Potomitan

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Jean Durosier DESRIVIÈRES
Schœlcher, Martinique, 27 février 2011,
Au flanc des vents contraires…

Mot-dit, Haïti: une piste des failles…*

 
 

Désastre
parlez-moi de désastre
parlez-m’en
Léon-Gontran Damas, «Hoquet».

Les hommes qui pensent en rond ont des idées courbes.
Léo Ferré, «Préface».

Mot-dit, tel un lieu-dit pour énoncer un espace en marge du monde, négligé pendant longtemps par une bonne partie du monde et les propres mandataires du lieu (gouvernants, intellectuels), alors qu’ils ont toujours cru bon au fil de l’histoire d’inscrire avec intelligence ce lieu au cœur du monde. Haïti, ce pays mien, s’est enlisé trop et s’enlise encore dans des pratiques idéologiques les plus surannées de ses élites diversifiées, perpétuellement changeantes donc. Inaptes, face au reste de la grande communauté humaine qui manipule et expérimente maints concepts et systèmes socio-politico-économiques fluctuants – Démocratie, Communisme, Libéralisme, Capitalisme… – s’accommodant mal à l’ordre de la société désaxée que demeure continuellement la société haïtienne. Toutes tentatives d’adoption ou de détournement de ces systèmes à des moments distincts de notre histoire, dans une dépense et une dispense d’énergie tanguant entre hésitation et précipitation, aboutissent à l’étouffement de notre développement conditionné par myopie avérée, voire l’aveuglement, vis-à-vis des spécificités de notre espace-temps et par déni de nos composantes socioculturelles intégrales, réelles.

Alors, dire vrai, suffit-il d’inverser la tendance d’un «Etat-Nation» consistant à s’appliquer l’absurdité de diverses lois sociopolitiques, données pour conformes à tous, et le cynisme formulé en règles essentiellement économiques et financières sans appel aujourd’hui, prescription d’une «communauté internationale» quasi-indifférente par préférence? L’écrivain et l’intellectuel haïtiens peuvent-ils penser efficacement éducation-culture, citoyen-humain, dans une perspective collective élargie, globale, s’ils sont eux-mêmes marqués et motivés par le principe ou le réflexe, le jeu ou l’enjeu pernicieux de l’exclusion, malgré eux parfois, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de leur communauté?

Prenons le risque d’interroger également la gestion de l’espace de vie des haïtiens et l’idée que se font les hauts placés de la protection civile, à l’aune à la fois d’un savoir-faire, d’un imaginaire et d’une mentalité, objets de suspicion.

Que ces questions, ces esquisses de problématiques exposées, ne trompent personne. Ce texte, en dépit de sa promesse d’argumentation, résiste à toute démonstration orthodoxe. Parce que j’écris à partir d’une île, dans un dépouillement voulu. Une île, dis-je, ni déserte ni désertée pourtant, qui m’accueille en passager et dont le climat ambiant raffermit mes humeurs et mon état d’esprit actuels: repli! Pour tout recours à l’élaboration de ma pensée: la mémoire saccagée et l’imagination plus ou moins fertile! Loin de moi pages imprimées et fenêtres virtuelles. Rien à faire, presque, des arguments d’autorité. Seul, tel le vrai héros défini par Baudelaire dans Mon cœur mis à nu, je joue à proférer une parole que je refuse d’être un procès malgré toute apparence. Convient-il de rassurer mon éventuel lecteur en clamant: «je» n’est «je» que par défaut, ici?

I- De l’écrivain au politique, posture-imposture...

Le sort de l’écrivain haïtien – comme de tout écrivain d’ailleurs – acculé à faire un choix juste parmi tous ceux que lui impute l’histoire politique, sociale et littéraire, se joue donc dans la solitude la plus absolue, quoi qu’on dise. Et écrire, cet acte foncièrement politique, lui confère un énorme pouvoir qui se distingue des pouvoirs établis. Qu’on en soit conscient ou non, qu’il soit repérable ou non, qu’on mise là-dessus ou non, qu’on l’exploite ou non, le pouvoir de la bête de plume (ou du PC ou du MAC) s’impose par vœu de puissance. Latent pour certains, immanent pour d’autres. Incantation? La foi dans l’impact de l’écrit conforte. Dis-moi quel livre, quel récit, quel poème, as-tu écrit ou publié, je saurai comment te considérer et te placer au sein du pouvoir. Voici la force créatrice intégrant pleinement la sphère concrète et secrète de la force politique. Et l’on ne tarde pas à se muer en être de compromis, voire de compromission. Consensus: connais pas! Insolite du moins. C’est de l’histoire d’Haïti que je parle. D’une coutume, d’une posture, agréée par tant de doctes intelligences comme acte d’initiation à la gestion des affaires de l’Etat. L’écrivain en représentation suprême. Doublure de prédilection. Homme du milieu! C’est peu dire…

Suis-je homme du milieu ou de la marge? Homme des coulisses sans doute? Peu importe mon parti. S’érige devant moi, homme de création et de vision, l’épreuve de vives espérances; se creuse en moi, une soif d’éthique et d’équité! M’est-il encore possible de prendre des chemins parallèles au constat du professeur Jean Casimir? «L’Etat haïtien serait foncièrement incompétent et même pervers, puisque la proportion d’illettrés et de misérables à l’air sinon croissante, du moins stable. Or le gouvernail de cet Etat est confié à des dirigeants politiques dont plusieurs occupent une place de choix parmi les écrivains les plus révérés du pays. Si l’on peut concéder qu’un bon écrivain soit un mauvais homme d’Etat, il est plus laborieux d’expliquer pourquoi tant de brillantes personnalités du monde des lettres seraient archi-maladroites ou archi-corrompues dans leur pratique politique.» Dixit le professeur dans son ouvrage aux analyses lumineuses, Haïti et ses élites. L’interminable dialogue de sourds. Ni tyran ni démocrate, semblent protester subtilement des esprits malins!

Il était une fois, une République qui se cherche, sans failles.

J’aurais pu écarter la question ennuyeuse du rôle de l’écrivain haïtien qui me revient dès que je mets le pied dehors pour me retrouver en présence de curieux étrangers, puisqu’à l’heure où j’écris on ne se hasarderait guère à poser la même question à l’écrivain parisien, montréalais ou londonien, puisque la réponse essentielle se situe déjà de façon banale dans la question même comme on le sait désormais: écrire! Mais des circonstances atténuantes m’obligent à combler les déficits et la perfidie des grands médias planétaires à l’égard de mon unique patrie encombrée de décombres. S’ajoutent aussi, malencontreusement, des situations d’exception chez moi, des jeux de rôle vernis de bonnes intentions, fidèles à leur existence courante: d’écrivain-politique on peut hâtivement se poser en écrivain-politicien, et réciproquement. Impossible donc de savoir quand je m’affiche artiste ou diplomate, quand je fais valoir mes désirs propres ou les vœux de mes concitoyens, quand je défends ma petite confrérie ou mon pays; je ne sais quand m’accrocher à mon statut de citoyen ou de juge autoproclamé, au point de me permettre de déterminer qui est haïtien ou pas, qui est écrivain ou pas, qui s’engage ou pas, qui milite ou pas; je m’entends d’une voix de gauche à l’extérieur qui résonne en voix de droite à l’intérieur. Soudain je me rends vite compte aussi de la déficience du mode opératoire de ces catégories strictes – gauche, droite – dans mon espace-temps difforme, en déliquescence:

Terre rongée
rivée à son bout de nez
bourrée de bonnes idées
boueuse

Ma parole à court terme
mes poèmes dévalent s’étalent
et bravent l’espace
public1

Je respire, je prends mon envol dans ma tête et retombe sur les pattes d’un simple citoyen, impuissant, fébrile. Cela fait du bien parfois. Je sors faire un tour, je traverse le délabrement d’un Port-au-Prince d’avant le 12 janvier 2010: vacarme, immondices, peurs vitrées, médiocrité arrogante, humeurs infectes se mélangent. Désir de (re)conquête d’un espace quasi inexistant, d’un réel irréel…

La mer étale
nombre de marques déposées
aux pieds de la capitale
dé(ca)pitée2

Nullement prémonitoire. Juste le poète exigeant à l’écriture son droit: extralucide!

Il était une fois, une citoyenneté qui se cherche, sans fautes.

II- L’écrivain-citoyen, de la marge au large…

Celui qui apprend à lire et à écrire, apprend par la même occasion son inscription au sein d’une communauté de citoyens privilégiés dans une société ultra-inégalitaire. Celui qui fait métier d’écrire dans cette même société, ne saurait ignorer son éloignement aussi théorique que pratique des préoccupations quotidiennes d’une majorité d’habitants – aux sens propre et figuré, d’après l’imaginaire haïtien – dépourvue de tout, même de sa citoyenneté. A chacun sa marge, avec son ou ses langages. Un effort de rapprochement, non sans frais, est à consentir pour faire une société civile forte. Et de l’habitant à l’habitat dans son intégralité (ville-campagne, province-capitale) la nécessité de l’habitable s’ingénie à ne pas être questionnement inutile. Penser tout cela, oser le dire, c’est déjà un pas à entraîner d’autres pas: croire à l’ensevelissement de gestes exclusifs, préjudiciables à l’ensemble, et projeter l’image d’un ensemble réconcilié avec lui-même. Sur le chemin de cette pensée-là, on prend rendez-vous avec l’écrivain-citoyen.

Celui-ci est à reconnaître tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, même s’il paraît faire bande à part, singulièrement. Du dedans comme du dehors, ces questions migrantes devraient l’interpeller: qu’y a-t-il à payer pour habiter entièrement ma terre, la terre? Quel tribut offrir pour investir pleinement mes langues et mes langages? Comment accompagner des concitoyens dans la conjuration de leur sort? Comment (re)bâtir son pays?

Aux Abricots, petite commune papillonnant sur la lèvre inférieure de la presqu’île d’Haïti, dans le département de la Grande-Anse, une réponse semblable à un doux rêve scellé par la réalité épouse un nom d’auteur actif: Jean-Claude Fignolé, homme impulsant un travail de développement de première nécessité. L’écriture, c’est la vie aurait-il pu dire. L’écriture peut-être aussi un acte civique et citoyen, sans altération esthétique aucune. Chaque arbre planté est un poème qui grandit. Chaque consigne de sécurité transmise est une fable certaine de sa narration. Chaque clause du droit et du devoir expliquée est un roman d’apprentissage édifiant son protagoniste. A la volonté d’être citoyen du monde correspond d’abord la préexistence d’une véritable conscience citoyenne chez soi, à entretenir.

Partant de cet esprit, je recommande à mes phrases abondance de mots et d’accords, pour que la musique de mon dire puisse éviter toutes fausses notes. De tous les créoles de l’arc antillais et de ma presqu’île qui m’agitent, de tous les français des îles et des continents qui me grisent, de tout l’anglais que je baragouine, je vais au devant des tempêtes et des ouragans et des raz-de-marée, je résiste aux pluies diluviennes et aux inondations d’occasion, de Gonaïves à la Nouvelle-Orléans, je scrute le lyrisme des données statistiques et les chiffres faussement mathématiques de mes villes et je tremble à portée de toute vie qui se négocie à dos d’homme, en Haïti comme ailleurs. Je souffle au grand large, de tout mon torse bombé, déployé, dans l’attente durable, avec des métaphores muettes, face aux impossibles impassibilités. M’est-il encore permis de rêver?

Dans un contexte effarant de réduction du monde à l’idée de village et de sa fermeture par édification et reproduction de murs de toutes sortes, l’on se demande comment mieux développer et consolider nos solidarités, d’authentiques relations à l’autre, à l’écart de tout système politique pervertissant les liens qui unissent des hommes et des femmes d’une même et grande communauté. Ma maison prend l’eau de tous côtés. La terre s’ouvre largement sous nos pieds. Nous nous offrons généreusement aux épidémies. Notre sébile, manifestement trouée. Le don se fait sûrement la malle.

Il va falloir tous embarquer, repartir, avec nos maigres ressources, avec toutes les fraternités interconnectées.

S’il faut faire preuve d’imagination, les tropes ne seront donc jamais de trop.

II- Militer, s’engager: quels sens?

Un ami poète et philosophe, ferrailleur en ironie, évoquant l’hécatombe provoquée par le dernier séisme en Haïti, parle d’un peuple qui profite du moindre prétexte que lui fournit la nature pour mourir en masse. Je me surprends à déceler dans cette raillerie une vérité profonde qui agace mon entendement. Et si cette vérité-là trouvait sa source dans les manifestations de la culture populaire qui pénètrent de différentes manières presque toutes les couches de la société haïtienne, avec ou sans leur adhésion.

Au pays de Toussaint Louverture, quand l’instinct et la foi de l’individu se penchent du côté de la théologie chrétienne, la mort signifie pour lui cessation totale de la vie, avec possibilité conditionnelle et conditionnée d’une rédemption; mais on envisage tout autrement les choses quand on se fie aux esprits des ancêtres, aux loas, aux génies: elle n’est qu’une étape d’une tradition circulaire, autrement dit, il y a de la mort dans la vie, et vice-versa. C’est la raison pour laquelle les Guédés, les loas les plus excentriques du panthéon vaudou, se moquent de la mort dans leur rituel qui dévoile le tragique le plus macabre et l’érotisme le plus débridé. Est-ce donc de là que viendraient cette mentalité de la population et cette tendance maléfique du pouvoir étatique à banaliser la mort, au point de se soucier si peu de la protection des vies et des biens, de l’humain?

Cet état de notre triste condition humaine, qui nous place au cœur de tous les débats, ne doit point occulter une tradition de combat, de liberté, de dignité et d’indépendance. Ce doit être un signal d’alarme pour une communauté au regard de ses fondements, pour l’écrivain au regard de la ritournelle des traditions délétères à récuser. Inventer d’autres perspectives de la réalité et de l’imaginaire, c’est résister à la facilité d’une vision folklorique, c’est militer pour un changement de politique possible, c’est s’engager avec clairvoyance, tant que tout acte de conscience est engagement indubitablement. L’adresse et le langage du paysan valent autant que l’art et l’intention de l’écrivain, où qu’il se trouve, dans l’exécution d’un projet citoyen-humain, viable. Suturer les failles suppose la fusion de la lucidité de l’intellectuel et la pratique habile du guetteur de la survie.

L’écriture, aventure à haut risque, audace de dire, même murmurante, même ineffable, survit à toute catastrophe, à toute caricature.

L’écriture: seule plus-value!

Acte I: écris
acte II: et crie
acte III: brûlant de vivre
ici3

*«Mot-dit, Haïti: une piste des failles», in Riveneuve Continents: «Haïti, le désastre et les rêves» (Revue des littératures de langue française), Paris, Riveneuve éditions, Numéro 13. Printemps 2011.

Notes

  1. DESRIVIERES, Jean Durosier, Bouts de ville à vendre. Dessins de Gérald Bloncourt. Paris, Editions Caractères, 2010, pp. 16, 33.
     
  2. Idem, p. 22.
     
  3. Idem, p. 33.

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