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Ce que parler veut dire en Haïti

Fabian Charles

Lecture par Bernard Pivot de Pays Sans Chapeau, de Dany Laferrière: «On est chez soi que dans sa langue maternelle et dans son accent. Il y a des choses que je ne saurais dire qu’en créole. Parfois ce n’est pas le sens qui compte, ce sont les mots mêmes pour leur musique et la sensualité qu’ils dégagent, tu comprends? Il y a des mots que je n’ai pas employés depuis vingt ans, je sens qu’ils manquent à ma bouche. J’ai envie de les rouler dans ma bouche, de les mastiquer avec mes dents et de les avaler. J’ai faim de ces mots Philippe1

Puis intervention de Laferrière dans l'émission: «Ah oui tout à fait, et là c’est une question très grave. J’ai vécu 22 ans à peu près dans une autre langue. Je me suis fait des amis parce que le Québec, je tiens à le dire est un pays extraordinaire, exceptionnel. Je suis né en Haïti mais je suis né écrivain au Québec. J’ai écrit mon premier livre et tous mes livres là. L’affaire c’est que vous avez des amis et ils ne connaissent aucun son de votre langue. Cela fait 22 ans que vous connaissez des gens et jamais ils n’ont entendu votre vrai son, le son profond. Et c’est quelque chose... j’ai envie de leur dire: «il faut écouter ma langue!», si vous ne pouvez comprendre comment on dit mwen renmen ou, mwen ta renmen pale avè ou, karese w, gen tout kè m pou ou. Si vous ne pouvez pas comprendre cela, il y a quelque chose qui manque. C’est comme si c’est une moitié de moi-même qui vous parlait, la moitié francophone. C’est pour cela que dans le grand combat au Québec sur la langue, je suis toujours très distant sur la langue française. Parce que, il y a quelque chose en moi qui est un peu triste. Je dis, je ne sais pas si je dois défendre la langue française puisque pour vous parler j’ai dû tuer ma langue, ma propre langue, le créole. Et personne ne m’a jamais dit mes condoléances.»

Lorsque qu’un écrivain comme Dany Laferrière, membre de l’Académie Française, qui est né en Haïti et qui a passé sa jeunesse dans ce pays, participe en 1999 à l’émission de Bernard Pivot qui portait sur le rapport que les écrivains ont avec la langue française à l’extérieure de la France, il témoigna dans cette émission combien le rapport qu’il a eu avec la langue française était difficile en s’installant au Canada. Dans cette émission, l’écrivain haïtiano-canadien qui a la langue créole pour langue maternelle, a montré comment il vivait un conflit intérieur entre la langue française qui est la langue du Québec et la langue créole qui est sa langue maternelle. Jusqu’à ce que, à force de parler français, il a fini par tuer sa propre langue, le créole, qui d’après ce qu’il a dit, était sa langue intérieur, sa vraie langue.

Nous pouvons nous demander, comment se fait-il que parler une langue, puisse réussir à tuer une autre langue dans l’esprit de cet écrivain, et pour aller plus loin dans notre recherche, ce que ces deux langues représentent pour les haïtiens, pendant qu’ils ont pour la plupart la langue créole comme langue maternelle et qu’ils peuvent être en contact un jour ou l’autre avec la langue française qui est l’autre langue officielle d’Haïti. Ainsi, nous n’allons pas faire une analyse sur la langue en elle-même. Mais nous allons plutôt nous servir de la sociologie pour analyser ce que cela implique lorsque les haïtiens parlent français ou bien parlent créole dans leur société.

D’après ce que nous pouvons constater, dans la situation actuelle, dans divers endroits en Haïti, la langue française et la langue créole cohabitent, et la plus grande partie des documents lus et écrits, qu’il s’agisse de romans, de manuels pédagogiques ou bien de documents produits par d’autres institutions que nous ne citerons pas, sont en français. Mais nous pouvons constater aussi qu’il y a eu beaucoup d’efforts pour soutenir la langue créole, surtout dans les documents officiels et dans les échanges oraux des politiciens et ceux des journalistes. Cela n’était pas toujours ainsi.

Nous pouvons dire, si nous voulons prendre deux positions contraires qui se manifestent dans la société, sans que cela ne veuille pas dire qu’il ne puisse pas y avoir d’autres positions. Nous pouvons dire que ceux qui veulent conserver la langue française en Haïti déploient comme argument que la langue française est un butin de guerre pris contre la France et que c’est cette langue qui nous permet de nous ouvrir sur l’échelle internationale. Et nous pouvons dire aussi, que ceux qui veulent changer cette situation et donner au créole une place centrale, déclarent que le français ce n’est pas notre langue maternelle ou bien que c’est une langue étrangère, donc elle ne devrait pas jouer ce rôle aussi important dans notre société.

Alors, pour poser cette problématique, nous allons tenter de faire une analyse indépendante et originale pendant que nous consulterons des travaux d’autres sociologues et d’autres spécialistes pour bien asseoir les idées que nous proposons. Nous allons consulter principalement l’ouvrage de Pierre Bourdieu qui a écrit un texte qui s’intitule Ce que parler veut dire, pendant que nous nous poserons cette question: Qu’est-ce que parler veut dire en Haïti?

Bien entendu, nous ne pourrons pas aborder tous les aspects de la question dans cette dissertation. Nous allons donc aborder le sujet en deux grandes parties, la première partie c’est ce que parler français veut dire en Haïti et la deuxième c’est ce que parler créole veut dire en Haïti.

Dans la première partie que nous allons diviser en trois points, nous allons voir ce que nous entendons par langue légitime et si nous pouvons donner à la langue française ce titre, quel sens symbolique que cela implique dans le champ social haïtien, et la violence symbolique que cela pourrait effectuer sur une langue qui ne serait pas légitime, et aussi, quel est le statut légal et académique de cette langue.

Dans une deuxième partie, nous allons faire la description de ce qu’on appelle langue populaire et voir de quelle manière il y a des individus qui classent la langue créole dans cette catégorie alors que la langue créole est la langue de tous les haïtiens, nous allons aussi montrer quels sont les problèmes de légitimité de la langue créole au niveau international puis nous allons nous demander qu’est ce qui empêche que la langue créole ait plus de valeur dans la société haïtienne.

Langue légitime

La langue légitime c’est la langue que les principaux groupes de la population acceptent comme langue de pouvoir, c'est-à-dire la langue qui a plus de droit que d’autres pour assurer la fonction de l’ascension sociale et de la valeur publique de ce qu’une personne dit.  En effet, dans toute société, il y a une différence entre la langue du pouvoir et la langue que tous les membres de la société parlent2. Pour que le pouvoir puisse établir sa domination, il s’établit une différence entre sa langue et la langue de la masse de la population. Et cela demande que pour qu’un membre de la population puisse arriver au pouvoir, il lui faut maitriser cette langue.

Nous pouvons constater que cela aboutit à un rapport dominant/dominé entre un groupe social qui détient le pouvoir, qui parle une langue que l’autre groupe dominé dans la population ne parle pas. Ce n’est pas forcément un rapport entre 2 langues différentes telles que l’espagnol et l’anglais sont deux langues différentes. Mais, ce rapport dominant/dominé peut se faire aussi dans les différentes manières de parler une langue. Nous pouvons prendre pour exemple, et ceci existe dans toute société, que le groupe de la population qui a un meilleur niveau académique et qui a plus de faciliter que l’autre groupe pour arriver au pouvoir, ne parle pas de la même manière que la situation de la majorité des gens qui sont en situation de dominés, et ceux qui sont dominés n’avaient pas la même chance d’avoir le niveau académique du groupe dominant. Cela veut dire que la langue légitime, c’est langue du groupe de la population qui est au pouvoir, donc c’est la langue du groupe de la population qui a fait le plus d’études.

Nous pouvons confirmer d’après ce que nous venons de dire que dans la société haïtienne, la langue légitime est la langue française, parce que c’est elle que les institutions académiques diffusent. En effet, un autre critère qui peut nous faire voir que la langue française est la langue légitime en Haïti, c’est sa place comme la langue que l’Etat utilise depuis le commencement de l’histoire du pays. D’ailleurs, le premier papier que l’Etat à publier pour déclarer son indépendance politique a été écrit en français. C’est l’Etat qui a le monopole pour déclarer ce qui est officiel dans un pays. Ainsi, depuis 1918, sous l’occupation américaine, l’Etat a déclaré la langue française comme langue officielle d’Haïti, et c’est dans cette langue que la plupart des documents que l’Etat produit sont écrits. La constitution de 1918 dit que: «La langue française est langue officielle. Son usage est obligatoire dans l’administration et dans la justice». Même si la langue créole est devenue une langue officielle depuis la constitution de 1987, nous pouvons constater que dans les domaines de l’administration et de la justice, c’est toujours la langue française qui est plus utilisé que la langue créole en ce qui concerne les documents écrits. Ce qui fait que, malgré que la langue créole soit devenue une langue officielle en Haïti, la langue française reste toujours la langue légitime du pays.

Mais nous ne devons pas oublier, qu’en termes de sociologie, qu’une langue légitime ne veut pas dire qu’elle est naturellement légitime, la légitimé d’une langue c’est parce que la société l’accepte comme langue légitime, cela ne veut pas dire que cette situation ne peut pas changer. En effet, il y a une différence fondamentale entre une loi sociale et une loi naturelle: une loi sociale peut changer à travers l’histoire même si on la prend pour une loi naturelle. C'est-à-dire, ce qu’une société prend à une certaine époque pour une loi naturelle alors qu’il s’agit d’une loi sociale peut être ce que cette même société  prend pour une loi qui n’est pas naturelle  dans une autre époque parce qu’à ce moment les normes sociales auront changées. Le plus bel exemple que nous avons de ce changement de norme sociale qu’on prenait pour une norme naturelle est l’esclavage, que la société à l’époque esclavagiste prenait pour une norme naturelle qui ne pouvait pas changer alors que c’était une norme sociale.

Les colons se basaient même sur les théories d’Aristote qui disait que ceux qui sont esclaves le sont par nature. Et pourtant, l’esclavage n’était pas une norme naturelle pour le peuple haïtien qui avait réussi à briser ses chaines il y a de cela plus que 200ans. Cela veut dire que l’esclavage n’était pas une norme naturelle, mais que c’était une norme sociale: personne n’est esclave par nature. C’est de la même manière que ce n’est pas parce que ceux qui sont au pouvoir déclarent que le français est la langue légitime en Haïti qu’elle le restera ainsi tout le temps. Ce n’est pas une norme naturelle qui fait que le français est langue légitime en Haïti mais c’est une norme sociale, et les normes sociales sont là pour un temps dans la société, les normes sociales changent.

Violence symbolique

Nous profitons de cette comparaison entre la situation de la langue française en Haïti et la situation de l’esclavage en Haïti pour signaler que ces deux situations ne sont pas jumelles. Si dans le cas de l’esclavage, il s’agissait d’une violence matérielle sur le peuple haïtien, nous ne pouvons pas dire que dans le cas de la langue française qui n’est pas matérielle elle-même, qu’il s’agit du même type de violence. Mais nous pouvons quand même dire que dans le cas de la langue français, en matière de sociologie, qu’il s’agit d’une violence symbolique sur la plus grande partie de la population haïtienne. C’est d’abord ce type de violence que les gens subissent lorsqu’il s’agit de discrimination sociale aujourd’hui. En effet, la violence symbolique est la force que la population dominée subit quand elle pense que la culture du groupe qui la domine est plus légitime que sa propre culture. Ce n’est donc pas la langue française en elle-même qui fait la violence mais c’est son utilisation par les groupes sociaux.

Et là, nous avons affaire à un problème mental, nous sommes dans le dossier de la psychologie de la personne dominée. C’est ainsi qu’un psychiatre tel que Frantz Fanon fait l’analyse de cette domination mentale. Il y a un exemple qu’il donne qui peut faire rire: c’est un Martiniquais qui arrive en France et qui fait attention à sa langue plus qu’il ne le devrait pour ne pas commettre d’erreur. Pour qu’il puisse montrer qu’il sait parler français comme les Blancs, cela fait qu’il entre dans un restaurant et qu’il s’écrie: «Garrrçon! Un vè de biè.» C’est parce qu’il est complexé qu’il a agit ainsi. Ses complexes lui ont fait faire une correction de trop, c’est ce qu’on appelle le phénomène de l’hypercorrection. Quand le Martiniquais parle créole, il n’a pas l’habitude de prononcer les «r». Ainsi, dans la crainte de ne pas les prononcer du tout, il les prononce trop. Cette hypercorrection nous montre la violence sur langue du dominé qui est une violence mentale, ses complexes lui ont fait ressentir devant les Blancs qu’il ne parle pas une langue légitime, il pensait qu’il était inférieur, les circonstances ont fait qu’il devienne ce que l’auteur appelle l’homme Noir qui veut parler comme le Blanc.

Nous avons décrit la condition d’un Martiniquais qui était plus habitué à parler créole qu’à parler français et qui arrive dans la société française avec un complexe qui lui fait penser que sa propre langue n’est pas légitime, et qu’il se fait violence sur sa propre langue pour pouvoir ressembler au Blanc. Nous pouvons dire aussi, que cette violence se manifeste aussi dans la confrontation entre la personne qui parle le créole dans son propre pays et la personne qui parle le français. Nous pouvons dire que lorsque quelqu’un qui sait parler français se trouve face à face avec quelqu’un qui ne sait pas parler français, la personne qui sait parler français a un capital symbolique en plus, le capital symbolique c’est l’accumulation de prestige et de titres que quelqu’un possède dans une société. Quand quelqu’un parle français, cette personne parle la langue légitime, elle se donne du prestige parce qu’elle parle la langue du pouvoir et donc elle donne l’impression qu’elle est dans un plus haut niveau social que la personne qui n’a pas l’habitude de parler français.

Il ne faut pas s’étonner lorsqu’on entend quelqu’un qui parle français déclarer en français au milieu d’une réflexion en créole: «Je suis un intellectuel». C’est parce que la langue légitime pour défendre une théorie intellectuelle c’est la langue française pendant que la langue créole n’est pas qualifiée. Nous pouvons prendre pour exemple, qu’il est difficile pour une université haïtienne d’accepter aujourd’hui une thèse ou bien un mémoire écrit en créole. Malgré cela, le peuple haïtien a formé quelques paroles que nous pouvons exprimer sous forme de proverbe ou bien sous forme de réplique pour la légitime défense contre cette violence symbolique, comme «parler français ne veut pas dire avoir de l’esprit pour autant» ou bien «tu ne fais que parler français!».

Ces deux répliques ont la même fonction. Comme nous l’avons montré précédemment, la personne qui parle français est celle qui prétend être intellectuelle, qui prétend avoir de l’esprit. Et pourtant, parler français seulement n’est pas un critère véritable pour déterminer si une proposition est vraie ou ne l’est pas. C’est ce qui nous montre encore que nous avons affaire à une violence symbolique. C’est ce que Bourdieu appelle dans la page 327 de Langage et pouvoir symbolique, un abus de pouvoir. Platon parlait déjà de cela lorsqu’il dénonçait les abus de pouvoir à son époque, qu’on apprenait à faire chez les enseignants de rhétorique, c’est ce qui s’appelle la sophistique. La sophistique c’est quand la langue du pouvoir établit sa domination sans rien signifier, sans que le discours ne reçoive pas de questions de la part de celui qui l’entend. Cela veut dire que celui qui entend ou bien lit le discours n’a pas une compréhension claire de ce que la personne qui est au pouvoir a dit. C’est de la littérature pour la littérature. Ainsi, quand les gens parlent français, ils sont capables de faire une violence symbolique sur ceux qui n’ont pas l’habitude de parler français parce qu’ils parlent une langue qui est, dans cette société, en elle-même légitime, et qui peut s’imposer sans rien dire.

Cela arrive que la violence symbolique se manifeste comme une violence mentale. Ceux qui subissent la violence symbolique dans la société reconnaissent cette violence symbolique comme légitime et donc cette violence les met dans une situation dans laquelle ils n’ont pas conscience qu’il s’agit d’une violence et cela a des conséquences au niveau psychologique. Certains exemples peuvent nous faire voir cela. Un exemple qui nous montre aussi qu’il s’agit d’une violence psychologique c’est que cela crée un traumatisme chez certains enfants quand on leur dit que la langue créole n’est pas vraiment une langue, que la langue qu’ils parlent est un mauvais français. Cela crée un blocage psychologique qui produit de l’échec dans plusieurs domaines de la vie de ces enfants, à commencer par l’école.

Ce problème psycho-social, Frantz Fanon nous en donne encore un bel exemple dans son premier livre, Peau noire masques blancs. C’est quand Césaire est allé donner une conférence en français en Martinique et qu’une femme s’indispose dans le public. L’explication donné par l’assistance à cet événement symbolique et dont un ami de Fanon témoigne est que «le français était tellement chaud que la femme s’est indisposé», c’est ce que l’auteur appelle la puissance du langage. Il y a quelque chose d’autre que nous savons dire en Haïti en rapport avec nos langues c’est «créole c’est la langue racine, français c’est la langue achetée». Ce mot «achetée» a un sens ici qui veut aussi dire mauvais esprit qu’on doit servir lorsqu’une mauvaise chose nous arrive. C’est ainsi que ces 2 exemples nous montrent que la violence symbolique a pour conséquence une violence mentale, qui fait que ceux qui la subissent en sont inconscients et sont sous une domination psycho-sociale. De toutes manières, c’est ainsi que la conscience sociale le comprend. Ainsi, le rôle du sociologue est de révéler à la société ce que tout le monde sait déjà  mais qui n’est pas conscient quand ils subissent la violence. Nous pouvons à ce moment révéler les relations sociales qui lient tous les membres de la société. Nous avons pris pour exemple, les phrases mentionnées plus haut qui illustrent la thèse que nous défendons qui est ce moment où la conscience sociale se défoule.

Statut légal et politique de la langue française

Après avoir montré comment s’effectue la domination psycho-sociale dans la société haïtienne à travers la violence symbolique du pouvoir, nous pouvons montrer aussi que le pouvoir établit sa domination en question de langues à travers la loi. En effet, le pouvoir n’établit pas seulement sa domination à travers les normes sociales, il établit sa domination  aussi à travers les lois inscrites dans la constitution du pays. C’est ainsi qu’à l’article 5 de la constitution haïtienne, sévit un problème logique que le professeur Michel Degraff du département de philosophie et linguistique du MIT nous révèle dans un texte en créole intitulé An nou sèvi ak lang kreyòl la pou bon jan edikasyon ak rechèch ann Ayiti. La première phrase de l’article de la constitution dit: «Tous les Haïtiens sont unis par une Langue commune: le Créole.» et la deuxième phrase dit «Le Créole et le Français sont les langues officielles de la République.» Cela veut dire que l’article nous dit pourquoi la langue créole est langue officielle, sans nous dire pourquoi la langue française est présente dans cet article. C’est ce qui fait qu’à travers la sociologie, nous pouvons montrer que cet article de la constitution entre dans un contexte social. Degraff nous le dit bien: «nous pouvons sentir la charge idéologique et la pression politique qui vient créer ce déséquilibre entre ces deux phrases». Nous pouvons voir clairement que si la langue créole est la seule qui unit tous les haïtiens, la langue française est la langue d’une minorité de la population qui impose cette langue comme langue légitime.

Mais, nous ne devons pas oublier non plus, que cet article inscrit dans la constitution du pays, représente un grand changement par rapport à celle d’avant. En effet, c’est la première fois que la langue créole devient langue officielle d’Haïti. Ce changement a été effectué pendant que nous sortions de la dictature pour entrer dans la démocratie. Nous pouvons comprendre qu’avant cela, les politiciens n’avaient pas besoin de parler créole puisque comme il n’y avait pas de suffrage universel direct, le pouvoir n’avait pas besoin que le peuple le comprenne pour que la population puisse voter. Il n’avait pas besoin de communiquer avec le peuple parce qu’il réussissait à imposer son dictat dans la langue française. Comme nous l’avons vu précédemment, la langue légitime est capable de s’imposer pour elle-même, les discours des politiciens se faisaient donc en français. Après 1986, date qui représente la fin de la dictature en Haïti, les discours des politiciens se sont fait de plus en plus en créole. Ce qui fait qu’aujourd’hui, cela n’aurait aucun sens et cela serait drôle qu’un politicien fasse tous ses discours officiels en français. C’est ce qu’on appelle un changement de norme sociale. La norme sociale sur la langue a changé en Haïti avec la nécessité de la démocratie, c'est-à-dire avec la nécessité de donner à l’ensemble de la population plus de pouvoir politique.

Néanmoins, même si on se sert moins de la langue française pour les communications orales en terme de politique nationale, on se sert toujours de la langue française pour communiquer sur l’échelle internationale. En effet, le contexte politique international fait que le pays est obligé de s’adresser sur l’échelle internationale en français, alors que beaucoup d’autres pays communiquent sur l’échelle internationale dans la langue de la majorité de leur population. Le gouvernement haïtien s’exprime en français sur l’échelle international parce que le créole n’est pas encore légitime au niveau international. C’est ainsi que même si le créole est devenu notre langue officielle, il n’y a pas de traducteurs au niveau international pour traduire ce qu’un politicien dit en créole. C’est ainsi que l’ancien président Jean Bertrand Aristide a fait un discours à l’ONU  le 29 septembre 1992 qui était un discours bilingue, en français pour communiquer avec l’international et en créole pour communiquer avec le peuple haïtien3. Nous pouvons constater que la partie où il parle en créole n’a pas été traduite. Cela veut dire que la langue créole n’est pas encore une langue légitime au niveau international.

Comme nous le savons, parler français ne veut pas dire avoir plus d’esprit qu’un autre pour autant. Mais qu’est ce que parler français veut dire? C’est ce que nous avons essayé de montrer dans la première grande partie de ce texte, avec des références sur le plan de la sociologie et de la philosophie. Dans un premier temps,  nous avons montré que la langue française est la langue légitime en Haïti parce que c’est elle que les institutions académiques diffusent. Puis, nous avons montré que le groupe de la population qui parle français est capable de faire une violence symbolique à travers le langage qui a des conséquences psycho-sociales. Nous avons montré aussi quel est le statut politique de la langue française dans la constitution haïtienne et dans la politique nationale et internationale. Enfin, nous avons montré que nous n’avons pas affaire là à une norme naturelle; mais que nous avons affaire à une norme sociale et que les normes sociales ne sont pas éternelles, les normes sociales changent. Dans ce sens, s’il est possible que les normes sociales changent, il nous faut réfléchir sur l’autre langue d’Haïti qui est la langue créole, pour que nous puissions voir si elle est en train de devenir langue légitime en Haïti. Ainsi, qu’est ce que parler créole veut dire?

Langue populaire?

Si c’est la langue française qui est légitime en Haïti, les intellectuels, et là nous voulons parler de ceux qui produisent le plus de textes sur la question des langues en Haïti, ont tendance à catégoriser la langue créole comme «langue populaire». Mais qu’est ce que «langue populaire» veut dire? En effet, nous pouvons dire qu’ils font une séparation entre la langue créole qui serait la langue populaire et la langue française qui serait la langue de ceux qui ne sont pas du peuple. C'est-à-dire que la langue française serait la langue de l’élite et la langue créole celle du reste du peuple. Nous pouvons constater que ce sens du mot «populaire» se trouve même dans le dictionnaire en créole Vilsen. Dans ce dictionnaire nous pouvons lire que le premier sens du mot «populaire» est «masse, la masse» et l’exemple donné est «cette question n’intéresse pas l’élite, c’est une question populaire », cela voudrait dire que la langue populaire appartiendrait au peuple et non à l’élite. Nous pensons que cet usage du mot peuple ou populaire, en créole on peut utiliser le mot pèp pour traduire les deux, sort de l’idéologie de ceux qui dominent et qui veulent mettre ceux qui parlent créole seulement dans une position symbolique inférieure, négative pendant que la langue française représenterait la langue normale, la langue de la classe supérieure. Mais, cela ne vient que de l’idéologie de ceux qui dominent parce qu’en vérité, le créole n’est pas la langue d’une partie de la population seulement. Mais, c’est toute la population, quelque soit la classe sociale, qui parle le créole quotidiennement.

Cela peut nous amener à nous demander comment on arrive à parler de société bilingue quand on parle de la société haïtienne. Etant donné que quelqu’un peut vivre et communiquer pour régler ses affaires en créole dans le pays. Mais, il est difficile pour que quelqu’un règle toutes ses activités ordinaires comme prendre le bus, aller dans le marché et régler ses besoins primaires dans le pays en ne parlant et ne comprenant que le français. Si nous appelons une société bilingue parce qu’il y a deux langues utilisées dans la société, Haïti devrait être plus que bilingues pour la quantité de langues utilisées dans ce pays. Il y a des communautés où on parle l’anglais ou l’espagnol. Cela veut dire qu’Haïti ne peut pas être une société bilingue pour la quantité de langues parlées dans cette société. Mais elle est bilingue à cause du statut politique de la langue française en Haïti.

C’est ainsi que le linguiste Yves Dejean nous montre dans plusieurs textes tel que Créole, école, rationalité que si nous nous penchons sur les langues que les haïtiens parlent dans leur société, nous avons affaire à une société monolingue, parce qu’il nous faut faire la différence entre la langue apprise et la langue acquise. Même si beaucoup de ceux qui sont allés à l’école en Haïti apprennent le français, c'est-à-dire apprennent comment le lire et l’écrire, cela ne veut pas dire qu’ils sont francophones pour autant. Là où ceux qui sont allés à l’école arrivent à parler le créole aisément, ils ne parlent pas le français aussi aisément. Pour acquérir le français comme la langue créole, il faut être en contact avec de gens qui viennent de sociétés où tout le monde parle le français quotidiennement, ce qui n’est pas le cas d’Haïti.

Ce phénomène, nous pouvons l’observer aussi dans la diaspora haïtienne quand elle part à l’étranger et que la langue qu’elle tient comme langue d’expression dans la communauté, parmi les haïtiens, est la langue créole, même quand ils arrivent à acquérir une deuxième langue qui est la langue du territoire étranger où ils vivent. Nous pouvons voir, que cela soit la diaspora haïtienne dans la caraïbe ou bien aux Etats-Unis là où ils sont le plus nombreux, que cela arrive que la langue de la communauté tient est la langue créole et qu’elle est parfois transmise aux enfants. C’est ainsi, qu’avec le départ en masse des haïtiens vers Cuba, nous avons une diaspora haïtienne grossissante dans ce pays, qui compte environ 400 000 créolophones. Ces créolophones sont non seulement des haïtiens qui viennent d’arriver à Cuba, mais aussi nombre d’entre eux sont des descendants d’Haïtiens qui n’ont jamais été en Haïti mais que leur famille leur a transmis la langue qu’ils parlent dans leur communauté. C’est ce qui fait que l’Etat Cubain reconnait le créole haïtien comme deuxième langue dans leur pays après l’espagnol. Mais, cela ne suffit pas pour dire que Cuba est un pays bilingue. Ce n’est pas parce qu’il y a une minorité de créolophones que Cuba est un pays bilingue. C’est le statut politique des langues qui fait qu’on reconnait au niveau international si le pays est bilingue ou bien monolingue, même si nous avons montrer que la langue parlée dans la communauté haïtienne que cela soit en Haïti ou bien quand les Haïtiens partent et font partie de la diaspora, c’est spécialement la langue créole.

La langue créole au niveau international

Nous en profitons pour voir quelles sont les possibilités des haïtiens avec le créole au niveau international et comment cette langue peut devenir légitime en Haïti comme à l’échelle internationale, parce que comme nous l’avons vu dans la première partie de notre dissertation, c’est principalement cette légitimité qui lui manque. En effet, la légitimité des langues au niveau internationale est liée à la puissance politique des pays qui parlent cette langue. Comme le sociolinguiste Hugues Saint Fort nous le montre, dans un texte intitulé Enpòtans lang matènèl nan yon sosyete, plus un pays a de la puissance sur le plan économique, c’est plus il a d’influence sur le plan culturel, l’un ne va pas sans l’autre, c’est ainsi que les Etats-Unis qui sont devenues la première puissance politique au monde, cela fait que la langue anglaise est celle qui a le plus de légitimité au niveau internationale, et cette influence culturelle conduit à ce que ce pays occupe une place centrale dans le monde car presque tous les pays font des échanges économiques et culturels avec lui. Ces liens culturels créent un attachement avec ce pays, cela lui permet non seulement d’augmenter son capital économique au niveau international mais aussi sa puissance politique.

C’est ainsi qu’il y a un lien entre la question de la langue française en Haïti et la politique internationale de la France. En effet, l’Etat français nous encourage à préserver la langue française en Haïti parce que cela lui donne des avantages économiques dans les documents, les livres que nous produisons et autres attachements culturels qui font qu’ils peuvent garder une puissance politique en Haïti dans le cadre d’une coopération entre les pays du Nord qui doivent garder une domination culturelle et économique sur les pays du Sud. C’est ce qui fait qu’après la période globale des décolonisations dans les années 60, il advient les stratégies postcoloniales des pays du Nord pour garder des liens culturels et économiques avec les anciens pays colonisés. Cela passe par une série d’organisations internationales qui travaillent ensemble. C’est dans ce cadre qu’émerge l’OIF pour les pays francophones, le Commonwealth pour les pays anglophones, le CPLP pour les pays lusophones etc. Nous pouvons prendre comme exemple, un ancien président français, Valéry Giscard D’Estaing qui le dit clairement dans un discours prononcé le 21 Avril 1974 quand il dit: «Il existe un lien d'interdépendance entre la puissance économique d'une nation et le rayonnement de sa culture…  C'est pourquoi cette communauté linguistique et intellectuelle qu'on appelle la francophonie doit être considérée comme un élément essentiel de notre politique.» Ce que nous pouvons comprendre dans ce discours c’est qu’il y a intérêt pour les pays du Nord de garder la langue française comme langue légitime d’Haïti au niveau international parce que cela leur permet de garder une place centrale dans les échanges économiques et culturelles d’Haïti.

Il y a néanmoins eu beaucoup d’efforts en faveur de la légitimité de la langue créole au niveau national comme au niveau international, même si elle n’est pas encore une langue légitime, nous pouvons dire que la langue créole a tendance à prendre de la légitimité non seulement sur le plan national en Haïti, mais aussi, au niveau international. En effet, pour qu’une langue puisse devenir une langue légitime, il faut qu’il y ait des institutions officielles qui puissent assurer sa légitimité. Eh bien, non seulement en Haïti nous avons l’Académie du Créole Haïtien qui a été mise en place et qui devrait avoir cela comme objectif,  il y a aussi Académie du Créole Mauricien qui est en place. Quand nous savons le rôle que l’Académie Française à jouer pour rendre la langue française légitime en France et le rôle que la Real Academia a joué en Espagne pour que l’espagnol puisse devenir une langue légitime, quand ces deux pays avaient le latin comme langue légitime avant cela, nous pensons que la création de ces académies créoles peut jouer un rôle important pour rendre ces différents créoles légitimes en Haïti comme à Maurice. Au niveau international, il y a eu un grand progrès depuis l’existence de la Journée internationale de la langue créole crée par les pressions du groupe Bannzil Kreyòl , qui est un groupe de créolistes natifs. Ainsi donc, nous pensons que la langue créole a tendance a devenir légitime non seulement sur le plan national mais aussi sur le plan international. Mais en quoi est-elle encore dévalorisée en Haïti?

En quoi est-elle dévalorisée?

La principale institution où un pouvoir impose sa langue c’est à l’école, ce qui fait que si le créole est encore dévalorisé à l’école, c’est pour que la langue du pouvoir puisse imposer sa légitimité. Pour que le créole devienne véritablement langue légitime en Haïti, il faut qu’elle soit légitime à l’école. Pour que l’enseignement soit participatif et qu’on valide les propos des étudiants, il faudrait se servir de la langue créole. Il y a des écoles où on pratique cela et que cela marche bien. Mais, ces écoles ne sont pas faciles à trouver. C’est ainsi qu’on en a fait l’expérience dans une école qui s’appelle Matènwa, qui est situé en Haïti sur l’ile de la Gonâve. Cette école s’occupe de l’éducation des élèves en créole à l’oral comme à l’écrit. Cette expérience a du succès, et elle montre comment l’enseignement en créole donne plus de facilité aux élèves pour apprendre d’autres langues. Parce qu’à ce moment, ils reçoivent l’enseignement de base dans une langue qu’ils comprennent et sont plus à l’aise ainsi pour apprendre la science.

De toutes manières, nous pouvons constater que malgré que la langue légitime à l’école soit la langue française, non seulement les professeurs ne parlent pas français aisément, mais aussi, les étudiants ont tendance à mélanger la grammaire de la langue créole et la grammaire de la langue française. C’est ce français créolisé qui est appelé le français haïtien. Mais les institutions académiques condamnent cette créolisation du français aussi. Ainsi, même le français haïtien n’est pas légitime. Le français légitime en Haïti est le français de l’Académie française. C’est ainsi, que le linguiste Renauld Govain nous en montre dans un texte titré Le français à l’université en Haïti une illustration intéressante. Il observe une étudiante à qui le professeur pose une question en français. L’étudiante avait peur de répondre à la question parce qu’elle ne voulait pas que ses camarades se moquent d’elle. L’étudiante a dit que la langue française est trop «belle» et qu’elle a peur de la parler pour ne pas mal la parler. Ce mot «belle» nous permet d’illustrer ce que nous cherchons à dire sur le statut de la langue française en Haïti. Cette langue a une force symbolique qui met l’étudiante en situation d’aphasie. Cette situation crée un malaise à l’école comme dans la société avec la langue française, particulièrement quand la langue que tous les haïtiens parlent quotidiennement évolue dans une mauvaise condition symbolique.

Alors qu’il n’y a aucune langue belle ou laide en elle-même. Toute langue peut être belle. Les catégories symboliques dans lesquelles les langues se trouvent ont été imposées par le groupe dominant pour que sa domination puisse continuer. La langue créole est sous une autre domination symbolique: ce rapport symbolique entre «langue belle» et «langue laide» est un rapport qu’on établit aussi entre une «langue de réflexion » qui serait supérieur à une «langue d’émotions». Ce rapport symbolique entre réflexion et émotion est celui que les racistes utilisaient pour garder les peuples noirs sous leur domination. C’est ainsi qu’Arthur Gobineau, dans De l’inégalité des races humaines, parle de la force émotionnel des peuples noirs qui fait qu’ils sont talentueux dans les domaines artistiques, qu’ils possèdent la musique et le rythme, mais que c’est cela seulement qu’ils ont et qu’ils n’ont pas de géni intellectuel. Cela veut dire que les Noirs ne seraient pas intelligents. C’est ainsi, que les colons savaient dire que la langue créole  n’est pas apte pour la science parce qu’elle ne permet pas d’aborder les questions abstraites. Nous devons dire que ces arguments sont fallacieux. Toute langue peut traiter de questions abstraites, qui proviennent de nos réflexions et pour accompagner ceci il faut un travail académique sur la langue. De la même manière qu’il y a eu ces travaux académiques pour la langue française, pour la langue latine, pour toute langue devenant légitime. Ce rapport entre langue belle/laide et réflexion/émotion conduit à un mauvais rapport dans la société haïtienne, un rapport qui pose que l’émotion c’est pour ceux qui parlent créole et la science c’est pour ceux qui ne le parlent pas.

Le discours dominant en termes de littérature en Haïti a tendance à donner au créole un rôle artistique dans la société et à donner à la langue française le rôle scientifique. En effet, le discours dominant est celui de ceux qui ont le plus d’influence en matière de littérature, le discours de ceux qui s’affichent le plus. C’est ainsi qu’avec le plus d’importance que la catégorie du roman a pris dans notre société aujourd’hui, que le discours qui a le plus d’importance dans la société quand il s’agit de littérature est celui des romanciers qui ont un rapport particulier avec les poètes en Haïti. Ces écrivains défendent une littérature bilingue inscrite dans un rapport qui met la langue créole dans une catégorie symbolique inférieure. Nous pouvons constater que si la langue créole pour ces écrivains peut parfois faire de la belle poésie, même si c’est important et qu’il n’y en a pas assez, ils n’utilisent pas la langue créole comme langue pour faire de la théorie ou de la réflexion. Cela fait que pendant que la politique  se fait de plus en plus en créole dans le pays, que le discours intellectuel se sépare du champ politique, cette séparation rend les discours dans le champ politique pauvres sur le plan intellectuel, où ceux qui font des recherches dans le pays passent leur temps à parler entre eux sans que leurs discours et que leurs recherches n’entrent pas dans la société haïtienne. Et là nous ne parlons pas de discours scientifique codé dans un vocabulaire technique, dans un langage d’initiés, mais nous parlons de discours bien construits, des thèses disponibles que les gens puissent lire et comprendre et à ce moment acquérir une facilité pour s’exprimer à l’oral, une Haïti où il y a moins de discrimination entre le discours écrit et le discours oral.

Conclusion

Le bon sens est la chose la mieux partagée au monde nous dit Descartes. Ce que nous avons cherché à montrer dans cette dissertation, c’est ce que les sciences sociales peuvent nous apprendre sur les questions de langues en Haïti. La langue c’est une des premières institutions de la société nous dit Durkheim. Et là nous prenons le mot institution dans son sens large. Comme nous l’avons montré, il y a des institutions plus directes qui permettent la domination symbolique de la langue légitime dans la société. Nous avons montré ce qu’est une langue légitime, et comment le pouvoir se sert de l’école pour imposer cette langue, pour installer sa domination. En Haïti c’est encore la langue française qui est la langue légitime parce que c’est ce qui permet au pouvoir de se séparer du reste de la population. Mais ce serait difficile pour que cela reste ainsi parce que nous n’avons pas affaire ici à une norme naturelle mais à une norme sociale. Les normes sociales changent. Nous avons montré quel type de violence qui existe en Haïti dans la pratique de la langue française. Cette violence ne vient pas de la langue elle-même mais de la manière dont le groupe social dominant se sert de cette langue. C’est ce qu’on appelle une violence symbolique qui a des conséquences psycho-sociales.

L’Etat détient le monopole de la violence légitime nous dit Weber. Pour l’imposer, il se sert de la constitution, de la politique nationale et de la politique internationale. Nous devons dire aussi, que de la même manière que nous pensons que la langue française ne doit pas être l’affaire d’un groupe social en Haïti mais que tout le monde doit avoir les moyens de l’apprendre, la langue créole non plus ne doit pas être l’affaire d’un groupe social en Haïti. Le créole est la seule langue qui lie toutes les membres de la société haïtienne. Grace à  la pression de la société et de certains groupes qui la défendent, la langue créole a tendance à devenir une langue légitime sur le plan national comme sur le plan international. Nous savons qu’il y a un lien entre la promotion d’une culture et son développement économique. La langue créole est la partie la plus présente, la plus expressive de la culture haïtienne, il faut la rendre légitime pour qu’elle puisse servir comme outil de développement économique pour le pays. Pour rendre le créole légitime, il faut que chacun travaille petit à petit pour lui donner plus de valeur symbolique. Nous devons prendre conscience que c’est une langue qui a sa beauté et qu’elle peut servir pour enseigner la science et toutes autres discipline. Et tout cela, sans négliger la langue française qui fait aussi partie de notre héritage culturelle.

Fabian Charles 
Ce texte est issue d’une traduction en français du texte Ki sa pale vle di ann Ayiti.

Notes

  1. Dany Laferrière, Il n'y pas que les français qui écrivent bien le français, Bouillon de Culture, 19/03/1999. Vidéo disponible sur Inathèque.
     
  2. «They recognize or tacitly acknowledge the legitimacy of power, or of the hierarchical relations of power in wich they are embedded, and hence they fail to see that the hierarchy is, after all, and arbitrary social construction wich serves the interest of some groups more than others». John Brookshire Thompson, préface de Language and Symbolic Power d’abord publié en anglais.
     
  3. Aristide Speech, United Nations, September 29, 1992, la vidéo est disponible sur Youtube

 Textes consultés

Bourdieu Pierre, Ce que parler veut dire

Bourdieu Pierre, Langage et pouvoir symbolique

Bourdieu Pierre, Questions de sociologie

Degraff Michel, Haiti : a post colonial sequel

Degraff Michel, An nou sèvi ak lang kreyòl la pou bon jan edikasyon ak rechèch ann Ayiti

Degraff Michel, Linguist’s most dangerous myth : the fallacy of creole exceptionalism

Dejean Yves, Créole, école, rationalité

Dejean Yves, Déménagement linguistique

Descartes René, Discours de la méthode

Diop Cheikh Anta, Nations nègres et culture

Durkheim Emile, Formes élémentaires de la vie religieuse

Fanon Frantz, Peaux noirs, masques blancs

Govain Renauld, La situation du français à l’universite en Haiti 

Hulrich Susana, Creole Language and Culture: Part of Cuba's Cultural Patrimony

Oriol Berrouet, Le système linguistique d’Yves Dejean conduit à une impasse

Oriol Berrouet, Le droit à la langue maternelle dans la Francocréolophonie haïtienne

Sauray Eric, Le passage du créole haïtien du statut de langue usitée au statut de langue officielle 

Saint-Fort Hugues, Enpòtans lang matènèl nan yon sosyete

Saint-Fort Hugues, Le «marché linguistique» haïtien: fonctionnement, idéologie, avenir

Thiongho Ngugi Wa, Decolonising the mind


 

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