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Politique linguistique éducative en Haïti:
retour sur les blocages systémiques au ministère
de l’Éducation nationale

Robert Berrouët-Oriol

Paru dans Le National, Port-au-Prince le 23 novembre 2017

 

Dans le texte «Politique linguistique éducative en Haïti: surmonter l’inertie, instituer l’aménagement simultané du créole et du français» paru à Port-au-Prince dans Le National du 15 novembre 2017, nous avons posé qu’«il existe un véritable blocage au ministère de l’Éducation nationale sur l’épineuse question de l’élaboration d’une politique linguistique éducative en Haïti: blocage de nature politique et idéologique, sous-culture de l’immobilisme, rachitisme intellectuel quant à la mission même de ce ministère et sous utilisation de nombre de cadres pourtant bien formés.» Plusieurs correspondants, en Haïti, nous ayant demandé d’éclairer davantage le caractère systémique de ce blocage, c’est donc volontiers que nous y souscrivons dans cet article.

De manière générale, depuis l’arrivée de Pierre Josué Agénor Cadet au poste de ministre de l’Éducation nationale en mars 2017, la gouvernance de ce ministère s’apparente, au plan linguistique, à un parcours du combattant plus ou moins aphone, voire dyslexique, œuvrant sur une peau de chagrin. Cette gouvernance est caractérisée par l’absence d’une claire pensée éducative soudée à l’impératif de l’aménagement des deux langues officielles du pays dans l’École haïtienne. Depuis plusieurs années il est attesté, d’une part, que les décideurs politiques n’ignorent pas de manière absolue combien est centrale la question de la politique linguistique éducative en Haïti comme l’illustre la tenue, en décembre 2015, d’«Un atelier de travail sur l’aménagement linguistique» au ministère de l’Éducation alors dirigé par le ministre Tèt kale Nesmy Manigat. Mais les hypothétiques résultats de cette activité ne sont pas connus du public: aucun bilan officiel n’a été diffusé sur le site du ministère depuis décembre 2015. D’autre part, le seul mince indice public récent dont on dispose au chapitre de la politique linguistique éducative est la déclaration d’avril 2017 de Pierre-Josué Agénor Cadet relative à la mise en œuvre des 26 points de sa feuille de route, consistant notamment à «Entreprendre des politiques d’aménagement éducatif et linguistique, en vue de parvenir à un bilinguisme créole/français équilibré, et de promouvoir le multilinguisme dans le pays» (voir Robert Berrouët-Oriol: «Plaidoyer pour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti», Le National, 17 avril 2017).

Il y a donc lieu de prendre acte, sept mois après cette déclaration du ministre Pierre-Josué Agénor Cadet, que les présumées «politiques d’aménagement éducatif et linguistique» n’ont pas vu le jour et qu’aucune consultation publique, notamment avec les enseignants, n’a depuis lors été lancée sur ce sujet majeur. Il s’agit là d’un blocage politique de premier plan, qui est le fait des instances administratives et politiques d’un ministère de l’Éducation nationale dépourvu d’une vision d’ensemble de la mission éducative de l’État tel que consigné dans la Constitution de 1987. De manière plus évidente depuis l’arrivée au pouvoir des affairistes du régime Tèt kale, la direction politique du ministère de l’Éducation nationale souffre d’un accroissement du déficit de vision de la mission régalienne de cette instance de l’État, et ce déficit doit être compris dans le cadre plus général du déni des droits linguistiques de l’ensemble de la population à l’œuvre également dans la gouvernance de ce ministère (voir entre autres notre texte du 18 décembre 2014, «Le droit à la langue maternelle: retour sur les langues d’enseignement en Haïti»). Ce lourd déficit de vision se donne à voir dans certaines décisions du ministère de l’Éducation nationale: tel est le cas de la risible et hallucinante croisade lancée récemment en vue «d’interdire le rabòday dans les collèges et lycées du pays» («Peut-on interdire le rabòday?», Le National, 5 octobre 2017). Tel est également le cas avec la reconduction du Psugo, vaste escroquerie «éducative» publiquement décriée par des centaines d’enseignants et directeurs d’écoles (voir là-dessus l’éclairage fort pertinent de Charles Tardieu, «Le Psugo, une des plus grandes arnaques de l’histoire de l’éducation en Haïti», 30 juin 2016.)

Systémique, le blocage de nature politique et idéologique s’illustre aussi par la perduration d’un corps d’idées au sein même du ministère de l’Éducation nationale. Ce corps d’idées, qui s’est manifesté dès les années 1979-1980, a fait barrage à la réforme Bernard assimilée à «la réforme de Jean Claude Duvalier» et il se traduit par la fausse assertion, cultivée par certains au ministère de l’Éducation nationale comme du reste dans plusieurs secteurs de la population, selon laquelle l’échec de l’École haïtienne serait due à l’introduction du créole, en 1979, comme langue d’enseignement et langue enseignée. Dans le livre de référence «Le prix du Jean-Claudisme – arbitraire, parodie, désocialisation» (sous la direction de Pierre Buteau et Lyonel Trouillot, C3 Éditions, Port-au-Prince, 2013) le sociologue Guy Alexandre analysait «La politique éducative du Jean-claudisme – chronique de l’échec «organisé» d’un projet de réforme» (p. 21 et ss) en éclairant à dessein l’échec programmé de la réforme Bernard par les mandarins du pouvoir (voir à ce sujet notre texte du 22 août 2013, «Haïti: radiographie d’une dictature anti-nationale, le «jean-claudisme»). Il y a lieu de souligner ici que le régime Tèt kale (versions Michel Martelly/Laurent Lamothe/Evans Paul et Jovenel Moïse/Jack Guy Lafontant) étant un régime néoduvaliériste, il est logique que des mandarins du pouvoir s’opposent eux aussi à la généralisation de l’emploi du créole dans le système national d’éducation. Sous cet angle, le bilan de la réforme Bernard qu’expose Guy Alexandre dans le livre de Pierre Buteau et Lyonel Trouillot est encore d’actualité: «(…) le fait est que les responsables du régime (…) n’étaient porteurs d’aucune vision véritable des problèmes d’éducation. Sur cette base, au-delà des discours à usage externe, la politique éducative effective menée par le régime se résumera bien vite à une pratique de laisser-faire qui, au bout du compte, favorisera pour quelques années encore l’école traditionnelle, «élitiste», déconnectée des réalités du milieu et non articulée aux besoins de son développement» (op. cit. p. 33). Le culte maquillé de l’école traditionnelle se traduit de nos jours par la sous-culture du statu quo, de l’immobilisme institutionnel, le ministère de l’Éducation se révélant plutôt aphone sinon mutique au chapitre des «politiques d’aménagement éducatif et linguistique» vainement annoncées par le ministre Pierre-Josué Agénor Cadet.

Systémique au chapitre majeur de la politique linguistique éducative, le blocage de nature politique et idéologique au ministère de l’Éducation nationale s’illustre par ailleurs à l’aune du budget accordé au secteur éducatif par l’actuel Exécutif. Voici ce que consigne le journal Haïti libre dans son édition du 4 août 2016: «Haïti - Économie: aperçu des allocations budgétaires (2016-2017)»:

«Secteur social: 29 milliards de gourdes (23,8% du budget total):
MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION NATIONALE: 21.22 milliards (17.4%)
ministère de la Santé: 5.51 milliards (4.5%)»

«Politique (3 pouvoirs):
POUVOIR EXÉCUTIF: 19,06 milliards [de gourdes] (15,6%)
Pouvoir législatif: 3,91 milliards (3.21%)
Pouvoir judiciaire: 1,06 milliard (0,87 %)»

Alors même qu’il faut être prudent quant aux chiffres du budget adopté en Conseil des ministres le 30 juin 2017, il importe de savoir qu’environ 60% du budget du ministère de l’Éducation nationale est supporté par la coopération internationale. Cela signifie que la portion du budget de l’Éducation nationale --6.9% DU BUDGET GLOBAL DE L’ÉTAT-- relevant des ressources internes d’Haïti se chiffrerait en réalité à environ 10 milliards de gourdes (160 771 704 dollars US), ce qui est très peu par rapport au budget national d’Haïti (144 milliards de gourdes, soit 2 315 112 540 dollars US) pour l’année budgétaire en cours. On notera au passage que dans un pays où l’État peine à payer ses enseignants, le projet hautement toxique de reconduction des Forces armées d’Haïti affiche des chiffres hallucinants: «Le budget du ministère de la Défense est passé de moins de 400 millions à plus de 535 millions de gourdes pour l’exercice 2017-2018» («Jeunes de 18 à 35 ans, préparez-vous à intégrer les forces armées de l’ère Jovenel Moïse», Le Nouvelliste, 3 juillet 2017).

En plus du faible budget du ministère de l’Éducation nationale –illustrant le relatif désengagement de l’actuel Exécutif qui se targue pourtant d’accorder la «priorité» au secteur éducatif--, il importe également de bien comprendre que la dépendance de ce secteur vis-à-vis de l’aide internationale traduit l’abandon de fait de plusieurs fonctions régaliennes du ministère de l’Éducation nationale au profit de la coopération internationale qui peut dès lors dicter ses priorités à l’État haïtien. Au chapitre des fonctions régaliennes abandonnées aux agences de la coopération internationale on retiendra notamment la production de matériel didactique de qualité laissée, entre autres, à la USAID: «Dans le but d’améliorer la qualité de l’éducation en Haïti, en particulier l’apprentissage de la lecture au premier cycle de l’École fondamentale, l’Agence américaine pour le développement international (USAID) supporte le ministère de l’Éducation nationale à travers le Projet ToTAL («Tout timoun ap li»). Le projet ToTAL est une recherche expérimentale des méthodes de lecture pour l’apprentissage de la lecture au premier cycle de l’École fondamentale (méthode «M ap pale franse nèt ale – Lecture 2e année fondamentale»)»; [voir le rapport soumis à la USAID, «Tout Timoun Ap Li - ToTAL (All Children Reading)» - Final Report on the Capacities of Organizations in the Education Field / Ouest, Artibonite, Nord, and Nord-Est – June 2014.]

Ce bref survol des données accessibles montre bien qu’il existe un véritable blocage au ministère de l’Éducation nationale sur l’épineuse question de l’élaboration d’une politique linguistique éducative en Haïti, un blocage de nature politique et idéologique avec ses pesanteurs, ses parades cosmétiques et ses non-dits. Alors, quelle est la part réservée à la politique linguistique éducative dans le «Plan décennal 2017-2027 en éducation» mentionné par le ministre Pierre Josué Agénor Cadet à la 39e Conférence générale de l’UNESCO (Paris, 3 novembre 2017)? Le discours prononcé ce jour-là par Pierre Josué Agénor Cadet ne fournit aucun renseignement sur la politique linguistique éducative d’Haïti. Faut-il espérer que la publication, un jour prochain, du «Plan décennal 2017-2027 en éducation» apportera un utile sinon essentiel éclairage à ce chapitre?

 boule

Viré monté