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Le patrimoine, pour réconcilier la nation avec elle-même

Fritz Deshommes

20 Septembre 2012

Allocution du  Vice Recteur à la Recherche à l’occasion de la Journée Nationale du Patrimoine

L’institution et la célébration de la Journée Nationale du Patrimoine Culturel Haïtien, assorties du lancement  du Programme National  d’Inventaire du Patrimoine Culturel, constituent pour nous, à l’Université d’État d’Haïti,  un motif de joie, de fierté et d’espérance.

D’entrée de jeu, nous voulons présenter au ministère de la Culture nos plus chauds remerciements pour avoir bien voulu y associer l’Université d’État d’Haïti et  nos plus vives félicitations pour cette initiative qui pourrait marquer le début du processus d’une véritable renaissance nationale.

Ce pays dont on dit qu’il n’est capable de rien

Imaginez ce pays que l’on dit pauvre, sans consistance, ce pays dont on dit – et à qui l’on veut faire croire -  qu’il n’a jamais rien réalisé et qu’il n’est capable de rien, ce pays auquel on a appris à tourner systématiquement  ses regards (et sa sébile) vers l’extérieur pour tout ou presque, imaginez ce pays enfin décidé à se regarder en face, à chercher d’abord en lui-même ses véritables potentialités, ses véritables capacités, ses véritables ressorts, ses références culturelles et historiques.

Imaginez ce pays, récemment converti à des habitudes culinaires extraverties et qui ne jure depuis quelque temps que par le riz de Miami, les ailes de dinde et de poulet  importées mais aussi les raisins de Californie, les pommes de la Floride, imaginez que ce pays se décide enfin à retrouver ses traditions alimentaires les plus saines, à prendre conscience de son vaste patrimoine  fruitier, céréalier et vivrier, de la grande diversité de ses écosystèmes, de la richesse des savoirs et savoir-faire reconnus et adaptés et à les valoriser.

Imaginez le créole, notre langue nationale, ce ciment qui nous unit tous, imaginez le créole, devenir véritablement langue officielle comme le veut notre Charte Fondamentale. Imaginez qu’à l’école, dans la justice, dans l’administration publique, le créole ait véritablement droit de cité. Imaginez que les plus de 80% d’entre nous qui ne parlent que le créole ne soient plus obligés de subir la dictature d’une langue d’apprentissage qu’ils ne maitrisent pas,  imaginez qu’ils n’aient plus à craindre d’être jugés à partir de Codes, d’actes judiciaires et de plaidoiries dont ils ne comprennent un traitre mot pour cause de langue; imaginez que ces 80% puissent s’adresser à l’administration et aux institutions de la République dans leur propre langue. Comme de véritables citoyens. Imaginez que désormais 8 millions d’entre nous cessent d’être des bébés sociaux et  n’aient  plus de complexe pour parler, pour écrire, pour communiquer en créole. Imaginez le résultat: 8 millions de compatriotes Haïtiens  libérés, pouvant s’exprimer fièrement, dignement, simplement et  partager leurs savoirs, leurs savoir-faire, leurs expériences, leurs compétences, leur pensée, leur vision, leur pensée, leur philosophie.  A ce sujet, il faut rappeler ce mot du grand poète et visionnaire cubain, Jose Marti, qui disait: «La civilisation rentrera en Haïti en créole ou elle ne rentrera pas».

Imaginez la médecine traditionnelle haïtienne, premier recours des patients haïtiens et dont la plupart des pratiques et interventions sont de plus en plus reconnus comme procédant d’une connaissance réelle de la faune, de la flore nationales et du corps humain. Imaginez que cette médecine traditionnelle fasse l’objet d’études systématiques qui permettent de découvrir et de valider de nouveaux savoirs médicaux, de démocratiser l’accès à la santé, de diminuer substantiellement les importations de médicaments et de valoriser les porteurs de  ces savoirs.

Imaginez notre  pays finalement conscient de ce qu’il est

Imaginez que ce pays qui a réalisé la plus grande et la plus complète des trois plus importantes révolutions mondiales, qui a contribué, par l’action directe et par l’exemple, à la libération d’un nombre  incalculable de peuples de divers continents, imaginez que ce pays soit finalement reconnu comme tel. Pas seulement à l’occasion de discours de commémorations d’indépendance ou de visites officielles. Mais aussi et surtout dans les faits. Par des actions concrètes. Des actions qui dans leur substance et dans leur manière refléteraient la générosité, l’humanisme et le sens de la liberté et du respect de l’autre des Pères de la Patrie. Des actions  qui témoignent de ce sentiment noble et grand : la reconnaissance qu’on doit à ses bienfaiteurs. Mais auparavant c’est à nous qu’il reviendra de recueillir, d’apprécier et de faire fructifier ce patrimoine historique, riche, vaste, immense, que nous envieraient les plus grandes  nations de la planète. A nous tous, à chacun de nous, il incombe le devoir d’identifier, de conserver et d’enrichir la mémoire des hauts-faits d’armes de nos ancêtres et leurs témoins physiques que sont les hauts-lieux de leur réalisation, les fortifications, les demeures et lieux de fréquentation des grands hommes et des femmes célèbres de notre héroïque histoire.

Imaginons, imaginez notre pays, finalement conscient de ce qu’il est, de ce qu’il porte, de ce qu’il représente, de ce qu’il recèle et réunissant ainsi les conditions pour que chacun de nous porte sur son environnement, sur ses voisins, un regard autre, un regard humaniste, un regard fraternel, un  regard solidaire par la conscience qu’apporterait la révélation de ce patrimoine qui nous rend notre véritable identité, notre fierté, notre dignité de citoyens, de peuple, de nation. Le patrimoine qui a la capacité de réconcilier la nation avec  elle-même.

Et c’est lorsque nous aurons nous-mêmes recouvré nos véritables richesses, récupéré notre véritable identité, que le regard de l’étranger sur nous  changera. Car, nous aurons quelque chose à offrir. Nous serons véritablement partie prenante de cette quête de l’universel.

Voilà tout ce que nous inspire cette Journée Nationale du Patrimoine.

À l’Université d’État d’Haïti, nous nous félicitons d’avoir lancé depuis déjà deux ans ce projet d’inventaire du patrimoine immatériel  et d’y avoir associé le Ministère de la Culture, comme en témoigne cette convention tripartite signée en 2010.

Certes en coopération avec nos partenaires de  l’Université Laval nous avons pu réaliser quelques actions. Mais le projet n’a pas encore atteint son rythme de croisière. C’est pourquoi nous nous réjouissons aujourd’hui de ce que le Ministère décide de s’y mettre pleinement et fasse de l’inventaire du patrimoine l’un des axes de sa politique.

Nous nous empressons de souligner que, au-delà de ce projet,  l’UEH est prête à accompagner le Ministère à ce tournant majeur et positif. Il faut rappeler à ce sujet que plusieurs de  nos programmes, plusieurs de nos entités peuvent être mis à contribution. Citons notamment:

  • Le programme de maitrise en Histoire Mémoire et Patrimoine qui forme et appuie des chercheurs, des professeurs et des cadres de haut niveau en la matière. Le programme délivre un diplôme de master et ses meilleurs produits sont éligibles au doctorat dans le cadre de son partenariat avec l’Université Laval. À ce jour, le programme a mis sur le marche plus d’une dizaine de détenteurs de Masters et 3 détenteurs de doctorat;
     
  • La Faculté d’Ethnologie qui est demeurée pendant longtemps le seul établissement d’enseignement supérieur de la République à offrir une formation et à promouvoir des recherches sur la culture et le patrimoine;
     
  • L’ISERS, ci-devant l’IERAH, récemment rénové, qui renferme les départements de Tourisme et patrimoine, Histoire de l’Art et Archéologie et Histoire et Géographie;
     
  • L’Ecole Normale Supérieure et son département de sciences sociales.

L’inventaire, un pas, un premier pas

Par ailleurs l’UEH s’est engagée dans un ensemble d’initiatives pour lesquelles elle souhaite l’implication directe et active du Ministère de la Culture. Citons entre autres:

  • Le Programme de Recherche sur la Médecine Traditionnelle;
  • Le Programme de Recherche sur les Savoirs Locaux;
  • Les démarches entreprises pour la mise en place de l’Académie du Créole Haïtien en vertu des prescrits de l’Article 213 de la Constitution de la République.

 Ainsi, l’UEH est disponible pour un partenariat encore plus large avec le Ministère dans le cadre de sa politique de promotion et de valorisation du patrimoine. Elle confirme son engagement à réaliser l’inventaire prévu dans  le cadre de l’accord tripartite. Et elle espère ardemment que l’inventaire ne constitue qu’un pas, un premier pas- important certes- dans le processus devant faire du patrimoine et de la culture un levier pour le développement économique social  et culturel de la nation.

Elle réitère son invitation au Ministère  et à ses organismes déconcentrés pour une collaboration plus large, plus dynamique et plus efficiente.

A tous, a nous tous,  souhaitons une Bonne Journée Nationale du Patrimoine.

20 septembre 2012

Fritz Deshommes
Vice-Recteur à la Recherche

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