en 1827 pour une formation spirituelle et technique. Celle-ci, d’après la concordance de nos sources, rentre dans le cadre d’un projet d’émancipation des Noirs initié par la Mère Anne-Marie Javouhey (1779-1851), fondatrice des Sœurs de Cluny (1779-1851), et le baron Roger, gouverneur du Sénégal à cette époque.

En France, le jeune sénégalais aurait fait «ses études au Petit Séminaire africain de Bailleul-sur-Thérain dans l’Oise», avant d’être admis «au Séminaire de Carcassonne», puis envoyé au Séminaire du Saint-Esprit à Paris, le 2 novembre 1838, si l’on se fie aux écrits vraisemblables de Jean I.N. Kanyarwunga dans un forum d’échanges sur l’Afrique2. Ces mêmes informations, disséminées à travers maints autres documents, se lisent entre les lignes, comme le Père Adolphe Cabon (de la Congrégation du Saint-Esprit) qui, à propos de Jean-Pierre Moussa, raconte ce qui suit dans ses Notes sur L’Histoire Religieuse d’Haïti3:

«Élevé en France par les soins de la Vénérable Mère Javouhey, entouré d’attentions par les Sœurs de Saint-Joseph de Cluny, considéré au Séminaire du Saint-Esprit pendant deux ans avec ses deux compagnons, les abbés Fridoil et Boilat, comme les prémices d’un clergé sénégalais indigène, fêté à ce titre à la Cour de France, reçu aux Tuileries, admis à dire la messe à Fontainebleau devant Louis-Philippe, comblé de dons par la reine Marie-Amélie, il perdit le sens exact de sa position de missionnaire parmi les siens, pour se regarder trop comme le premier de sa race que l’Église élevait au sacerdoce et un exemple de ce que l’on pourrait obtenir de populations naguère esclaves.» (p. 454)

Ordonné prêtre le 19 septembre 1840 à Paris, en même temps que ses confrères, «réclamé par sa famille, l’abbé Moussa arrive à Saint-Louis le mardi de Pâques 13 avril 1841», comme l’énonce Joseph Roger de Benoist dans son Histoire de l’Église catholique au Sénégal, du milieu du XVème siècle à l’aube du troisième millénaire (p. 117)4. Il est donc le premier à retourner au pays natal, d’après Le Bras. Plusieurs sources soulignent l’accueil plein d’égards que la société coloniale lui fait à son retour. Dans L’ami de la religion et du roi: journal ecclésiastique, politique et littéraire5, daté du samedi 12 juin 1841, on peut lire par exemple:

«Il a été reçu par tout le monde avec enthousiasme. Le gouverneur, les officiers civils, les chrétiens et les mahométans se sont empressés autour de lui; tous l’ont félicité d’avoir si bien profité des quinze années qu’il a passées en France pour s’instruire dans les sciences divines et humaines, et surtout de ce que, le premier de la nation wolof, il a été élevé à la dignité de prêtre et d’apôtre de son peuple.

Le dimanche de Quasimodo, il s’est rendu à l’église, fermée et privée de pasteur depuis long-temps [sic], et y a célébré solennellement le saint sacrifice de la messe. Son père, vieillard nonagénaire, a rempli l’office de chantre avec un jeune homme. Jamais on n’a rien vu de si touchant: l’église ne suffisoit [sic] pas pour contenir la foule d’Européens et d’Africains qui étoient [sic] accourus de toutes parts.

Après l’Évangile, M. l’abbé Moussa est monté en chair et a prononcé un discours qui a fait fondre en larmes son auditoire.» (p. 538)

Considéré comme un prêtre dévoué, se préoccupant «activement à catéchiser les captifs de case dont on prévoit la prochaine émancipation» (J. R. de Benoist, p. 119), il aurait fondé avec son confrère Boilat un collège secondaire pour africains à Saint-Louis.

Un prêtre noir abolitionniste

Entre 1841 et 1845, l’intérim de la préfecture du Sénégal est confié à l’abbé Moussa, en remplacement de l’abbé Maynard; aussi, il devient curé de Gorée, remplaçant ainsi l’abbé Fridoil. Toutefois, avant d’abandonner sa préfecture au début de 1845 pour rentrer définitivement en France, l’abbé Maynard, d’après Cabon:

«l’accusa d’abord de légèreté, d’imprudence, de manque de dignité et de réserve dans ses relations, de négligence dans ses devoirs d’état: «Tout en gardant à l’extérieur les vertus du prêtre, il n’en conserve plus l’esprit.» Plus tard, des fautes lui sont imputées; l’administration civile l’en disculpe après enquête, mais dans des termes qui laissent percer un excès de complaisance.» (p. 455)

Contrairement au récit de Cabon, le Bulletin du Comité d'études historiques et scientifiques de l'Afrique occidentale française (Paris, 1918-1938)6 rapporte que:

«l’abbé Moussa ayant été nommé curé de Gorée et remplacé au Collège par le troisième prêtre noir, l’abbé Fridoil, le Préfet apostolique Maynard s’efforça, selon le Gouverneur, de trouver en faute l’abbé Moussa, pour avoir le droit de le remettre en sous-ordre au Collège et de faire passer l’abbé Fridoil à Gorée; car, le Préfet apostolique «est peu partisan du Collège créé par M. le Gouverneur Bouet, et il espère le faire tomber en en éloignant le professeur qui se livre à l’enseignement avec un zèle digne d’éloges et exerce une grande influence sur les habitants». (p. 282)

Quand l’abbé Boilat vient à s’occuper de la cure de Gorée, suite au stratagème du préfet en place désirant atténuer l’influence de l’abbé Moussa, refusant d’être placé sous l’autorité de son confrère, il se met beaucoup à voyager «en Guinée portugaise et au Cap Vert, puis rentre en France où il mène une vie assez mondaine dans l’orbite de Schœlcher, champion de l’abolitionnisme, et même de la famille royale», écrit malicieusement J. R. de Benoist à la page 20 de son livre... Cependant, au tome XXVII des Mémoires de la société académique d’Archéologie, Sciences et Arts du département de l’Oise7, daté de 1933, on nous révèle la grande joie de Mère Javouhey qui, le 23 juillet 1846, écrit en ces termes à Mère Rosalie:

«L’abbé Moussa vient d’arriver bien à propos pour confondre ses ennemis et les nôtres; il porte dans tout son être l’empreinte de la vertu la plus pure; ses paroles, son maintien, sont l’innocence même. Il est allé droit au séminaire du Saint-Esprit; on lui a dit qu’il n’y avait pas de place; nous l’avons logé chez M. Châtenay où il est très bien. Il a fait sa visite au Nonce d’abord, qui l’a reçu comme son fils; le roi, comme son aumônier de Fontainebleau d’il y a cinq ans; il lui a dit des choses gracieuses. La reine et Mme Adélaïde lui ont assuré que s’il avait besoin de quelque chose il pouvait s’adresser à elles…» (p. 427)

Le 26 avril 1846 déjà, dans une lettre écrite depuis Brest, adressée à la Sœur Marie-Thérèse Griffaut, à Paris, la Mère Javouhey défend son protégé d’une ferme conviction: «Tout ce qu’on a dit de l’abbé Moussa sont des calomnies atroces; dites-le à Sœur Césarine qui pourra le dire à M. Châtenay.» («Lettre 591e», Recueil des lettres…, p. 206)

De 1846 à 1847, l’abbé Moussa séjourne donc en France. Le lundi 21 décembre 1846, son engagement auprès de Victor Schoelcher, luttant pour l’abolition du système esclavagiste, est confirmé et élucidé par Schoelcher lui-même, à travers son Histoire de l'esclavage pendant les deux dernières années. 2 8(1847): «Si les abolitionistes [sic] avaient besoin d’un encouragement pour s’assurer que la cause qu’ils défendent est sacrée, le grand concours de monde que l’annonce du sermon de M. l’abbé Moussa avait attiré lundi dans la petite église Saint-Laurent, suffirait pour ne leur plus laisser de doute. Là se trouvaient des hommes, des femmes de tout caractère et de tout rang; là, nous avons pu voir de notre place de généreux ouvriers à côté de M. Lamennais, de M. Ed. Quinet, de M. Geoffroy Saint-Hilaire, accourus pour entendre le prédicateur nègre.» (p. 434)

Plus loin, Schœlcher nous fait entendre les propres mots du sermon de l’abbé en le citant longuement:

«Dieu n’a pas créé l’homme pour qu’il fût l’esclave d’un autre homme; Dieu a créé tout pour l’homme, et l’homme pour lui. L’esclavage commet un sacrilège; il tue l’âme, et l’âme, vous le savez, chrétiens, c’est le souffle de la Divinité. – Pourquoi ne puis-je apprendre à mes frères dans la servitude à connaître et adorer Dieu? Pourquoi m’est-il défendu de faire arriver jusqu’à leur oreille les consolations puisées dans l’Évangile? Pourquoi? c’est parce qu’ils sont esclaves et que l’Évangile c’est la liberté. Non ! m’ont dit les maîtres; ne leur parlez pas; ils sentiraient leur dignité, ils ne seraient plus soumis. Mais je ne veux point crier malheur sur ceux qui, par cupidité, ont étouffé les bons instincts de ma race en l’asservissant; je prie pour eux; je n’ai dans l’âme que charité pour leur cruel aveuglement; et si je suis tout aux noirs qui gémissent dans l’opprobre, ceux qui les oppriment ne trouveraient qu’indulgence dans mon cœur s’ils avaient besoin de mon ministère.» (p. 435)

Fidèle aux longues citations, Schoelcher témoigne de la fin du discours de l’abbé Moussa qui use d’une image poétique et touchante pour persuader son auditoire:

«Depuis six mois, mes frères, que je suis au milieu de vous, j’ai deux anges à mes côtés; l’un, triste comme la mélancolie et la face recouverte d’un crêpe, me rapporte toutes les plaintes de mes enfants du Sénégal, c’est l’ange de la patrie. Que fais-tu loin des tiens? me dit-il; t’est-il permis de te reposer quand ils pleurent, quand ils sont encore déchirés par le fouet de leurs maîtres? t’est-il permis d’être à Paris quand leurs cœurs ont besoin de tes exhortations? Qui consolera la mère à qui son fils répète: Mère, je suis homme; pourquoi m’as-tu fait naître esclave?» (p. 436)

L’autre ange, n’est autre que celui de la France qui, selon l’abbé, lui déclare: «Toi, enfant de cette race avilie, je t’ai fait entrer dans le sacerdoce, et depuis que tu es revenu au milieu de la grande famille, tu n’as pas fait entendre ta voix!» (p. 437)

Dans le tome III de L’abolitionniste français (1846)9, l’on analyse la résistance du «Gouvernement» aux différentes voix prolétaires et philanthropiques de la société civile et du monde politique qui réclament l’abolition complète de l’esclavage dans les colonies françaises. A bien lire le court passage suivant, soulignant les retards du gouvernement français par rapport à d’autres gouvernements sur la question de l’abolition, la manière d’y évoquer le prêtre noir paraît surprenant et témoigne, en conséquence, de son aura dans le contexte sociopolitique de l’époque: «Émancipation par deux gouvernements représentatifs et un gouvernement absolu… Émancipation par deux Monarques protestants et un Monarque musulman… De Monarque catholique, point… Mais M. l’abbé Moussa nous annonce un meilleur avenir.» (p. 357)

Portrait contrasté d’un perpétuel accusé

L’abolitionniste français, à travers la note introductive de M. Dutrône, nous présente le ministère de l’abbé Moussa à Paris, lors de son séjour en 1846, comme un acte emblématique et prometteur pour les abolitionnistes français: «UN PRÊTRE NÈGRE officiant, prêchant à Paris, après avoir officié, prêché sur la terre d’esclavage, où il va propager encore la religion du Christ, c’est un événement immense!» (p. V) Plus emblématique encore, «la vignette placée en tête [de L’abolitionniste français], et représentant M. l’abbé Moussa en Afrique, officiant à l’autel portatif qui lui a été donné, pour ses missions, par S. M. la reine des Français» (p. V); ladite vignette étant une œuvre du peintre Pierre-Roch Vigneron et du lithographe A. Jourdan, offerte gratuitement à la Société Française pour l’Abolition de l’Esclavage, d’après les précisions de M. Dutrône en note de bas de page.

L'abbé Moussa en Afrique. Officiant à un autel portatif.
Pierre-Roch Vigneron (peintre), A. Jourdan (lithographe). Extrait de L'abolitioniste français.

Et le peintre ne s’arrêtera pas à cette simple lithographie de son «modèle noir». Au début de l’année 1847, l’abbé Moussa posera pour lui, et il lui fera l’unique portrait sans doute, légué à la postérité, et dont on ignore les détails circonstanciés: «Portrait de M. l’abbé Moussa (nègre), missionnaire apostolique au Sénégal», telle est la seule mention consignée dans le Dictionnaire général des artistes de l'École française depuis l'origine des arts du dessin jusqu'à nos jours10 et l’Explication des ouvrages de peinture et dessins, sculpture, architecture et gravure des artistes vivants11, exposés au Musée Royal le 16 mars 1847. Le tableau est considéré comme «le premier portrait d’un homme noir identifié à avoir été exposé au Salon, à l’exception de celui du député révolutionnaire Jean-Baptiste Belley peint par Girodet cinquante ans plus tôt» (note de l’exposition «Le modèle noir de Gericault à Matisse – Musée d’Orsay»).

Après son voyage en France, Cabon raconte que «l’abbé Moussa trouve au Sénégal un nouveau Préfet, qui produit contre lui les mêmes plaintes que l’ancien: l’abbé mène une vie qui n’a rien d’ecclésiastique, il fait des dettes, il est dissipateur, il ne peut plus décemment exercer les fonctions sacerdotales.» (p. 455) L’auteur des Notes sur l’histoire religieuse d’Haïti… affirme que l’administration civile ne fait plus du prêtre sénégalais le même cas depuis l’abolition de l’esclavage (1848). De même, on relate dans Le clergé colonial de 1815 à 1850 du R. P. Joseph Janin12, qu’il était accusé «de se mêler aux danses des nègres, de baptiser à tort et à travers sans préparation, de recevoir n’importe qui à la table sainte, même des concubinaires, etc…, etc…» (p. 237) D’après Janin, le gouverneur Baudin résume ainsi la situation de l’homme d’église auprès de son ministre: «L’abbé Moussa retourne tout doucement à la vie sauvage.» (p. 237)

En ce qui concerne le premier accusateur de l’abbé Moussa, en l’occurrence l’abbé Maynard, tout en essayant de prendre de la hauteur, Janin nous dresse un portrait tout à fait à charge contre lui. En plus d’être tenace et entêté, «c’était un homme susceptible, acariâtre et violent, qui ne laissait rien passer» (p. 96), écrit-il. L’auteur du Clergé colonial… précise que: «Ses lettres donnent l’impression d’un homme continuellement sur les dents pour mettre à la raison celui-ci ou celui-là. […] Ce qui déplaît aussi dans le cas de l’abbé Maynard, c’est qu’il semble toujours obéir à une rancune personnelle.» (p. 96) De même, sans disculper l’abbé Moussa, tout en mettant en exergue son manque d’expériences et d’encadrement, Janin pointe du doigt l’excessive sévérité des appréciations du préfet, du gouverneur, voire de certains colons, vis-à-vis de lui – et de ses confrères, entre autres. (Janin, p. 237)

Sur ces entrefaites, l’abbé Moussa, lors de son retour au Sénégal, sera affecté à Sainte-Marie de Gambie où, «pendant quelque temps, on essaie de le réformer en lui imposant la vie commune avec les missionnaires du Saint-Esprit» (Cabon, p. 455). Accusé d’ivrognerie, le clergé envisage de l’envoyer en France pour le rééduquer. L’abbé y résiste jusqu’au milieu de l’année 1853: il décide enfin de se rendre à Rome, peut-être pour défendre sa cause lui-même et bénéficier des bonnes grâces de la haute hiérarchie de son église. Mais le Vatican, par l’entremise du Cardinal-Préfet de la Propagande, le considérant comme un malade à soigner, le renvoie à Paris avec amples recommandations.

De Paris à la cour d’Haïti

Ne pouvant plus supporter le régime que sa hiérarchie lui impose, et ne pouvant surtout échapper à la vigilance de ses confrères du Séminaire du Saint-Esprit qui prennent beaucoup de précautions contre lui, l’abbé Moussa finit par obtenir du Vatican, au cours de cette année 1853, une affectation en Haïti, sous l’empire de Faustin Soulouque 1er (1782-1867), despote sanguinaire, qui essaie d’avoir une certaine emprise sur l’évolution de l’église catholique en Haïti. Malgré un contexte sociopolitique délétère, on fait bon accueil à l’abbé, à la cure de Port-au-Prince qui lui est confiée. Il se refait une santé et une renommée autre dans ce pays indépendant qu’il rêvait de connaître; pays où la valeur des noirs est louée, et l’esprit colon semble être éradiqué, d’après lui. La raison de son refuge en Haïti s’expliquerait alors par le fait que c’est «le seul sol sur le globe où le noir aspire dans toute sa plénitude l’air pur de la liberté, don des cieux.» (Cabon, p. 457)

Mais il va vite déchanter, si l’on accorde foi aux Notes de Cabon:

«Si l’abbé Moussa trouva bon accueil en Haïti, il y rencontra aussi des adversaires, témoin la justification qu’il publia dans le Moniteur. L’article a pour titre: Mes représailles; les adversaires qu’il combat sont à la fois en Haïti et à l’étranger; il leur répond en style biblique:

Aujourd’hui que le Très Haut m’offre dans sa miséricorde un port à l’abri des orages et des ouragans, les enfants des hommes se réveillent encore contre moi et me font un crime de m’être réfugié dans le sein maternel.» (p. 458)

Plus loin dans ses Notes, Cabon, qui considère l’abbé Moussa comme un «curé intrus de Port-au-Prince», met l’accent sur le schisme qu’il introduit en Haïti, en alimentant un conflit à peine larvé «entre le Saint-Siège et l’empereur». Tandis que dans les colonnes de La presse à Paris, en date du mercredi 19 juillet 1854, on lit que «l’abbé Moussa a adressé à la population une circulaire dans laquelle il déclare que Haïti n’est ni hérétique ni schismatique, et énumère les preuves de fidélité au saint-siège [sic] données par la population pendant la semaine sainte ». Bref, ce personnage peu connu de l’histoire d’Haïti s’est donc fait, selon Cabon, la réputation d’un homme qui, à force de chercher tantôt les bonnes grâces de «Sa Majesté» et de son épouse, Adélina Lévêque (1820-1878), tantôt celles de Rome, finit par perdre «son crédit au point d’être menacé d’expulsion.» (p. 462). Enfin, dans l’Annuaire des deux mondes: histoire générale des divers états (1854)13, on rapporte que:

«Un ancien prêtre du Sénégal, l’abbé Moussa, curé de Port-au-Prince, jouit aujourd’hui de toute la confiance de sa majesté noire. Bien que ce prêtre fasse profession de dévouement à l’église romaine, il est douteux que l’église l’avoue. Le Moniteur haïtien publie fréquemment de ses discours ou de ses élucubrations littéraires qui peuvent donner une idée assez exacte de l’attitude du clergé du pays en présence de Soulouque. Nous trouvons dans le Moniteur haïtien, sous le titre d’Appel aux Haïtiens, un remerciement de l’abbé Moussa à l’impératrice Adelina pour une tabatière d’or dont elle avait récompensé son zèle. «Au secours, Haïtiens! au secours! s’écrie le curé de Port-au-Prince en manière d’exorde; votre petit frère Moussa vient d’être grevé d’une dette qui n’a point sa monnaie sur cette terre d’exil.» (p. 852)

Au bout de tant de péripéties, de jeux d’intrigues et de pouvoirs politico-religieux, le modèle de Pierre-Roch Vigneron rend l’âme à la cure de Port-au-Prince. La rubrique «Nécrologie» du N°30 de la Feuille du commerce de Port-au-Prince, en date du samedi 28 juillet 186014, annonce de façon précise: «Monsieur l’abbé Moussa, curé de la paroisse du Port-au-Prince, est mort lundi dernier, à 6 heures du matin. Il a succombé à une longue et cruelle affection de poitrine. Ses funérailles ont eu lieu le lendemain, dans la matinée. […] Une affluence considérable de fidèles a assisté aux offices. Monsieur l’abbé Fourcade, en rappelant la vie du défunt, a été, plus d’une fois, interrompu par les sanglots et les cris qui remplissaient l’Eglise.» Venu de Martinique où il a été ordonné prêtre (plus précisément à Saint-Pierre), c’est donc ledit l’abbé Fourcade qui succède à l’abbé Jean-Pierre Moussa.

Dans la Revue de la Société haïtienne d'histoire et de géographie, numéro de janvier 193415, on traite de la situation du Clergé qu’Haïti a connu avant le Concordat signé entre l’état haïtien et le Vatican en mars 1860; l’intention étant de souligner la discipline apportée par un tel accord dans les rangs de l’église, sachant que l’autorité cléricale échappait à l’autorité étatique. On peut être surpris par la manière révérencieuse d’évoquer le curé sénégalais ici: «Le Gouvernement n’avait aucun contrôle sur la nomination des Curés. Le Préfet apostolique était souverain et accordait la liberté aux prêtres d’exercer leur ministère dans leurs propres chapelles. Un saint homme, l’abbé MOUSSA a laissé une trace matérielle de cette indépendance. La maison du Père MOUSSA et sa chapelle se trouvent encore au Chemin des Dalles; elle est habitée par la famille Wiener». (p. 29)

Nous avons partagé ces dernières informations avec une proche, nommée Charlotte Wiener, née aux Etats-Unis d’un père haïtien et d’une mère française. Hasard ou miracle de la recherche: elle nous confie que son feu père Roland Wiener, avant de prendre le chemin de l’exil, sous la dictature de François Duvalier, a résidé à Port-au-Prince, au Chemin des Dalles…

L’enquête suit encore son cours…

Documents citées:

  1. Jean-Luc Le Bras, Jean-Pierre Moussa (1815-1860). Premier prêtre noir ayant exercé au Sénégal, Cahiers I&M, mars 2019.
     
  2. Jean I.N. Kanyarwunga, «De la cour de Louis-Philippe 1er d’Orléans à celle de l’empereur haïtien Faustin Soulouque 1er»: http://forumechangeafrique.blogspot.com/2011/06/senegal-labbe-jean-pierre-moussa-de-la.html
     
  3. R. P. Adolphe Cabon, Notes sur l'histoire religieuse d'Haïti: de la Révolution au Concordat (1789-1860). Disponible sur Manioc.org, collection Réseau des bibliothèques de la Ville de Pointe-à-Pitre.
     
  4. Joseph Roger de Benoist, Histoire de l’Église catholique au Sénégal, du milieu du XVème siècle à l’aube du troisième millénaire, Dakar, Editions Clairafrique – Karthala, 2008.
     
  5. L’ami de la religion et du roi: journal ecclésiastique, politique et littéraire, samedi 12 juin 1841. Disponible sur Gallica.
     
  6. Georges Hardy, L'enseignement au Sénégal de 1817 à 1854, Bulletin du Comité d'études historiques et scientifiques de l'Afrique occidentale française (Paris, 1918-1938), 1921, p. 280-295. Disponible sur Gallica.
     
  7. Mémoires de la société académique d’Archéologie, Sciences et Arts du département de l’Oise, tome XXVII, deuxième partie, 1933. Disponible sur Gallica.
     
  8. Victor Schœlcher, Histoire de l'esclavage pendant les deux dernières années. 2, Paris Pagnerre, 1847. Disponible sur Gallica.
     
  9. L'abolitioniste français. Tome III. Paris, Imprimerie d'E. Duverger. Disponible sur Manioc.org, collection Archives départementales de Guadeloupe.
     
  10. Dictionnaire général des artistes de l'École française depuis l'origine des arts du dessin jusqu'à nos jours: architectes, peintres, sculpteurs, graveurs et lithographes. T2 et T3 (suppl.) / ouvrage commencé par Émile Bellier de La Chavignerie ; continué par Louis Auvray, Paris, 1882-1885. Disponible sur Gallica.
     
  11. Explication des ouvrages de peinture et dessins, sculpture, architecture et gravure des artistes vivants..., Salon des artistes français, Paris, Impr. de Madame Hérissant Le Doux et. al., 1847. Disponible sur Gallica.
     
  12. Le clergé colonial de 1815 à 1850, Joseph Janin, Toulouse, Imprimerie H. Basuyau,1935. Disponible sur Manioc, collection: Ville de Pointe-à-Pitre. Réseau des bibliothèques.
     
  13. Annuaire des deux mondes: histoire générale des divers états, Paris, 1854. Disponible sur Gallica.
     
  14. Feuille du commerce, petites affiches et annonces du Port-au-Prince, N°30, 28 juillet 1860. Disponible sur Gallica.
     
  15. Revue de la Société haïtienne d'histoire et de géographie, Vol. 5 N°13, Port-au-Prince (Haïti), janvier 1934. Disponible sur Gallica

Autres documents évoquant l'abbé Moussa :

  • François Delaplace, La vénérable mère Anne-Marie Javouhey, Paris, Maison-mère de l'institut, 1915. Disponible sur Manioc.org, collection Archives territoriales de Guyane.
     
  • François Delaplace, La R. M. Javouhey, fondatrice de la Congrégation de Saint-Joseph de Cluny: histoire de sa vie, des œuvres et missions de la congrégation. Tome II, Paris, Librairie Victor Lecoffre; Paris, Librairie catholique internationale, 1886. Disponible sur Manioc.org, collection Conseil départemental de la Guadeloupe, La Médiathèque Caraïbe.

 

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 Viré monté