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Aménagement linguistique et amendement constitutionnel en Haïti L’amendement constitutionnel de mai 2011 annonce-t-il Par Robert Berrouët-Oriol |
Le 2 mai 2011, le quotidien Le Nouvelliste de Port-au-Prince publiait ma «Lettre ouverte au Dr Georges Michel à propos de la version créole officielle de la Constitution haïtienne de 1987». Cette Lettre ouverte, largement reprise par plusieurs sites sur Internet –parmi lesquels Montray Kreyòl et Potomitan--, a eu un écho considérable et nombre de correspondants, tant d’Haïti qu’en dehors du pays, m’ont adressé des questions pertinentes auxquelles je réponds comme suit dans cet article.
PREMIÈRE QUESTION DE FOND
Y a-t-il aujourd’hui, pour le législateur haïtien, des obligations et des exigences de nature linguistique quant à l’amendement de la Constitution de 1987 que le Parlement s’apprêterait à voter?
DEUXIÈME QUESTION DE FOND
Pour qu’un ensemble d’amendements à la Constitution de 1987 soit juridiquement valide, faut-il que ces amendements soient rédigés à égalité notionnelle en français et en créole, puis adoptés en même temps par le Parlement dans les deux langues officielles du pays, le créole et le français?
TROISIÈME QUESTION DE FOND
Qu’adviendra t-il de la Konstitisyon Repiblik Ayiti 1987, la version créole officielle, si le Parlement vote un texte amendé uniquement en français?
L’éventuelle «nouvelle constitution», version du mois de mai 2011, aura-t-elle force de loi par-dessus la Constitution de 1987 si elle est publiée dans Le Moniteur dans sa version française seulement? Plus précisément, la version française de la Constitution de 1987 amendée rendra-t-elle caduque la Konstitisyon Repiblik Ayiti 1987 (la version créole officielle)? Ou bien, Haïti ne risque-t-elle pas de se retrouver, au petit matin borgne et claudiquant du 10 mai 2011, avec deux constitutions –la créole officielle non amendée de 1987 et l’unilingue française de 2011 puisque seule la version française aura été amendée et votée? En clair : Haïti court-elle le danger, dans l’actuelle conjoncture, de se retrouver affligée de deux constitutions, celle de 1987 votée par référendum –il faut fortement, ici, le souligner--, et celle amendée en mai 2011 et votée par le Parlement uniquement dans l’une des deux langues officielles, le français?
QUATRIÈME QUESTION DE FOND
Dans la configuration actuelle du rapport de forces à l’intérieur et en dehors du Parlement, et plus largement dans la sphère des rapports entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, l’État haïtien a-t-il la volonté sinon la capacité de respecter, de faire respecter et appliquer le statut officiel de la langue créole?
REMARQUES PRÉALABLES
À vouloir répondre adéquatement à ces questions de fond, je pose en amont un constat qui laissera songeur l’observateur critique le plus attentif. Une revue récente de la presse haïtienne (presse écrite) en Haïti et en dehors d’Haïti, ainsi que la consultation des revues, sites et magazines s’intéressant à la conjoncture haïtienne nous instruisent d’une évidence : à ma connaissance, il y a très peu d’interventions publiques relatives à LA DIMENSION IMPÉRATIVEMENT LINGUISTIQUEdu débat actuel sur l’amendement constitutionnel. Sous cet angle précis, nous n’avons trouvé que deux interventions vigoureuses et éclairantes, l’une de l’ex-membre de l’Assemblée constitutionnelle de 1987, le Dr Georges Michel et l’autre de Jean André Victor (Le Nouvelliste, mai 2011). Par ailleurs, nous n’avons vu passer aucune pétition publique, en Haïti et outre-mer, pour défendre le statut constitutionnel et officiel du créole tout en faisant valoir la dimension impérativement linguistique du débat actuel sur l’amendement constitutionnel…
Faut-il encore le rappeler, la Constitution haïtienne de 1987 existe bel et bien dans nos deux langues officielles, le créole et le français. Pour l’information du lecteur, je dispose d’une copie électronique de l’original de la version créole officielle, «KONSTITISYON REPIBLIK AYITI 1987», publiée dans le Journal officiel de la République d’Haïti, Le Moniteur (142ème Année, No. 36-A, Port-au-Prince, Haïti, mardi 28 avril 1987), et la référence exacte pour la version française officielle de la Constitution est la suivante : Le Moniteur (142ème Année, No. 36, Port-au-Prince, Haïti, mardi 28 avril 1987).
RÉPONSE CROISÉE AUX DEUX PREMIÈRES QUESTIONS
Dans notre livre de référence «L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions» (Éditions du Cidihca, Montréal, février 2011) --dont la version haïtienne paraîtra en juin 2011 aux Éditions de l’Université d’État d’Haïti--, nous avons établi que toute entreprise d’aménagement des langues est «politique». Politique au sens étymologique du terme, qui renvoie à la gouvernance éclairée des affaires de la Cité pour le plus grand bien de la collectivité. C’est donc dans cette perspective que j’articule ma réponse aux questions formulées plus haut.
Une dépêche de l’agence en ligne Alter Presse, datée à Port-au-Prince du 5 mai 2011 et ayant pour titre «Haïti - Amendement constitutionnel : scepticisme des hommes de loi» consigne que « Le processus d’amendement a été officiellement enclenché par la 48e législature au cours de l’année 2009, suite à la soumission d’un projet constitutionnel par l’exécutif […] et doit être accompli par l’actuelle législature, la 49e». Il semble convenu que le terme de ce processus soit le 9 mai 2011.
Pour bien cadrer la réponse à la première question, il importe de souligner une évidence : la dépêche d’Alter Presse ne précise pas dans quelle(s) langue(s) le projet de révision constitutionnelle ciblant 127 articles de la Constitution de 1987 a été soumis. Au moment de rédiger cet article, les informations dont nous disposons, vérifiées auprès de plusieurs sources, nous permettent d’avancer que l’amendement constitutionnel qui, éventuellement, pourrait être examiné et voté par le Parlement d’ici le 9 mai 2011, n’a été rédigé qu’en français. Il n’existerait donc pas de version créole officielle de l’amendement constitutionnel que le Parlement, éventuellement, serait appelé à examiner et à voter.
Dans l’actuel débat, sommes-nous en présence --une fois de plus--, d’un déni des droits linguistiques de la majorité créolophone de la population tel que nous l’avons clairement établi dans notre livre de référence «L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions»? Certainement, mais nous avons également posé que la Constitution de 1987 ne fournit pas de provisions contraignantes et explicites relatives à l’aménagement des deux langues officielles d’Haïti. Autrement dit, la Constitution de 1987 n’énumère pas des obligations et des exigences explicites de nature linguistique auxquelles serait soumis un quelconque amendement constitutionnel.
Par contre, puisque la Constitution de 1987 a été votée «article par article» dans les deux langues officielles du pays, il est admis que ce mode opératoire, au plan jurilinguistique, a valeur de jurisprudence et devrait faire obligation à l’actuel Parlement de voter l’amendement constitutionnel, qu’il croit pouvoir instituer, selon le même mode opératoire, «article par article» dans les deux langues officielles du pays.
J’assume donc fermement, et avec hauteur de vue, que pour qu’un ensemble d’amendements à la Constitution de 1987 soit valide au plan juridique, il faut que ces amendements aient préalablement été rédigés à la fois en français et en créole, «Sèl lang ki simante tout Ayisyen nèt ansanm, se kreyòl la» (atik 5, Konstitisyon Repiblik Ayiti 1987). Au plan théorique comme sur le registre de leur méthodologie, la linguistique et la jurilinguistique ne sont pas des sciences aléatoires ou de ‘divination’ fantaisiste ou de l’à-peu-près notionnel. Il est donc obligatoire, afin de satisfaire aux exigences rigoureusement terminolinguistiques de la démarche d’amendement constitutionnel, que ces amendements soient préalablement de stricte équivalence traductionnelle et terminologique d’une langue à l’autre, pour qu’ils soient adoptés en même temps par le Parlement dans les deux langues officielles du pays, le créole et le français.
RÉPONSE CROISÉE À LA TROISIÈME ET À LA QUATRIÈME QUESTION DE FOND
La 49e législature du Parlement haïtien court le risque de voter, si éventuellement elle réalise son projet d’ici le 9 mai 2011, un amendement constitutionnel qui donnera à la nation un texte unilingue français sans équivalence stricte avec l’une des deux langues officielles du pays, le créole, «Sèl lang ki simante tout Ayisyen nèt ansanm, se kreyòl la» (atik 5, Konstitisyon Repiblik Ayiti 1987).
Au plan historique, la Konstitisyon Repiblik Ayiti, votée par référendum en 1987, sera une nouvelle fois frappée d’amnésie collective et de déni institutionnel pré-programmé. Pire: elle sera reléguée au rituel d’une icône muséologique exotique, folklorique, sinon rare…
Je le dis haut et fort : pareilles relégation et amnésie, qui, surtout, frapperont d’interdit les droits linguistiques de la majorité créolophone du pays et qui pourraient néantiser tous les acquis du cheminement de ces trente dernières années pour la pleine valorisation du créole à l’échelle nationale, constitueront de facto un coup d’État contre la langue créole d’Haïti. J’entends par coup d’État contre la langue créole d’Haïti le fait que le créole, langue parlée par tous les locuteurs natifs d’Haïti et «Sèl lang ki simante tout Ayisyen nèt ansan, se kreyòl la» (atik 5, Konstitisyon Repiblik Ayiti 1987), puisse être méprisé, ignoré, évacué, gommé, néantisé dans l’actuel processus d’amendement unilingue français de cette « nouvelle» constitution.
J’explicite davantage ma pensée en interpellant publiquement tous les élus qui siègent, aujourd’hui, au Parlement haïtien : un élu, locuteur natif créolophone, peut-il voter un amendement constitutionnel uniquement en français, l’une des ses deux langues officielles, sans voter son strict équivalent créole? Mieux : le Parlement dans son ensemble peut-il se placer en situation inconstitutionnelle en votant l’amendement uniquement en français même si la Constitution de 1987 ne fournit pas de provisions juridiques explicites et contraignantes en matière d’aménagement linguistique?
En dépit de cette lacune, notre Loi-mère consigne en son article 40 une orientation jurilinguistique qui devrait aussi être scrupuleusement prise en compte par le législateur. Ainsi, «Obligation est faite à l’État de donner publicité par voie de presse parlée, écrite et télévisée, en langues créole et française aux lois, arrêtés, décrets, accords internationaux, traités, conventions, à tout ce qui touche la vie nationale, exception faite pour les informations relevant de la sécurité nationale.»
Autrement, en dehors de toute vision d’aménagement linguistique, Haïti risque de se retrouver, au lendemain du 9 mai 2011, avec deux constitutions, la «Konstitisyon Repiblik Ayiti 1987» non amendée et la Constitution de la République d’Haïti de 1987 amendée qui pourrait avoir force de loi si le nouvel élu à la présidence du pays prend le risque de l’officialiser en la publiant dans le journal officiel de la République, Le Moniteur.
Mais que se passera-t-il si le nouvel élu à la présidence signe la constitution amendée, version de mai 2011, et institue une gouvernance basée sur la Constitution de 1987 qui confère au créole et au français le statut de langues officielles de la République? Et comme le précise avec intelligence Jean André Victor (Le Nouvelliste, 5 mai 2011), dans un tel contexte «il y aurait une loi pour les francophones et une autre pour les créolophones». On peut déjà mesurer l’étendue et l’ampleur des désastres qui enfièvreront une gouvernance assujettie à deux constitutions.
Ainsi il demeure une question ouverte, que nul ne peut évacuer et qui atteste, encore une fois, l’urgence et l’acuité de l’aménagement linguistique en Haïti : à bien assumer qu’il faut aujourd’hui refonder la nation et la société haïtiennes au creux de nos deux langues haïtiennes, le nouvel Exécutif haïtien va-t-il laisser faire, lese grennen et de facto avaliser un coup d’État contre la langue créole d’Haïti?
C’est précisément pour répondre adéquatement, entre autres, à ces brûlantes questions que nous avons écrit et que nous avons à cœur de partager avec chaque lecteur notre livre de référence «L’aménagement linguistique en Haïti: enjeux, défis et propositions» --œuvre qui expose avec rigueur une claire et forte vision de l’équité des droits linguistiques de tous les Haïtiens.
Quel est le véritable enjeu du débat actuel au-delà de toute considération partisane? En toute objectivité, il s’agit de travailler à donner au créole sa place réellement officielle aux côtés du français et à parité statutaire reconnue avec le français, dans toute la société, dans toutes les institutions publiques –y compris au Parlement haïtien--, et dans la totalité du système éducatif depuis la maternelle jusqu’à l’enseignement supérieur. Pour cela, il est temps que l’État haïtien dispose d’un cadre juridique contraignant et de fondements constitutionnels explicites tel que proposé dans notre livre, pour aménager les deux langues haïtiennes, le créole et le français, sur l’ensemble du territoire national.
Robert Berrouët-Oriol
tradutexte.inter@hotmail.com
[NDLR : Robert Berrouët Oriol, linguiste-terminologue, poète et critique littéraire, est coauteur de la première étude théorique portant sur «Les écritures migrantes et métisses au Québec» (Ohio 1992). Sa dernière œuvre littéraire, «Poème du décours» (Éditions Triptyque, Montréal 2010), a obtenu en France le Prix de poésie du Livre insulaire Ouessant 2010. Il est également coordonnateur et coauteur du livre de référence «L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions» paru en février 2011 aux Éditions du Cidihca à Montréal.]