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Conclusion

Fritz DESHOMMES

Extrait de:
Haïti: La Nation écartelée - Entre «Plan Américain» et Projet national

Au moment de la «transition originelle» (1986-1987), s’affrontaient deux projets, deux visions sur la meilleure manière de conduire et d’orienter l’économie et la société haïtiennes:

  1. le «plan américain» encore appelé «Stratégie Néo-Libérale, élaboré par les bailleurs de fonds d’Haïti»;
     
  2. le projet national, consacré par la Constitution de 1987.

Le «plan américain» n’était ni faisable, ni souhaitable.

Il n’était pas faisable parce que les conditions de sa mise en oeuvre ne pouvaient être remplies aussi facilement qu’on le décrétait sur le papier. Si nous en considérons le volet agricole, qui postulait la production de fruits et légumes pour l’exportation, il a été prouvé que:

  1. la terre indispensable n’était pas disponible et  ne pouvait l’être qu’à condition d’en expulser les paysans qui l’occupaient à titre de propriétaire  ou non;
     
  2. les acteurs choisis pour en  être les porteurs, les grands propriétaires fonciers, n’ont jamais montré l’intérêt, les motivations et la détermination nécessaires pour mener à bien une telle entreprise. On ne transforme pas du jour au lendemain des rentiers en producteurs capitalistes;
     
  3. le niveau de maîtrise technologique indispensable pour la production et la commercialisation de fruits et légumes sur les marchés étrangers ne cadrait pas avec une agriculture mécanisée à seulement 1%;
     
  4. le capital financier approprié manquait cruellement. Le volume de crédit octroyé à l’agriculture ne dépassait pas 11 dollars à l’hectare. Il en fallait 1500 à 2000.

Le «plan américain»: ni  possible, ni souhaitable, ni viable

Sans compter d’autres raisons techniques liées notamment à la disponibilité de l’eau, à des questions climatiques, au temps nécessaire pour l’adaptabilité des semences devant être implantées en milieu étranger.

La stratégie néo-libérale n’était donc pas applicable.
 
Elle n’était pas non plus désirable ou souhaitable pour les multiples raisons évoquées tout au long des chapitres précédents. Elle était susceptible de générer plus de chômage, plus d’exode rural, plus de concentration des revenus, plus de dépendance externe, plus d’insécurité alimentaire.

En d’autres termes parce qu’ignorant les paramètres fondamentaux de l’économie nationale, parce qu’elle voulait à tout prix faire table rase de l’existant et implanter artificiellement un autre système dont on ne se souciait nullement de déterminer la compatibilité avec les réalités économiques, financières, techniques, sociales et humaines, la stratégie proposée passait à coté du possible, du désirable et du viable.

Modernisation à marche forcée

Il est vrai que ce genre de projet n’était  pas à son coup d’essai en pays d’Haïti. Le Président de l’Association des Planteurs du Nord-Est nous l’a rappelé en évoquant  toutes les expériences tentées dans cette partie du pays qu’on a préféré  nous présenter comme aride et  désertique, pour les besoins de la cause. Nous le rappelle également l’épisode douloureux des cochons créoles dans ses deux phases : destruction impitoyable de la race porcine locale et  repeuplement à partir de porcs d’autres souches, d’autres races, d’autres pays. Moderniser quoi, par la stratégie de la table rase ! Moderniser, en éloignant le petit paysan de l’élevage porcin, en restructurant le secteur en faveur des gros éleveurs, modernes, capitalistes, industriels, capables d’offrir aux animaux des conditions de vie supérieure à celles du paysan lui-même et  de faire de gros achats d’aliments importés pour bétail.

On comprend alors pourquoi, en dépit de la «bamboche démocratique», de l’irruption en force du petit paysan sur la scène politique, la pétition qui aura recueilli le plus grand nombre de signatures et dont les exigences figureront parmi les plus raisonnables (l’autorisation d’importer le type de porc le plus compatible avec les possibilités des petits paysans)  sera celle qui obtiendra gain de cause avec  le plus de difficultés.

On se rendra compte plus tard que les acteurs arbitrairement choisis n’étaient  pas à la hauteur et n’avaient ni les motivations ni l’intérêt qu’on leur prêtait. De sorte que, aujourd’hui en 2006, la production porcine continue à être dominée par les petits paysans. Mais entre-temps, on en aura ruiné bon nombre. On aura détruit le porc local. On  aura provoqué un exode rural massif vers les villes transformées à l’occasion en poubelles vivantes, en bidonvilles géants, en marchés ambulants… On aura introduit de manière durable dans l’alimentation locale les parties viles de poules, de porcs, de dindes et autres déchets de l’industrie du bétail nord-américain.

Le projet national: l’économie au service de la population

Mais la population haïtienne avait déjà vu juste. Elle sentait déjà venir. Dans ses composantes les plus diverses et sous des formes les plus variées, elle a manifesté de manière ostensible son rejet de la stratégie des bailleurs de fonds et sa préférence pour le projet national. Elle se  reconnaît mieux en ce dernier  parce que, entre autres :

  1. il postule l’orientation de l’économie nationale prioritairement en fonction des besoins, des nécessités, des aspirations et des possibilités de la majorité de la population;
     
  2. les secteurs de production privilégiés sont ceux qui favorisent l’utilisation optimale et efficiente des ressources locales disponibles et  favorisent le plein emploi;
     
  3. toutes les opportunités existantes sont mises à profit y compris dans la sous-traitance, le tourisme, les secteurs d’exportation. Mais ces derniers ne sont pas prioritaires, du moins dans les premiers moments. Même s’ils n’ont pas la capacité de jouer le rôle de moteur de la croissance et du développement, ils peuvent remplir une fonction très utile d’appoint dans le cadre d’un processus qui se veut fondamentalement endogène;
     
  4. Le projet national vise une insertion intelligente au processus de mondialisation, conforme aux intérêts nationaux. Elle ne rejette ni l’aide étrangère, ni les investissements étrangers. Au contraire. Mis au service d’un projet cohérent et   mobilisateur, ils seront plus efficaces. Dans ce cadre, les gaspillages, les doubles emplois, les utilisations contradictoires seront évitées. Par ailleurs un rôle important est réservé à l’apport de la diaspora (ressources humaines, ressources financières, entre autres).

C’est ce projet qui a  reçu la sanction populaire et la consécration constitutionnelle.

Pourquoi alors n’a-t-il pas été mis en œuvre? Pourquoi l’autre, celui qui est privé de légitimité et de légalité, semble être celui qui a eu droit de cité?

Pourquoi, armée de sa constitution et de son bon droit, la population n’a pu exiger son application?

Pourquoi la transition, initialement prévue pour durer deux ans (février 1986-février 1988), est encore à l’ordre du jour, vingt ans après?

Pourquoi la «transition originelle» (1986-1988) n’a pu être menée à son terme?

Pourquoi la tentative de la «sauver» a, elle aussi, connu un coup d’arrêt par le coup d’état de  septembre 1991 ? Pourquoi le «retour à l’ordre constitutionnel», obtenu au prix de douloureux sacrifices, a été assorti de tant de retournements, de tant de revirements1 générateurs de toutes les désillusions, traumatismes, dérives et déceptions que l’on  sait?
 
Pourquoi, chaque fois que le projet national semble avoir une chance d’être appliquée, un évènement, parmi les plus sanglants, est venu changer la donne ? Par exemple, le massacre électoral du 29 novembre 19872, le coup d’état de septembre 19913.

Pourquoi la Constitution, réceptacle du projet national, n’a pu être appliquée jusqu’à présent dans son intégralité?

La réponse à ces interrogations exige l’apport de plusieurs chercheurs de diverses disciplines. En attendant, nous proposons les hypothèses suivantes:

  1. la stratégie des bailleurs de fonds a pu compter sur des leviers économiques, politiques, financiers  et  peut-être militaires autrement plus convaincants que sa force théorique, sa capacité à expliquer la réalité et à la transformer en faveur du  bien-être durable des populations;
     
  2. ses promoteurs ont fait montre d’une détermination et d’une constance exemplaires. Les moyens utilisés ne sont pas toujours très orthodoxes. On arrive toujours à trouver les expédients appropriés pour contrecarrer les obstacles légaux, culturels, institutionnels. Par exemple, la contrebande facilitera la libéralisation du commerce extérieur. Le sabotage et la mauvaise gestion programmée de certaines entreprises publiques favoriseront leur privatisation ouverte ou déguisée;
     
  3. les différentes crises qui parsèment les 20 ans de la transition ont toujours trouvé au moment de leur apparent dénouement la présence constante  des bailleurs de fonds, prêts à accompagner la nécessaire «reconstruction»: EERP en 19934, Stratégie de Reconstruction Economique et  Sociale en 1994, CCI en 2004. Bien entendu, chacun de ces moments de sollicitude permet d’avancer dans l’agenda originel qui demeure immuable, quelles que soient les conditions de départ, quelles que soient les changements que la crise elle-même pourraient avoir généré. 

Cela dit, force est de reconnaître que, 20 ans après, le projet national demeure d’une brûlante actualité.

Leçons apprises et certitudes ébranlées

Il y a d’abord les résultats de l’application de certains volets de l’autre stratégie : libéralisation commerciale, démantèlement / privatisation ouverte ou indirecte d’entreprises publiques, affaiblissement de l’Etat,  mise en oeuvre de certains programmes de reconstruction, etc. Le résultat global se mesure à l’aune des indicateurs économiques et sociaux classiques mais également à celle de tous ces maux qui rongent la société haïtienne de 2006 : pauvreté, exode rural, urbanisation anarchique, délinquance accélérée, insécurité alarmante instabilité politique et sociale. Le miracle promis par le professeur Grégoire Eugène s’est bien réalisé mais à l’envers : nous avons pu descendre encore plus bas, nous avons creusé le fond du puits.

En foi de quoi, la République d’Haïti est devenue un «Etat failli». On notera avec intérêt les critères pris en compte pour déterminer les membres de ce club : exode rural, faiblesse de l’Etat... Par la même occasion on établira la comparaison avec les prescrits de la stratégie des bailleurs de fonds. Certains diraient que ceci devrait obligatoirement amener cela.

Par ailleurs il serait intéressant de déterminer si ceux qui identifient les «Etats Faillis» ne sont pas les mêmes qui prescrivent les recettes qui y conduisent.

Il est vrai qu’entre-temps, les yeux commencent à se dessiller en ce qui a trait au «plan américain», du moins à certains de ses ingrédients.

La libéralisation du commerce extérieur, présentée en son temps comme une garantie de  compétitivité et de progrès économique, provoque de plus en plus de scepticisme. Des voix autorisées, y compris celles du FMI et de la Banque Mondiale, n’hésitent pas à dénoncer, dans le cas d’Haïti, une «libéralisation précipitée des échanges». Il est intéressant de citer à ce sujet la Banque Mondiale: «En 1986, puis en 1994, sur les conseils des bailleurs de fonds – notamment de la Banque Mondiale -, Haïti a mis en oeuvre de grandes réformes visant à libéraliser les échanges ; ces réformes n’ont pas été accompagnées de plans d’exécution progressifs ou de mesures de soutien à l’intention des agriculteurs qui ont été affectés par l’importation d’aliments bon marché (en particulier, le riz). L’effet a été catastrophique et les agriculteurs ne se sont toujours pas relevés de cette libéralisation rapide exempte de mesures d’accompagnement5».

En Haïti, même les économistes les plus orthodoxes commencent à émettre des doutes sur la validité de cette composante fondamentale du « plan américain ». Le dernier numéro de «la Situation Economique et Sociale d’Haïti6», le Bulletin Annuel préparé pour le Programme des Nations-Unies pour le Développement par l’Association Haïtienne des Economistes comporte un dossier spécial sur le commerce extérieur d’Haïti et lance un véritable plaidoyer en faveur d’une nouvelle politique commerciale.

La privatisation des entreprises publiques a refroidi bien des ardeurs, même parmi ses partisans les plus zélés. Les récentes performances de la Banque Nationale de Crédit (BNC) ont provoqué d’émouvants mea culpa. La BNC figurait en 1996 sur la liste des entreprises à vendre au secteur privé7. Elle dépendait alors de la Banque Centrale qui  vivait justement en ce moment sa période «floraisons néo-libérales». Pour les besoins de la cause donc, on la laissait péricliter, au point que, en moins de trois ans, elle passait du 2e au 6e rang des banques commerciales du  système après avoir pendant longtemps occupé le 1er rang. Certains faisaient déjà croire qu’elle était irrémédiablement perdue et que seule la privatisation pouvait la sauver.8  Aujourd’hui en 2006, la BNC figure parmi les  banques  les plus profitables et les  mieux capitalisées du système.  Elle est aujourd’hui « la 2e banque la plus performante du système depuis 3 ans, la 2e banque la plus capitalisée du systeme avec 500 millions de gourdes, la 3e banque du système par rapport à ses fonds propres, la 3e banque du système en  actifs», selon son président, Monsieur Guiteau Toussaint9.

Que s’est-il passé? L’Etat a simplement décidé à un moment de la durée de prendre ses responsabilités et de redresser le cours des choses. On peut penser que le résultat aurait pu être le même pour d’autres entreprises publiques laissées à la dérive pour des raisons difficilement avouables...

Dans le même temps, le remplacement d’une usine productrice de ciment disposant d’un gisement abondant en matières  premières de haute qualité en un atelier d’ensachage de ciment importé suite à sa «modernisation» a tempéré d’autres enthousiasmes dans le mouvement de démantèlement des entreprises publiques. En outre, la qualité des services offerts par  certaines entreprises privées opérant dans les domaines de l’électricité et des télécommunications et  dont l’existence a été récemment «aménagée» en provoquant l’inefficacité de leurs vis-à-vis du secteur public, a rappelé, s’il en était encore besoin, que le secteur privé n’est pas cet oasis d’efficience, d’efficacité, et d’intégrité célébrée par le «consensus de Washington». 

L’agriculture réhabilitée

Autre certitude ébranlée : le secteur de production à privilégier. La stratégie des bailleurs de fonds jurait surtout par la sous-traitance et l’agriculture d’exportation, la sous-traitance demeurant le principal moteur de la croissance, grand créateur d’emplois, destinée à recueillir tous ceux que le démantèlement ou la privatisation des entreprises publiques aura précipité au chômage. Qu’on se rappelle l’assurance avec laquelle le Ministre des Finances d’alors, Monsieur Leslie Delatour, comptait sur les Etats-Unis pour l’adoption de mesures spéciales en faveur des produits textiles en provenance d’Haïti. Aujourd’hui, 20 ans après, le projet attend encore d’être concrétisé. Il a entre-temps acquis une  dénomination spécifique, le HOPE, qui a recemment fait l’actualité.

Tout ceci pour dire que la sous-traitance n’a pas tenu ses promesses. Les bailleurs ont du donc faire un nouveau  pas en direction du projet national: l’agriculture est désormais considérée comme le secteur moteur de l’économie nationale.

La Banque Mondiale, elle-même,  ne manque pas d’arguments à ce sujet: «L’agriculture continue d’être le pilier de l’économie nationale; elle contribue pour près de 30% du PIB (2002) et représente environ 50% des emplois en général, 2/3 des emplois en zones rurales et ¾ des emplois pour les pauvres10».

Le fait est que, poursuit la Banque,  « l’étude des systèmes agricoles en Haïti montre qu’un certain nombre de domaines dans différentes zones agro-écologiques affichent un potentiel de développement important : des hautes terres humides, des basses terres irriguées et pluviales (humides), des zones arides et semi-arides. Dans chaque zone agro-écologique, il y a des cultures «dominantes» à forte valeur ajoutée capable de répondre à la demande du marché et servir de moteur de croissance soit en tant que cultures exclusives soit en association avec d’autres cultures11».

Compte tenu de ce qui précède et afin que nul n’en ignore : « Au  moins, dans le court et à moyen terme, il est important de soutenir le secteur agricole en tant que moteur indispensable de la croissance rurale12».

Pour qu’aucun doute ne subsiste, précisons qu’il ne s’agit plus d’agriculture d’exportation. L’on envisage plutôt de:

  1. «promouvoir les sources existantes de croissance agricole en vue d’une diversification future;
  2. prévoir un appui multisectoriel pour renforcer les stratégies de croissance des ménages13 ».  

L’agriculture paysanne  retrouve donc grâce aux yeux des bailleurs.

Le projet national remis en selle

Par ailleurs, l’accent mis récemment par la Banque Mondiale, le Fonds Monétaire International sur des critères tels que la gouvernance, la lutte contre la corruption n’est autre qu’une manière détournée de reconnaître le rôle fondamental et incontournable de l’Etat dans la conduite de l’économie. L’Etat qui était à démanteler et/ou à réduire retrouve donc droit de cité, comme le postule le projet national.

Mais ce n’est pas seulement de l’échec de l’autre que se recommande le projet national.
Le concours d’innovation sociale, organisé par la CEPAL et la Fondation Kellog et ouvert à tous les pays d’Amérique Latine et de la Caraïbe, lui a permis de démontrer sa vitalité, sa pertinence. En effet, sur 1600 projets présentés à l’édition 2005, c’est un projet haïtien, LET-A-GOGO de Veterimed, qui a remporté le premier prix. Les critères sur lesquels se base le jury sont significatifs : « l’impact sur les communautés, la possibilité du projet de s’étendre et de  se multiplier, la création d’un capital social et la capacité de générer des revenus pour les producteurs des pays du Sud».14

LET-A-GOGO constitue un projet intégré qui regroupe plusieurs types d’acteurs – paysans producteurs de lait, vétérinaires, techniciens de Veterimed – pour la production, la transformation et la commercialisation de lait et de produits laitiers, dont le lait pasteurisé et le yogourt. La majorité des actionnaires sont des petits paysans opérant parfois  à partir d’une ou deux vaches qui pourraient par ailleurs  ne pas leur appartenir. «Ces producteurs ne sont pas de simples vendeurs de lait mais de véritables actionnaires dans le réseau, qui bénéficient des avantages découlant de la transformation du produit. Car l’objectif du projet, a précise Michel Chancy, est de résoudre les problèmes sociaux a partir du business»15.

En d’autres termes,  en dépit des difficultés que l’on sait, le projet national a pu ainsi réaliser une percée significative, donner un aperçu de son potentiel et offrir des éclairs lumineux au continent tout entier16.

Entre temps, l’agriculture traditionnelle a été créditée de nouveaux atouts. Longtemps considérée comme «arriérée», parce que pauvre en utilisation d’engrais chimiques, de pesticides et autres, elle est maintenant devenue «biologique», donc digne d’intérêt et recherchée en tant que telle. De contrainte ou obstacle, elle est devenue opportunité. On n’a plus à avoir honte de nos paysans parce que n’utilisant guère d’intrants chimiques. Le traditionnel est ainsi devenu moderne.

Cet épisode achèvera-t-il de nous convaincre de réviser notre conception ainsi que la manière d’aborder les notions de modernité et de modernisation?

Peut-être aurait-on pu, avant même sa consécration comme mode internationale, valoriser cette agriculture, en faire notre marque déposée et en organiser l’exploitation au niveau des marchés mondiaux appropriés. Mais cela implique que nous nous engagions résolument dans la recherche et l’identification de nos véritables ressources, de nos véritables avantages comparatifs, de nos véritables atouts. Dans cette perspective, il est heureux que l’Université haïtienne commence à se lancer formellement dans un programme de recherche sur les ressources et les  savoirs locaux. Devraient y trouver leur place les pratiques, les savoirs, les savoir-faire originaux et  positifs de la population haïtienne en matière notamment de pratiques culturales, de médecine traditionnelle,  de gestion d’entreprises par des analphabètes, de techniques et matériaux de construction, de conservation d’aliments, de gestion de conflits, etc...17

Aujourd’hui, 20 ans après le 7 février 1986

Sur un autre registre, des voix  multiples et diverses s’élèvent de tous les horizons et de tous les secteurs sociaux, y compris des élites traditionnelles, pour clamer leur conviction de la nécessité qui d’une «Conférence Nationale», qui d’un «Dialogue National», qui d’un «Nouveau Contrat Social». La dernière proposition en date dans ce sens réclame un «Plan National de Développement pour 25 ans». Toutes ces formulations disent une seule chose : l’urgence de dégager (ou de renouveler) une vision commune de ce que nous voulons et devons faire de ce pays dont nous sommes tous les fils et les ayant-droits et la conscience qu’en ont de plus en plus de compatriotes.

De sorte que, aujourd’hui, en 2006, le moment est propice pour la relance du projet national, conformément à la Constitution de 1987. Mais d’un projet national renouvelé, qui tienne compte des changements intervenus durant ces 20 dernières années à tous les niveaux de la société haïtienne, de sa diaspora et de l’environnement international.

Au  moment où  nos tuteurs souhaitent nous considérer comme un «Etat failli» ou un «Etat en voie d’extinction»18, il est plus que temps que se ressaisissent et que se regroupent toutes ces forces, toutes ces énergies qui s’étaient si généreusement investies dans l’élaboration de ce projet national, et toutes celles qui, de bonne foi,  avaient préféré l’autre approche mais qui en reviennent déçues et désillusionnées. Et qu’ensemble, à nouveau, ces forces donnent corps au projet national, l’actualisent et l’imposent pour reprendre le processus de construction  de l’Etat et de consolidation de la nation dont il faut recouvrer au plus vite la souveraineté. 

De sorte qu’aujourd’hui, 20 ans après le 7 février 1986, toutes les espérances demeurent,  malgré tout,  permises.

Notes

  1. L’ouvrage «Néo-Libéralisme, Crise Economique et Alternative de Développement»  en traite largement dans sa Troisième Partie intitulée: «Stratégie de Reconstruction Economique et Sociale. Analyse et Recommandations », pp. 163-208. Voir également «Le Programme Economique 1996-1999», in «Politique Economique en Haiti/ Rétrospectives et Perspectives», chapitre premier, pp. 13-42.
     
  2. Les elections de 1987 allaient être gagnées à tous les niveaux  par le «Front National de Concertation» (FNC) qui était constitué de l’ensemble des partis politiques, associations et mouvements sociaux  promoteurs du projet national et de la Constitution de 1987.
     
  3. Le premier gouvernement Lavalas, version  1991, était la continuation du FNC de 1987, devenu entretemps FNCD (Front National Pour le Changement et la Démocratie). Bon nombre de ses actions s’inscrivaient dans la ligne du projet national ; entre autres : le redressement des entreprises publiques nationales au lieu de leur privatisation, la lutte contre la contrebande, laquelle ne pouvait  plus être utilisée en guise de libéralisation du commerce exterieur (les recettes douanieres avaient augmente de 50% durant la période fevrier – septembre 1991).
     
  4. Sur l’EERP, voir encore « Néo-Libéralisme, Crise Economique et Alternative de Développement  », pp. 240-254.
     
  5. Banque Mondiale. « Haiti : Développement Agricole et Rural » Mai 2005, pp. 14-15.
     
  6. «La Situation Economique et Sociale d’Haiti en 2004», PNUD,  Port-au-Prince, Haiti, Août 2005.
     
  7. Voir à ce sujet notre ouvrage intitulé: «Politique Economique en Haïti / Rétrospectives et Perspectives» (pp. 34-35, 147-165).
     
  8. C’était du moins l’opinion ouvertement exprimée par plusieurs participants lors d’une Conférence organisée conjointement par l’Association des Economistes de la Caraibe et l’Association Haitienne des Economistes sur la privatisation en  mars 1998.
     
  9. Voir «Le Nouvelliste» du 5 janvier 2006: «Un pas de géant», pp. 7, relatant la cérémonie marquant l’augmentation substantielle  du capital de la banque. A cette occasion, le ministre de l’Economie et des Finances, Monsieur Henry Bazin, a tenu à souligner «les 500 millions de gourdes proviennent des profits nets cumulés depuis 1999 par la banque et qui ont permis la multiplication par 20 du capital, soit la plus forte progression enregistrée dans le système bancaire haitien».
     
  10. Banque Mondiale, op. cité, pp. 6.
     
  11. Ibid, pp. 7.
     
  12. Ibid
     
  13. Ibid, pp. 8.
     
  14. Rock André, «Let-a-gogo: les secrets d’une initiative réussie» dans «Le Matin» du 22-26 décembre 2005, pp. 12.
     
  15. Ibid
     
  16. L’annexe 1 publié en page… donne plus de détails sur cette importante initiative.
     
  17. Voir à ce sujet le programme de recherches de l’Université d’Etat d’Haïti sur les savoirs locaux en général et la médecine traditionnelle haïtienne en particulier.
     
  18. Quelques jours avant sa prise de fonction en tant que Représentant Spécial du Secrétaire Général des Nations-Unies en Haïti et chef civil de la MINUSTAH, Monsieur Juan Gabriel Valdez déclarait que «Haïti est un Etat en voie d’extinction».

boule

Viré monté