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Caractéristiques d’une société

Culture haïtienne: connaissances, instruction, savoir

Par  Gysèle Apollon

Gysèle Apollon

Le code exigeant et difficile de l’amitié en Haïti auquel on se réfère pour trouver une solution presqu’à chaque cas, est, à l’analyse, responsable en grande partie, de ce qui est mauvais dans notre société.

Toute la structure sociale du pays repose sur une double assise: la parenté qui se tisse jusqu’au degré le plus éloigné et l’amitié qui naît de toutes sortes de rencontres. C’est pour cela que, confronté aux contraintes découlant de la curieuse institution de l’amitié telle qu’on la conçoit en Haïti, on appréhende de rencontrer un embrouillamini de problèmes.

Dans un pays à tradition orale, un document écrit ne rentre pas facilement dans la mentalité du milieu. Il est donc difficile d’amener un Haïtien à admettre l’importance d’un contrat. Cet acte juridique fait peur et est considéré comme un manquement surtout si le futur partenaire est un parent ou un ami.

Qu’est-ce qu’un contrat? C’est un accord officiel passé entre deux ou plusieurs personnes pour fixer les règles et les conditions requises pour la création d’une entreprise et définir les critères de base de la mise en commun des ressources. Autrement dit, quand deux personnes ou un groupe de personnes décident de se mettre ensemble dans un intérêt commun, différent dans la poursuite des bénéfices, il est indispensable qu’un texte écrit fixe les garanties fondamentales et les règles de fonctionnement de cette association que les partenaires se trouveront dans l’obligation de respecter.

Pour ce faire, il y a lieu de prévoir des statuts et de recourir aux bons offices d’un avocat ou d’un notaire, enfin d’un homme de loi qui a la compétence pour élaborer et établir de manière stable ce qui est essentiel à la bonne marche de l’affaire. Il servirait aussi d’arbitre pour régler les points litigieux et le sens particulier qui pourrait résulter des interprétations selon les particularités de l’entreprise et la manière de penser des parties contractantes.

Pourtant, il existe un climat de méfiance de ce qui est mentionné par écrit entre les différentes parties ou catégories sociales évoluant dans le système le plus souvent composés d’Haïtiens très appréciés dans leur champ professionnel. Cet état d’esprit dans la conduite ou le comportement moral de l’Haïtien est l’effet d’un ensemble d’éléments qui déterminent sa manière d’être ou d’agir.

Or, il n’y a pas d’effet sans cause. Cette disposition à soupçonner la malignité chez les autres l’amène à se conduire de telle façon qu’il conviendrait de rechercher les causes et de remonter aux expériences vécues telles qu’elles sont ressenties par le sujet avec le souci de  considérer la réalité des faits.

Maintes réflexions et recherches nous ont amenés à découvrir qu’il est fort possible que l’effet de l’héritage colonial douloureux qui a eu pour cause le marronnage, soit à la base de cette façon de faire. Pourquoi résisterait-on effectivement à une pratique qui nous a si bien réussi durant l’esclavage? En marronnant, l’esclave devenait libre d’agir à sa guise et n’était obligé d’observer aucune discipline.

L’Haïtien a considéré pendant longtemps que «le salut est dans la fuite» et a associé l’idée de travail à celui de l’esclavage. Par conséquent, un acte sur lequel il aurait apposé sa signature pour attester la vérité des assertions qu’il contient ou la sincérité de l’engagement pris, l’enchaînerait s’il lui arrivait de trouver une proposition plus alléchante, c’est-à-dire où il n’y aurait pas grand-chose sinon plus rien à faire. Il préfère exercer une profession sans titre qui servirait de preuve, le cas échéant, car il a l’intention malhonnête de se faufiler à la première occasion qui se présentera n’ayant aucun respect de la parole donnée.

À ce manque d’éthique, il faut ajouter notre degré d’analphabétisme ou plutôt notre manque d’instruction. Même parmi ceux qui ont fréquenté l’école, de rares échantillons ont seulement reçus un vernis de culture. Le nombre d’alphabétisés a beau augmenter graduellement, on rencontre très peu de «lettrés» qui ont une perception plus ou moins claire de l’importance de n’avoir qu’une seule signature, de même qu’un individu n’a qu’une seule empreinte qui ne peut être confondue avec aucune autre.

Les marques laissées sur le papier par les sillons de la peau du pouce imbibé d’encre de chaque individu sont personnelles et désignées sous le nom d’empreintes. C’est pour cela qu’il est demandé à celui qui ne sait ni lire ni écrire, d’apposer son pouce imprégné d’encre au bas d’un document pour garantir son authenticité. En d’autres termes, qu’il faut prendre l’habitude de toujours signer son nom de la même façon.

Certains poussent cette attitude hostile – je dirais même cette allergie – à tenir une plume à un point tel que, pour remplir un simple formulaire à l’immigration ou dans un avion, ils requièrent les bons offices d’un passager occupant le siège voisin. D’autres encore n’écrivent que leur prénom jusque sur les estampilles dans les banques et l’administration publique.

Il va sans dire que cette catégorie d’«alphabétisés» n’est pas en mesure de comprendre le sens d’un texte juridique et, par-dessus le marché, a une tendance à se vexer trop facilement si, d’aventure, elle était classée dans les rangs des «marrons du syllabaire». Elle est capable de développer un ressentiment qu’on garde d’une offense, d’une injustice.

D’autres enfin, particulièrement ceux de la classe paysanne, accordent tellement une prédominance au spiritualisme sur le rationalisme, qu’ils ne s’inscrivent pas sous leur vrai prénom quand ils vont s’engager pour un emploi comme gens de maison par exemple. Une croyance justifie ces  motivations inconscientes: la peur qu’un être nuisible (imaginaire ou incorporel comme les revenants, les fantômes, les loup garous que sais-je?), un esprit quoi! qui, selon la superstition populaire, ne puisse s’en servir à des intentions malfaisantes.

À l’autre bout de l’échelle, d’autres comportements suscitent quelques commentaires. Certain patronyme connu de la place pour son influence dans la politique ou qui a pignon sur rue dans le commerce, peut manifester quelque irritation, voire même du mécontentement, lorsqu’il est obligé de s’identifier dans un lieu public, et se sentir blessé dans sa dignité s’il lui est demandé de produire une pièce d’identité pour justifier ses dires.

Ce culte de la personnalité est perçu à deux niveaux. Tel camarade de classe s’en retrouve mortifié et garde comme une offense de n’avoir pas été reconnu de prime abord par un de ses compagnons d’études. Ce dernier, qui l’a perdu de vue pendant plus d’une vingtaine d’années, est d’ailleurs fort embarrassé d’avoir le nom dans la tête et devant lui la tête sans le nom.

Une telle manière d’être dénote le caractère rancunier et ombrageux de l’Haïtien. L’histoire raconte que Cicéron lui-même, dont l’éloquence des plaidoyers et discours a servi de modèle à toute la rhétorique latine, de retour à Rome après avoir été banni pendant plusieurs années, a reconnu, devant l’indifférence complète de ses interlocuteurs, combien il avait sombré dans l’anonymat quand il déclinait son nom.

Une fois en terre étrangère, l’Haïtien doit faire preuve d’ingéniosité pour se tirer d’affaire; se «débrouiller» - pour parler familièrement - par ses propres moyens et endurer avec patience et courage ce qui lui est pénible, comme, par exemple, d’être un inconnu. Il ne peut tolérer l’attitude de son voisin de palier qui l’ignore ou qui manifeste à son égard une quelconque froideur. Il ne peut supporter que la petite fenêtre sur «moche» du énième étage d’un immeuble ordinaire soit son unique horizon et rêve d’avoir sa maison. Il est bien obligé de signer des papiers un nombre incalculable de fois… et prend alors la mesure de son ignorance, de son crétinisme et de son insubordination. Il revoit les années passées au pays et de son âme tendre et naïve jaillit des accents au souvenir de sa jeunesse folle: «Ho! Dieu, si j’eusse étudié… À peu que le cœur ne me fend.» Tout repasse devant ses yeux. Il découvre qu’on est bien chez soi, se lamente et que «son île au soleil est un paradis entre ciel et terre.»

Qu’est-ce à dire sinon que c’est pour se faire reconnaître que l’Haïtien revient au pays? Est-ce pour cette raison que la chanson «Haïti chérie…» est considérée comme notre second hymne national?

L’Haïtien est une exception?  Un cas?  Si cela se trouve, cette vision particulière d’un style de vie se reflète chez un autre insulaire qui subit la même portée émotionnelle par suite de son incapacité de répondre sur-le-champ de façon adéquate au choc provoqué par le fait d’être véritablement comme un corps étranger en contact avec le monde extérieur.  Il faut avoir la peau lisse, savoir nager et sauter comme une grenouille quand il le faut, parfois entre deux eaux.

Enfermé  dans son île, entouré d’eau de tous côtés, l’îlien a l’habitude de l’isolement. Il pousse naturellement à l’instar de Tarzan et, s’il n’est le héros d’aventures fabuleuses, est libre de gueuler tout son saoul sur un carreau de terres et de pousser des exclamations susceptibles de réveiller un mort. Occupé à sauvegarder sa liberté, il se développe, faisant fi de tout civisme, en dehors des règles et des mécanismes courants, ce qui évite toute peine inutile. Par droit et par raison, il est maître en sa maison.

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