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VIE
CHÈRE
et
politique économique
en Haïti

Réédition

Fritz DESHOMMES

 

 

 

 

 

Vie chère et politique économique en Haïti • Fritz Deshommes• 2008 • ISBN 9 789993 544109 90.

Vie chère et politique économique en Haïti

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Introduction

La baisse du coût de la vie ou, plus exactement, la lutte contre la vie chère constitue la revendication économique la mieux partagée et la moins controversée de toutes celles qui s’expriment depuis Février 1986. Sa nécessité semble reconnue par toutes les couches sociales, toutes les sensibilités politiques. Et tous les Gouvernements qui se sont succédés récemment l’ont inscrite en bonne place dans leur programme.

Pourtant en dépit des pressions populaires, des bonnes volontés affichées par différents pouvoirs ainsi que des multiples colloques et «rassemblements» réalisés autour du thème, le problème demeure entier et la vie n’en continue pas moins à devenir plus chère.

Ce n’est certes pas le seul domaine où tout un fossé sépare les revendications, préoccupations ou politiques exprimées et les réalisations concrètes. Mais c’est peut-être celui qui a le plus retenu l’attention des pouvoirs publics: de la réduction des taxes internes et/ou douanières à la tolérance de la contrebande en passant par la fixation d’office de certains prix ou même la limitation théorique du taux de profit (le cas – unique – des médicaments), elles sont légions les mesures adoptées par les autorités économiques en ce qui a trait à la vie chère.

Le hic est que dans tous les cas, ou presque, les résultats obtenus se sont révélés si maigres et/ou si éphémères que l’on se croirait en présence d’un problème insurmontable, d’un véritable casse-tête, pour lequel n’existe aucune solution viable et qu’il faut se résigner à subir avec courage et abnégation.

Il est vrai que le phénomène est encore très peu étudié (reflétant en cela l’extrême pauvreté qui caractérise la production intellectuelle haïtienne en matière économique) et les difficultés d’appréhension commencent à partir de sa définition même.  Par exemple, n’assimile-t-on pas la vie chère à l’inflation et la lutte contre la cherté de la vie à la baisse des prix des produits de consommation courante? Même si la réduction du rythme de progression des prix constitue un important volet du combat contre la vie chère, elle ne saurait y être assimilée car pour quelqu’un qui n’a pas de revenu la vie demeure chère même quand l’indice des prix baisse de 50% du jour au lendemain.

D’ailleurs, la réflexion sur les prix eux-mêmes ne semble pas très au point. Quels sont les mécanismes qui interviennent dans leur formation? Obéissent-ils à la spontanéité naturelle du libre jeu des forces du marché? Ou sont-ils maîtrisés, orientés, imposés à partir de quelque (s) officine (s)?

Les circuits de commercialisation sont-ils aussi clairs, aussi limpides et aussi transparents que le suppose la théorie de la libre concurrence? Faut-il octroyer le même traitement à toutes les marchandises, qu’il s’agisse de produits de première nécessité ou de biens de moindre consommation?

Est-il vrai que «baisser les taxes», c’est accroître l’inflation», comme l’affirmait un ministre haïtien de l’Économie en 1984?  Ou faut-il plutôt réduire les taxes lorsqu’il s’agit de baisser le coût de la vie, comme on l’a fait plus récemment?

La théorie économique n’a pas encore dégagé une position définitive sur l’inflation et les moyens de s’en sortir. Pour certains économistes, les causes de l’inflation résident dans une émission monétaire trop importante et/ou dans l’interventionnisme étatique. Pour d’autres cependant, les véritables causes de l’inflation se situent dans les conflits entre les groupes sociaux pour le partage des richesses et dans les rigidités de l’appareil de production.

Le premier type d’explication, d’essence néo-libérale, est celui qui semble avoir été privilégié par la pensée économique dominante en Haïti.  Et les différentes mesures adoptées en ce sens par les gouvernements successifs (héréditaire, militaires, civil, provisoire, démocratique) ne font que confirmer le poids de l’approche néo-libérale dans la détermination des causes de la cherté de la vie et des solutions à y apporter.

Cependant, nous sommes de ceux qui croient que le 2e type d’explication s’accorde mieux aux réalités nationales.

Nous pensons en effet que le jeu des forces du marché n’est pas aussi «libre» qu’il parait, que son fonctionnement peut être orienté dans un sens ou dans l’autre suivant le rapport des forces en présence; que, par exemple, un bien fabriqué ou distribué en situation de monopole a toutes les chances d’être plus cher que le même bien en situation de concurrence. Et cela, quelque soit le volume de monnaie en circulation.

Nous pensons également que les taxes ne constituent pas le seul élément du prix de vente sur lequel on peut agir. Il y en a bien d’autres, dont le prix des différents intrants, des différents services utilisés, le prix de l’argent, et bien entendu la marge brute du vendeur ou du producteur. Tous ces prix sont déterminés essentiellement par le niveau de productivité atteint dans le processus de production ou de distribution et la capacité de négociation des acteurs.  Ce ne sont pas des données naturelles, établies une fois pour toutes.

Nous pensons enfin que la lutte contre la vie chère ou même contre l’inflation doit être conduite en considérant l’économie dans sa globalité et intégrée dans le cade de la lutte contre le sous-développement, c’est-à-dire, contre le chômage, contre le sous-emploi, contre la dépendance, contre la fuite des capitaux, contre les inégalités sociales, contre l’inefficacité économique, contre le gaspillage des ressources nationales. Car la lutte contre la vie chère doit être aussi la lutte pour la valorisation des ressources nationales, quel qu’en soit la forme: matières premières nationales, main-d’œuvre nationale, capitaux nationaux, potentiel productif national, pour la génération d’un niveau supérieur du revenu national et de tous les revenus individuels. Elle est aussi la lutte pour l’accroissement de la productivité nationale, de l’efficience nationale; elle est aussi lutte pour le renforcement de la capacité de négociation économique de tous les secteurs d’activité et de toutes les catégories sociales, principalement les plus défavorisés, en vue d’atteindre une baisse effective et durable des prix.

Baisse des prix, augmentation des revenus tant réels que nominaux constituent deux facettes obligées et inséparables de la lutte contre la vie chère. Elle ne peut être gagnée par la tolérance à la contrebande, ni par la simple réduction des droits et taxes sur les produits visés, encore moins par l’encouragement aux importations ou à l’aide alimentaire étrangère.

Le présent travail se propose de fournir des matériaux susceptibles de contribuer à démontrer et illustrer la thèse précédemment évoquée, à la lumière de l’évolution récente de l’économie haïtienne. Il est essentiellement constitué de textes écrits à l’occasion de l’adoption de mesures ou de l’apparition de faits ponctuels se rapportant aux marchés, aux prix, à l’inflation et à la vie chère. Lesquels faits ou mesures sont analysés, commentés, mis en perspective et, à l’occasion, font l’objet de suggestions appropriées. Ce qui permet d’éviter le piège qui guette la plupart des universitaires, des économistes particulièrement, celui de parler ou d’écrire pour un petit cercle d’initiés rompus au jargon spécialisé et aux grandes envolées théoriques qui emmènent loin, très loin, de la réalité.

Nous avons voulu en effet être très concret, très accessible – même si la mise en perspective de tel phénomène ou de telle décision économique peut nécessiter le recours à la théorie.

Conclusion

Où en sommes-nous en 1991? Malgré la multiplicité des gouvernements ayant vu le jour en Haïti depuis 1986, le néo-libéralisme domine largement la pensée économique officielle. Le cadre tracé depuis lors en matière de politique du Commerce Extérieur, de Politique Monétaire et de Crédit, de Politique des Prix est demeuré le même. Nous utilisons encore le même tarif Douanier de 1987, agrémenté entre temps de quelques réductions supplémentaires de certains taux. La liste des produits contingentés s’est plutôt réduite dans la pratique.  Les restrictions imposées à l’octroi du crédit à travers le taux de réserve légale se sont renforcées. L’État continue d’être atteint du complexe de non-intervention et, lorsqu’il s’agit de faire baisser certains prix, préfère encore se «sacrifier» par la diminution des taxes et impôts, même si les marges réalisées par le producteur ou le distributeur peuvent friser l’indécence.

La contrebande, quoiqu’en baisse, continue de faire partie du décor.

Pourtant, la lutte contre la vie chère n’a pas été gagnée pour autant.

C’est que le néo-libéralisme, en Haïti comme ailleurs, ignore les problèmes de fond, a trop tendance à considérer les considérer les conséquences des phénomènes comme leur cause et très souvent aggrave le mal qu’il prétend guérir.

En premier lieu, le néo-libéralisme a confondu baisse des prix et lutte contre la vie chère. La libéralisation du Commerce Extérieur, a entraîné immédiatement une chute des cours locaux de plusieurs produits de grande consommation comme le riz, l’huile de cuisine, etc… En outre l’indice du coût de la vie est passé de 155.0 en 1985 à 159.6 et 141.3 en 1986 et 1987.

Mais l’impact sur la production et les revenus est tout simplement négatif. En témoigne l’évolution récente du PIB per capita: - 1,94% en 1987, - 1,62% en 1989, - 2.64% en 1990.

Le volet revenu est tellement considéré comme négligeable que devant l’existence de surplus de liquidités détenus par les banques commerciales le néo-libéralisme a préféré les éponger artificiellement, en augmentant le taux de réserve obligatoire, au lieu de chercher le moyen de les utiliser au profit de l’investissement, de la production et des revenus.  Dans un pays où le taux d’intérêt atteint facilement 240% l’an, l’augmentation sévère du taux de réserve légale revient à laisser geler des fonds pour lesquels existe pourtant une forte demande solvable.

En second lieu, même la bataille des prix, considérée séparément, n’a pu être gagnée. Certes au début, le néo-libéralisme a pu faire illusion sur ce plan, avec des taux d’inflation de 2,97% en 1986 et de – 11,5% en 1987.  Mais ces performances n’ont pu être maintenues. Le rythme de progression des prix connaîtra en 1990 et en 1991 une accélération peu habituelle: 20,07 % et 15,23%.

Le prix de l’argent a également augmenté.  Le taux de décote de la monnaie nationale dépassait en 1991 les 60% tandis qu’il atteignait à peine 15% en 1986.  Les taux d’intérêt ont également augmenté depuis.

En troisième lieu, la plupart des monopoles dont on a tant décrié les méfaits demeurent plus forts que jamais. De nouveaux ont même été créés.

C’est que le néo-libéralisme, tout en faisant profession de foi… libérale, préfère ignorer les mécanismes ainsi que les conditions concrètes favorisant l’éclosion et le maintien des monopoles.

Par exemple, la loi régissant le statut de commerçant et qui interdit d’être à la fois agent de manufacture et/ou importateur - grossiste et/ou détaillant est chaque jour violée ou contournée.

Par exemple, l’importation de certains produits a beau être libéralisée, le volume de débours requis n’est pas à la portée de tout le monde mais très souvent des seuls monopoleurs.

Par exemple, la contrebande elle-même a généré ses propres monopoleurs. Le vieux principe de l’inégalité devant la loi et devant la… fraude est bien connu.

Le fait est qu’il existe des distorsions et des anomalies tellement aigües que seule l’intervention énergique et déterminée de l’Etat peut corriger. Or le néo-libéralisme nourrit une aversion particulière contre l’État,…

Il est vrai qu’une certaine volonté de se démarquer des monopoles et de combattre effectivement la vie chère a été constatée sous le Gouvernement du 7 Février 1991: fixation d’autorité et à la baisse des prix de quelques produits de première nécessité, vente directe par l’État à des groupements organisés du secteur privé marginalisé (associations de petits producteurs, de petits commerçants) de biens traditionnellement distribués par des monopoleurs nationaux ou régionaux, tentatives de démocratiser les circuits de distribution de certains intrants agricoles, moralisation des pratiques étatiques en la matière, etc… Dommage que la plupart de ces interventions se soient réalisées de manière trop brouillonne et trop «spontanée», ne paraissant nullement s’intégrer dans une vision d’ensemble, se révélant trop timides des fois, frisant l’excès contraire d’autres fois, se situant même parfois dans la logique du néo-libéralisme (dont l’arsenal est demeuré par ailleurs intact).

Notons également l’action de certains notables, y compris des religieux, qui ont tenté de casser certains monopoles régionaux en distribuant eux-mêmes des produits  de grande consommation aux prix fixés par l’Etat. Il parait que des résultats positifs ont été enregistrés, se traduisant par des baisses substantielles de prix dans les régions considérées, notamment dans le Nord-Ouest et la Grand-Anse.

Initiatives intéressantes, dénotant une certaine créativité, mais trop isolées les unes par rapport aux autres et ne procédant pas d’une politique commerciale bien articulée.

Quelles Perspectives?

Sans prétendre présenter un programme, il est possible de dégager certaines pistes susceptibles de contribuer à l’élaboration et à l’application d’une politique sérieuse de lutte contre la vie chère.

  1. La vie chère, rappelons-le, se rapporte à un niveau de prix en relation avec un niveau de revenu donné.  La lutte contre la vie chère suppose baisse des prix et/ou augmentation du revenu. Dans un pays comme le nôtre, où la pauvreté absolue atteint 85% de la population, la réalisation simultanée des deux objectifs est hautement souhaitable car, comme nous l’avons dit plus haut, pour un agent qui n’a pas de revenu, la vie demeure chère même si les prix baissent de moitié d’un jour à l’autre.
    Or le moyen le plus sûr d’obtenir cette baisse de prix assortie d’une augmentation des revenus consiste tout simplement en l’accroissement de la production. Lequel peut générer à la fois la distribution des revenus supplémentaires et la baisse des prix, par l’augmentation de l’offre.
    Il faut donc le répéter très haut et très fort : toute politique sérieuse et viable de lutte contre la vie chère passe inéluctablement par l’encouragement résolu à la production nationale, sous toutes ses formes, en tenant compte de toutes les catégories de producteurs.
     
  2. Les monopoles (oligopoles), qu’ils soient de production ou de distribution, doivent être sinon éliminés du moins contrôlés et mis hors d’état de nuire. Pas seulement pour leur propension à la fixation de prix élevés ou à la spéculation illicite.  Mais aussi parce que leur influence est également néfaste sur le revenu.  Tant sur le plan de son accroissement que sur celui de sa distribution.
    D’une part, l’existence de monopoles forts et puissants peut compromettre l’éclosion d’une production nationale efficiente par le pouvoir qu’ils ont de soumettre à leur logique (prix, volume, quantité) les entrepreneurs et par ricochet de décourager la création de nouveaux emplois productifs, générateurs de revenus supplémentaires.
    D’autre part, il importe d’éviter le plus que possible que l’augmentation de la production ainsi souhaitée ne se réalise dans un cadre favorisant la concentration des revenus. Car à terme il faut viser la création d’un large marché interne, lui-même susceptible d’induire des accroissements chaque jour plus substantiels de production et de productivité, condition essentielle à la baisse permanente du coût de la vie, à l’accroissement des revenus et à l’élévation du niveau de bien-être.
     
  3. Au contraire de ce que croient les néo-libéraux, l’État a un rôle crucial et indispensable à jouer dans ce contexte. Plus que tous les acteurs, lui seul peut disposer des motivations et des moyens suffisants pour promouvoir la production la plus efficiente, pour aider à identifier et à valoriser les richesses nationales, pour réduire à néant les goulots d’étranglement qui bloquent le développement des forces productives nationales.

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L'ouvrage prophétique de Fritz Deshommes

Le Nouvelliste, 16 mai 2008

«Vie chère et politique économique en Haïti» du vice-recteur Fritz Deshommes vient d'être réédité. Ce livre se propose d'apporter des éléments de réponse à ces interrogations. Dans un style clair, limpide et accessible à un large public, l'auteur questionne, anallyse et met en perspective des décisions étatiques ainsi que des faits économiques se rapportant à la vie chère.

L.N: Professeur Deshommes, votre ouvrage «Vie chère et politique économique en Haïti» vient d'être réédité. Pourriez-vous nous le présenter?

Fritz Deshommes: Pour présenter ce livre, je commencerai par me référer à deux de vos remarques. La première concerne son caractère «prophétique». Vous avez en effet raison de retrouver, à travers les situations présentées et analysées quinze ans auparavant, les prémisses des récentes émeutes de la faim. Nous avions mis l'accent sur les menaces qui déjà pesaient sur l'agriculture nationale, sur l'industrie locale, sur le secteur artisanal. Nous avions prédit l'augmentation vertigineuse des prix au moment où d'autres se félicitaient de trouver brusquement des articles importés, à bon marché. Nous avions attiré l'attention sur les changements dans les habitudes de consommation qui se profilaient à l'époque, sur la dépendance alimentaire et agricole, sur les perspectives désastreuses pour la balance commerciale, pour la balance des paiements, pour la décote de la monnaie nationale, pour l'emploi, ... Ce sont toutes données qui se confirment maintenant et qui font désormais partie du décor ...

J'en viens à votre deuxième remarque qui met l'accent sur la clarté et la limpidité du livre. Je l'amplifierais pour parler du caractère «pédagogique» de l'ouvrage. Il présente l'avantage de couvrir une période charnière de notre histoire économique récente, laquelle a vu se déployer deux approches, deux visions économiques avec leur logique, leurs instruments, leurs mesures: le moment d'avant 1986 marqué par l'interventionnisme d'un Etat dont on réclame une plus grande efficacité; celui d'après 1986 où l'Etat choisit de confondre libéralisme économique et libéralisme politique. L'ouvrage permet alors de se référer aux deux contextes, de faire la différence, de marquer la transition et de suivre la genèse de cette politique qui, comme le dit l'autre, nous tient à la gorge depuis vingt ans.

Pour compléter cette présentation, je mettrai l'accent sur l'actualité et la pertinence de l'ouvrage, aujourd'hui en 2008, malgré que sa première édition date déjà de quinze ans. Actualité et pertinence sur les plans du cadre théorique, des concepts utilisés, des causes identifiées, des diverses dimensions abordées et même des solutions proposées. Par exemple, l'ouvrage dénonçait déjà le néolibéralisme ambiant et plaidait fortement en faveur de la production nationale et de la responsabilisation de l'État.

Sur le plan conceptuel, quel a été l'apport de l'ouvrage à l'appréhension du phénomène de la vie chère?

Il a fallu effectivement définir le concept de vie chère et éviter son assimilation au simple coût de la vie. Aujourd'hui, tout le monde - y compris le discours officiel - reconnaît que la vie chère réfère à un niveau de prix par rapport à un niveau de revenu donné. Tant il est vrai que, pour un agent économique qui n'a pas de revenu, la vie demeure chère même si les prix baissent de 50%. Ainsi la lutte contre la vie chère suppose à la fois baisse des prix et augmentation des revenus. D'où l'importance a accorder à la production, laquelle permet à la fois de créer et de distribuer des revenus tout en augmentant l'offre.

Il a fallu également situer le phénomène dans le cadre de politiques économiques internes, montrer comment son contenu et son évolution répondent essentiellement à des mesures adoptées (ou évitées) consciemment par les pouvoirs publics. A ce sujet, on sait que la tendance est souvent forte de privilégier les explications qui s'en remettent à la conjoncture internationale. D'où le titre de l'ouvrage «Vie Chère et Politique Economique en Haïti».

L'ouvrage s'est également attelé à mettre en exergue diverses dimensions du phénomène. A ce sujet, les différents titres des chapitres qui le composent sont évocateurs. Les monopoles industriels et commerciaux, le marché noir, la contrebande, le prix de l'argent sont identifiés comme autant de déterminants; il n'y donc pas que les taxes sur lesquelles on peut agir. De même que l'accent est mis sur les différentes composantes du panier de la ménagère, comme si, par anticipation, il fallait répondre à ceux qui ne considèrent que le seul riz comme axe essentiel de l'action gouvernementale de lutte contre la vie chère.

Tout ceci nous a permis de conclure que la lutte contre la vie chère ne peut être gagnée qu'en considérant l'économie dans sa globalité et intégrée dans la lutte contre le chômage, contre le sous-emploi, contre la dépendance, contre les inégalités sociales, contre l'inefficacité économique, contre le gaspillage des ressources nationales. D'où le lien avec la production nationale.

Des mesures ont été adoptées par les gouvernements pour combattre la cherté de la vie. Pouvez-vous les apprécier? Correspondent-elles au contexte et aux attentes de la population?

Si l'on considère la période d'après 1986, on peut relever, en se collant à l'ouvrage, 3 types de mesures: la libéralisation commerciale, le resserrement du crédit, le désengagement de l'État.

Libéralisation commerciale. Avec le temps, il est devenu évident que la politique commerciale adoptée à partir de 1986 était erronée, tant dans la manière que dans la substance. L'on a su, par exemple, que les dirigeants de l'époque refusaient d'attendre les résultats des études commanditées et qui devaient permettre de déterminer les mesures adéquates susceptibles de concilier à la fois la nécessité de protéger et de promouvoir la production nationale (agricole, artisanale, industrielle) et le souci de garantir l'efficience et l'efficacité ainsi que de démanteler les monopoles. Il paraît même que le ministère du Commerce a été pétrifié de «saisissement» en apprenant la promulgation de la première vague des libéralisations commerciales.

Les résultats ont été tellement catastrophiques que même les institutions «conseillères», dont la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International, s'en démarquent maintenant. Il est vrai qu'au moment de l'adoption des premières mesures, les baisses des prix constatés faisaient illusion. C'est d'ailleurs l'un des points forts de cet ouvrage qui a su dès le début mettre en garde contre les chants des sirènes libéralisatrices. 

Le resserrement du crédit? Au moment oû la majorité des producteurs n'avaient aucun accès au crédit institutionnel et étaient obligés de s'approvisionner sur le marché de l'usure, avec des taux d'intérêts dépassant souvent 240% l'an, il était difficile de s'imaginer que les banques commerciales croulaient sous le poids de surliquidités. Et, pire, que le mécanisme envisagé par l'Etat pour résoudre le problème était tout simplement d'accroître les taux de réserve légale, histoire d'assécher les surplus. En langage officiel, cela s'appelait lutte contre l'inflation. En réalité , cela dénotait une méconnaissance de la problématique de l'épargne et du crédit, et surtout le peu de cas fait des petits producteurs agricoles, artisanaux, industriels qui constituent pourtant les plus gros pourvoyeurs d'emplois, les plus gros contributeurs au PIB.

Le déclin de la production nationale, c'est aussi le déni de crédit aux créateurs de richesses, le gaspillage de l'épargne nationale, phénomènes dénoncés dans l'ouvrage. Aujourd'hui, en 2008, ce dossier demeure ouvert. Les mesures adoptées entre-temps, dont la création des bons BRH, n'ont fait qu'aggraver la situation. Il faut encore reprendre le plaidoyer en faveur de la démocratisation du crédit et pour que l'épargne cesse de servir à alimenter la spéculation sur la monnaie nationale, la concentration des richesses et la paresse industrielle.

Tout au long de votre ouvrage, vous dénoncez le néolibéralisme que vous rendez responsable des échecs constatés. Pourtant, à la page 109, vous dites en conclusion du chapitre III: «l'État ne s'embarrassera pas de renouer avec son laxisme traditionnel et cette fois s'arrangera pour en trouver la légitimation théorique: le néolibéralisme». N'est-ce pas contradictoire? On pourrait croire que vous ne croyez pas à la réalité du néolibéralisme.

Votre question est pertinente. Disons tout de suite que le néolibéralisme est bel et bien une réalité, en tant que vision économique, privilégiant le marché total, absolu. Des mesures très concrètes qui en relèvent ont été adoptées. J'ai déjà parlé de la libéralisation commerciale. On pourrait ajouter la libéralisation financière, le désengagement de l'État, la priorisation du secteur privé, dont traitent abondamment ce livre et d'autres que j'ai écrits et qui seront disponibles à «Livres en Folie». Pour le dire tres nettement, à partir de mai 1986 et jusqu'à aujourd'hui en 2008, s'il y a une référence aux mesures de politique économiques adoptées en Haïti, elle n'est autre que le néolibéralisme. La Banque Mondiale, le Fonds Monétaire n'influencent notre politique économique pour rien. Et comme partout ailleurs, les résultats obtenus sont parfaitement reconnaissables: déclin de la production, aggravation du chômage, de la misère, de la dépendance, effritement de la base productive, renforcement de la concentration des revenus...

Cela dit, il faut reconnaître que chaque secteur qui promeut le néolibéralisme y trouve son compte. Pas obligatoirement le même pour tous. Ce ne sont pas tous les acteurs qui sont rivés à la rigueur doctrinale. Par exemple, la plupart des pays occidentaux y retrouvent leurs intérêts nationaux dans leurs relations avec le tiers-monde, sans obligatoirement y croire. Il est intéressant de noter à ce sujet que ceux qui prônent avec le plus de détermination les recettes néolibérales sont justement les pays les plus protectionnistes en matière agricole (Union européenne) et les plus indisciplines en matière budgétaire (l'Amérique de Reagan et de Bush).

En Haïti, le néolibéralisme a servi de prétexte à l'État pour refuser d'assumer ses responsabilités. Au nom du néolibéralisme, l'Etat se gardera de protéger le consommateur contre les monopoles ou les oligopoles qui peuvent ainsi se permettre d'appliquer les prix qui leur conviennent. L'État se gardera d''intervenir pour empêcher un seul acteur commercial de s'accaparer de toute la chaîne de distribution. Il répugnera à appliquer la loi qui interdit à une seule firme d'être à la fois distributeur exclusif, importateur-grossiste, et détaillant.

Au nom du néolibéralisme, la contrebande sera tolérée et même valorisée en tant qu'instrument du dispositif de lutte contre la vie chère; dans le même ordre d'idées, des franchises douanières injustifiées seront octroyées.

Le néolibéralisme permet de faire mieux: il offre la possibilité de démanteler l'État, le collectif, au profit de l'individu, du privé. Il permet allégrement d'offrir à ses amis à vil prix des actions appartenant au patrimoine d'entreprises publiques; de rendre obsolète impunément des entreprises d'État de téléphone pour faire de la place au privé, de provoquer la fermeture d'usines électriques, rien que pour offrir des contrats juteux au privé, souvent sans appel d'offres. Seul le néolibéralisme pouvait permettre à une population pauvre d'accepter de payer au prix fort la minute de téléphone au lieu d'exiger l'accroissement des performances de la compagnie publique dont les prestations étaient plutôt gratuites. Dans le même ordre d'idées, on ne retrouvera nullement dans les dénonciations contre la vie chère le cout des communications téléphoniques qui commence à peser d'un poids très lourd dans les budgets familiaux.

Quinze ans après la première édition de votre livre, la plupart des concepts, analyses et solutions que vous avez proposés semblent revenir à l'actualité. Et même certaines prévisions se sont réalisées. Comme si le temps vous donnait raison. Quel est votre sentiment à ce sujet?

Un double sentiment. Double et contradictoire. D'abord heureux que l'observation rationnelle des faits, l'analyse scientifique ont permis d'appréhender la réalité, de prévoir/prédire certaines conséquences et de proposer des solutions viables et adéquates.

Mais aussi un sentiment de tristesse. Pour plusieurs raisons. Il est souvent douloureux d'avoir raison, surtout lorsqu'on voit venir, et qu'on se trouve impuissant à empêcher la catastrophe. Pis encore, lorsqu'on sait que les remèdes existent et que la situation pouvait être évitée...

D'autres titres à «Livres en Folie» cette année?

J'ai trois autres titres sur les comptoirs du «Nouvelliste»: Décentralisation et Collectivités Territoriales en Haïti; Politique Economique en Haïti/Rétrospectives et Perspectives; Haïti: La Nation Écartelée/Entre Plan Américain et Projet National.

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AlterPresse

Haïti:
Fritz Deshommes signe Vie chère et politique économique

P-au-P, 21 mai 08 [AlterPresse] --- Le professeur Fritz Deshommes signe, ce 22 mai 2008, à Livres en Folie, «Vie chère et politique économique en Haïti», un ouvrage réédité après avoir été publié, pour la première fois, en 1992.

En huit chapitres, Fritz Deshommes passe en revue le prix élevé des médicaments, les «monopoles, raretés et spéculation», l’intervention de l’Etat dans le mécanisme des prix des produits de base sur le marché national.

Dans cet ouvrage, Fritz Deshommes présente l’évolution des prix des principales denrées alimentaires sur le marché haïtien où, par exemple, la livre de riz est passée de 1.65 gourde à 2.46 gourdes de 1980 à 1991. Une certaine fluctuation du prix de la farine est constatée pour cette même période passant de 1.10 gourde à 2.22 gourdes la livre.

Rien à voir avec les prix en mai 2008. La livre de riz s’achète à 25 gourdes, en dépit d’une légère subvention des autorités haïtiennes.

La politique néolibérale, initiée dans le pays depuis les années 1980, est aussi prise en compte dans ce livre de Fritz Deshommes. «Le néolibéralisme, en Haïti comme ailleurs, ignore les problèmes de fond, a trop tendance à considérer les conséquences des phénomènes comme leur cause et très souvent aggrave le mal qu’il prétend guérir», peut-on lire dans la conclusion de l’ouvrage.

«C’est que le néo-libéralisme, tout en faisant profession de foi … libérale, préfère ignorer les mécanismes ainsi que les conditions concrètes favorisant l’éclosion et le maintien des monopoles», écrit-il.

Pour Fritz Deshommes, le néolibéralisme a servi de prétexte à l’Etat haïtien pour refuser d’assumer ses responsabilités. Au nom du néolibéralisme, l’Etat se gardera de protéger le consommateur contre les monopoles ou les oligopoles qui peuvent ainsi se permettre d’appliquer les prix qui leur conviennent.

«Malgré la multiplicité des gouvernements ayant vu le jour en Haïti depuis 1986, le néo-libéralisme domine largement la pensée économique officielle. Le cadre tracé depuis lors en matière de politique du Commerce extérieur, de Politique monétaire et de Crédit, de Politique des prix est demeuré le même (…) La liste des produits contingentés s’est plutôt réduite dans la pratique (…) L’Etat continue d’être atteint du complexe de non-intervention, et lorsqu’il s’agit de faire baisser certains prix, préfère encore se ‘’sacrifier’’ par la diminution des taxes et impôts, même si les marges réalisées par le producteur ou le distribuer peuvent friser l’indécence».

Fritz Deshommes a été jusqu’à se demander «pourquoi le coût de la vie en Haïti tend inexorablement vers la hausse pendant que se réduisent les revenus». Une question qu’il a posée durant la décennie 1990 et qui continue aujourd’hui encore de susciter des remous.

«La lutte contre la vie chère suppose baisse des prix et/ou augmentation du revenu. Dans un pays comme le nôtre, où la pauvreté absolue atteint 85% de la population, la réalisation simultanée des deux objectifs est hautement souhaitable car, (…) pour un agent qui n’a pas de revenu, la vie demeure chère même si les prix baissent de moitié d’un jour à l’autre».

Les éléments de solution proposés à la vie chère dans ce livre demeurent toujours d’actualité. Ce sont, entre autres:

  • La baisse des prix des intrants, outils et machines agricoles, des coûts de production en général devant entraîner celle des produits.
  • La protection et la valorisation de la production locale au moyen de barrières tarifaires et contingentaires à ériger sur les produits concurrentiels importés.
  • L’utilisation des taxes perçues par l’Etat au profit de la production agricole en priorité et du milieu rural en général.
  • La réforme agraire au profit des petits paysans
  • Une politique économique plus soucieuse des intérêts nationaux.

Vice-recteur à la recherche de l’Université d’Etat d’Haïti, Fritz Deshommes a déjà publié «Néo-libéralisme: crise économique et alternative de développement» (Tome I et II), «Décentralisation et Collectivités Territoriales en Haïti», «Université et Luttes Démocratiques en Haïti» et «Politique économique en Haïti: Rétrospectives et perspectives» et «Haïti, la Nation écartelée: Entre Plan Américain et Projet National», paru en 2006. [do gp apr 21/05/2008 14:50]

 

Viré monté