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Contes créoles

La Geste de Petit Jean

L'histoire de Jean Sot

Quelques contes créole
recueillis par Mme Schont, 1935.

Jean Sot était un pauvre nègre qui ne voyait pas plus loin que le  bout de son nez. Sa mère était une bonne, vieille, et la sottise de Jean était le chagrin de sa vie.

Un jour, sa mère envoya Jean Sot au bourg lui acheter, pour la cuisine, une chaudière1 à trois pieds. «Et surtout, dit-elle, ne te fais point gronder au retour. Ne fais pas une de tes sottises habituelles.» Jean promit de se montrer aussi intelligent que possible, et partit.

À la boutique, il choisit une belle chaudière à trois pieds, en fonte grise. Il n'oublia pas de la faire sonner pour vérifier si elle n'était point fêlée. Il paya et prit le chemin du retour.

Chemin faisant, il trouva l'ustensile bien pesant sous son bras. Il s'arrêta, posa la chaudière par terre, et la considéra un instant, en réfléchissant gravement. Puis il dit à la chaudière: «Voyons, tu as trois pieds, et je te porte sous mon bras. Ce n'est pas de jeu, puisque moi, il faut que je marche, et je n'en ai que deux. Tu vas essayer de faire à pied le chemin qui reste. Suis-moi.» Et il fit quelques pas en avant, se retournant parfois pour voir si la chaudière suivait. Mais elle ne bougea pas. Alors, Jean se fâcha, donna des coups de pied dans la cocotte, la bouscula, et fit si bien que, bientôt, il n'y eut plus un seul pied après la chaudière. Il dut, voyant son obstination, la ramasser, et il la rapporta en piteux état a sa pauvre vieille mère.

Naturellement, elle fut une fois de plus désolée. Elle dut continuer a faire cuire le manger dans un «coco à nègre»2, à fond rond, que l'on pose sur trois pierres; et, à son imitation, dans tout le pays, on fait encore ainsi.

*

Quelque temps après, la pauvre vieille mère de Jean Sot tomba gravement malade, et Jean alla consulter la voisine qui était une «marchande z'affaires»3 très savante. Elle savait préparer à merveille les poudres qui font venir les amoureux, ou qui chassent les mauvais esprits. Avec des fleurs à sonnettes, de l'herbe à fer et du patchouli, elle parfumait l'eau pour «arroser les maisons».

La «marchande z'affaires», donc, alluma une chandelle, et vit, dans la flamme de la chandelle, la maladie de la mère de Jean Sot. Elle écrivit une longue ordonnance qu'elle remit à Jean.

Maintenant, il s'agissait d'acheter les drogues merveilleuses qui étaient marquées sur l'ordonnance. Pour cela, il fallait de l'argent, et Jean n'en avait pas. Il avait seulement deux boeufs, dont l'un valait bien 900 francs, et l'autre peut-être 1.200 francs.
Sa mère dit: «Prends le bœuf de neuf cents francs et va le vendre en ville, à Monsieur Beaufonds, qui est riche; il te le paiera bien.»

Lorsque Jean Sot arriva chez Monsieur Beaufonds, il expliqua au négociant qu'il avait besoin de vendre son bœuf pour acheter des remèdes à sa vieille mère. Monsieur Beaufonds demanda le prix de la bête, et Jean dit: «C'est neuf francs.» Monsieur Beaufonds le regarda, étonné, puis il dit: «Mais ça va: le prix me convient.» Il paya à Jean Sot les neuf francs, et prit le bœuf.

Avec ses neuf francs, Jean alla à la pharmacie. Naturellement l'argent ne pouvait pas suffire pour faire l'ordonnance complète. Aussi le pharmacien ne lui donna-t-il pas les spécialités chères. Il lui remit seulement les médicaments tout à fait ordinaires, comme de la corne de cerf, des têtes de pavots, de la racine d'iris, de la manne, du séné, ainsi que quelques gouttes de vinaigre des quatre voleurs et du baume tranquille. Cela faisait déjà huit francs cinquante.

Jean prit le paquet de remèdes et les dix sous qu'on lui rendit, s'acheta huit sous de pain et deux sous de beurre rouge4, s'en fit une tartine qu'il mangea en route, et rentra.

Lorsque sa mère vit le petit paquet de remèdes vulgaires, et que Jean lui eût expliqué qu'il avait vendu le boeuf pour neuf francs, la pauvre vieille fut désolée de cette nouvelle sottise de Jean.

*

Quand elle l'eut assez traité de sot, elle lui dit: «Prends l'autre bœuf, et va le vendre. Mais ne te trompe pas, cette fois. Retiens bien: ce n'est pas douze francs, c'est douze cents francs! Répète-le!» Et Jean répéta: «Ce n'est pas douze francs, c'est douze cents francs! Ce n'est pas douze francs, c'est douze cents francs!» Il le répéta pendant tout le trajet et jusque devant la porte de Monsieur Beaufonds. D'avoir ainsi parlé pendant tout le trajet lui avait desséché la bouche. Il avait soif, et, avant de traiter l'affaire, il demanda à, boire.

Quand il eut bu, il dit au négociant: «Je veux vous vendre mon deuxième bœuf, niais ce n'est pas douze cents francs, c'est douze francs!»

Monsieur Beaufonds le regarda, puis, il répondit: «Mais oui, Jean Sot, ça va: le prix me convient; voici l'argent.»

Jean laissa son beau bœuf gras, et prit les douze francs. Il les porta au pharmacien qui lui donna une partie des remèdes chers. Il n'y avait pas assez d'argent pour le tout.

Cette fois, il était bien sûr d'avoir exécuté les ordres de sa mère, et de ne pas mériter de reproches. Quand, après avoir raconté son exploit à sa mère, elle le traita de sot, de sot incorrigible, il était navré, désespéré, niais aussi il était furieux contre Monsieur Beaufonds qui avait abusé de sa sottise, et il jura de se venger.

*

Pendant quelque temps, il réfléchit à sa vengeance. Et le besoin de se venger le guérit de sa sottise pour un temps. Voici ce qu'il imagina.

Il écrasa des briques et du giromon5, et en fit une purée rouge, qui ressemblait assez bien au beurre rouge. Il prit, chez son voisin, quelques barriques, les remplit de cette purée, et les ferma avec des bondes solides.

Puis il alla trouver Monsieur Beaufonds à qui il dit qu'il avait une affaire à proposer. «J'ai quelques barriques de beurre rouge à vendre.» Et lorsque Monsieur Beaufonds lui demanda le prix, il répondit: «Mon Dieu, je ne m'entends pas tellement aux affaires, mais je pense que cela vaut bien mon petit chapeau plein d'argent.»

Monsieur Beaufonds accepta le prix, remplit d'argent le chapeau de Jean Sot, et mit les barriques de beurre rouge dans son dépôt.

Jean rentra chez lui, content de lui-même, et remit l'argent à sa vieille mère.

*

Au bout de quelques jours, les barriques de beurre rouge se mirent à fermenter, et éclatèrent. Alors Monsieur Beaufonds comprit que, cette fois, Jean Sot avait été plus malin que lui, et se fâcha. Il prit son revolver et alla trouver Jean Sot.

La vieille mère vit venir l'ennemi et pensa que le dernier jour de son fils était arrivé. Jean aussi le vit venir vers sa case, et comprit de quoi il s'agissait. Il était justement devant son potager6 en train d'éventer le feu sur lequel cuisaient des haricots, pour son repas.

Vite, il couvre la braise de cendres, cache l'éventail, et prend un petit fouet en main. Quand Monsieur Beaufonds entre dans la case, il voit Jean devant le foyer, donnant des coups de fouet en l’air, et l'on voit, dans la chaudière, les haricots qui sautent, car l'ébullition continuait sur le feu couvert.

Monsieur Beaufonds reste interdit devant ce spectacle curieux; il en oublie sa colère pour demander à Jean Sot: «Que fais-tu là?», Jean Sot répond: «Vous le voyez bien: je brandis mon fouet devant le foyer: cela fait cuire mes haricots!»

Monsieur Beaufonds lui proposa alors de lui acheter le fouet magique, et Jean Sot le lui vendit pour un chapeau plein d'argent. Monsieur Beaufonds paya et emporta le fouet.

Rentré chez lui, il expliqua a sa cuisinière comment il fallait faire cuire le manger en fouettant l'air devant le foyer, et, pour le lendemain, il invita tous ses amis à assister à la démonstration.

Naturellement, la cuisinière eut beau brandir le fouet devant le foyer, le riz ne se mit pas à bouillonner ni le viande à rôtir.

*

Monsieur Beaufonds fut encore plus furieux que la première fois de s'être laissé tromper par Jean Sot, dont la sottise était pourtant un fait connu de tous. Et, plein de colère, il alla trouver Jean, pour s'expliquer avec lui.

Jean Sot avait prévu cela, et s'était entendu avec sa mère pour une mise en scène plus savante que la première fois.

On avait tué, ce jour-là, un cochon7 gras, et on avait là, la vessie et le sang frais. Jean avait rempli la vessie de sang, et préparé le couteau dont on se sert pour saigner les pores.

Lorsque Monsieur Beaufonds arriva à la case de Jean Sot, ce fut la mère qui le reçut.

D'un ton furieux, il demanda à la vieille: «Où est-il, ce Jean Sot qui m'a trompé deux fois; où est-il, que je le tue?»

«Doucement, dit la vieille, maligne, il dort; ne faites pas tant de bruit; il dort, il ne faut pas le réveiller, car il est très dangereux à son réveil; il tue facilement celui qui le réveille!»

«Cela m'est égal, hurla Monsieur Beaufonds; allez le réveiller! Je m'en moque, s'il vous tue!»

Finalement, devant cette terrible colère, la pauvre vieille céda et alla réveiller son fils en tremblant.

Alors, Jean fit comme s'il était fou de rage, saisit le couteau qu'il avait posé à côté de sa couche, se jeta sur sa mère et lui planta le couteau dans la vessie de cochon pleine de sang qu'il lui avait fait mettre dans son corsage. La vieille s'écroula.

Monsieur Beaufonds fut tout de même saisi de ce spectacle terrible, et dit à Jean Sot: «Qu'as-tu fait là! Bon Dieu Seigneur! Tu as tué ta vieille mère!»

Jean répondit: «Je vais la ressusciter.» Et il prit un petit flacon et versa quelques gouttes de son contenu sur la gisante, en disant: «Femme, remuez le pouce droit!» Et on vit sa mère remuer le pouce droit. Il versa encore quelques gouttes, disant: «Femme, levez les bras!» Et la vieille leva ses bras. Une troisième fois, il versa sur elle quelques gouttes du flacon et cria: «Femme, debout!» Et sa mère se dressa, vivante.

*

Monsieur Beaufonds pensa que Jeari Sot était un puissant sorcier; il voulut acheter le flacon. Il paya encore une fois un chapeau plein de pièces d'argent, et emporta le flacon magique avec son précieux contenu.

Arrivé dans sa propriété, il voulut essayer la vertu magique du liquide. Il tua sa femme, et versa sur la morte quelques gouttes du flacon, en disant: «Remuez le pouce droit.» La femme ne remua ni pouce ni orteil; elle ne bougea plus: elle était morte pour de bon.

*

Cette fois, Monsieur Beaufonds devint fou de rage et de désespoir. Il alla dans la case de Jean Sot, se saisit de lui, car il était très fort, le sangla dans un sac, et alla le porter dans son canot pour le jeter à la mer. Mais en arrivant au bord de la mer, il vit qu'il avait oublié les rames. il déposa le paquet là et s'éloigna pour chercher les rames.

C'était dans un pré où paissaient des moutons; un berger les gardait. Curieux, il vint examiner le paquet volumineux déposé par Monsieur Beaufonds, et vit qu'il remuait. Il ouvrit le sac, et reconnut Jean Sot. Jean en sortit, se secoua et dit: «Voyez, comme je suis malheureux! Monsieur Beaufonds veut me marier à sa fille, et moi je ne veux pas. Il m'a mis dans le sac pour me porter chez lui, de force.»

Le berger proposa à Jean de se sacrifier pour lui; il épouserait bien Mademoiselle Beaufonds, lui, si Jean lui cédait la place! Jean le remercia, le fit entrer dans le sac, afin que Monsieur Beaufonds ne vît pas la substitution trop tôt, le ficela et s'éloigna.

Au bout d'un moment, Monsieur Beaufonds revint avec les rames, chargea le sac dans son canot, rama à quelques centaines mètres de la côte, et précipita le sac au sein des flots.

*

Lorsqu'il revint chez lui, il se mit à sa fenêtre et savoura sa vengeance.

Soudain, il vit passer, devant sa fenêtre, Jean Sot qui avait eu soin de voler un mouton qu'il amenait derrière lui.

Monsieur Beaufonds n'en croyait pas ses yeux. «D'où viens-tu?» demanda-t-il.

Jean Sot répondit: «Vous le savez très bien, Monsieur Beaufonds. Je regrette seulement que vous ne m'ayez pas jeté plus loin, car alors je serais revenu avec un beau cheval de course!»

Monsieur Beaufonds lui dit: «Mets-moi alors dans un sac, et mène-moi aussi loin que tu peux.»

Jean Sot accepta cette proposition avec plaisir. Il attacha solidement le sac qui contenait Monsieur Beaufonds, prit le canot de Monsieur Beaufonds lui-même, rama jusqu'à 5 kilomètres de la côte, jeta le sac et s'en revint. Mais Monsieur Beaufonds ne revint pas.

*

Maintenant, les gens n'osèrent plus trop l'appeler Jean Sot, et pourtant, sa vengeance une fois accomplie, on aurait dit qu'il redevenait Jean Sot comme avant.

Pendant un certain temps, il vécut heureux, et il soigna bien sa mère, car avec les trois chapeaux pleins d'argent, il pouvait acheter tous les médicaments voulus pour la pauvre vieille. Mais rien ne put la guérir, car la vieillesse est un mal sans remède.

Un jour, voyant que rien ne la soulageait, il décida qu'un bain chaud lui rendrait un peu de vigueur. Et il se mit à faire bouillir de l'eau, il installa la pauvre dans une baignoire, et lui versa sur le corps l'eau bouillante. Elle se tordit de convulsions, tellement la douleur était atroce; elle ouvrit la bouche pour crier, mais ne put proférer aucun son, tellement elle était saisie.

Jean, tout joyeux, la regarde, et appelle à grands cris les voisines pour qu'elles viennent admirer les résultats rapides de la cure. «Regardez, dit-il: c'est ce qu'il fallait à maman; elle était toute paralysée, voilà qu'elle remue, enfin, un peu; elle était toujours triste, voilà qu'elle rit à belles dents!»

La pauvre vieille n'en réchappa point. Les soins de son fils la tuèrent bel et bien.

C'est depuis cette aventure, dit-on, qu'on évite de chauffer l'eau du bain sur le feu, et qu'on a pris l'habitude de la chauffer au soleil.

Après la mort de sa pauvre mère, Jean Sot mena une vie errante, parcourant les terres, traversant les mers. Il vécut des aventures merveilleuses et sans nombre, voyageant parfois sous l'aile d'un «mal fini»8 ou sur le dos d'une tortue. Ses aventures prirent fin le jour où il fut fait habitant9. Cela se passa comme suit.

Au cours de ses pérégrinations, il parvint, un soir, à la case d'une pauvre vieille à qui il demanda de l'héberger pour la nuit. Elle voulut bien lui donner une chambre et un lit pour se reposer, mais l'avertit qu'au matin, à l'heure où le soleil se lève, il serait réveillé par une voix formidable qui criait: «Ici, le jour ne se lève pas», «car, continuait-elle, le Diable, pour punir mon maître d'un crime terrible, a avalé le jour de son habitation. Et tous les matins sa voix rappelle la condamnation, vieille de cent ans déjà. Quand la voix retentit, il faut se taire, absolument. Il ne faut pas poser de question, pas demander d'explication. Le Diable dévore quiconque répond à sa voix.»

Jean Sot écouta ce discours, et s'étonnait fort d'une si étrange chose. Comment comprendre que le jour put ne pas se lever sur une plantation comme sur la plantation voisine! Mais comme il était las du voyage, il alla se coucher et dormit.

*

Ce fut un cri formidable qui le réveilla - la voix dont avait parlé la vieille -, qui clama la phrase qu'elle avait déjà répétée si souvent: «Ici, le jour ne se lève plus!» Jean Sot écoute, et puis, ne pensant plus aux recommandations: «Tiens, dit-il, quelle idée! Comment ferez-vous pour empêcher le jour de se lever ?» Il put à peine achever sa phrase qu'il se sent happé, avalé; il se sent tomber au fond d'un gouffre, dans l'immense estomac du Diable qui avait avalé le jour de la propriété.

Mais Jean Sot ne perd jamais son sang-froid même pas dans l'estomac du Diable. Il tire son couteau de poche qu'il n'oublie jamais, et, de l’intérieur, ouvre le ventre du Démon, et l'immense poche, qui recouvrait toute l'habitation, se dégonfle comme un ballon, se fane, se recroqueville, ne forme bientôt plus qu'un petit tas flasque de chose innommable et qui finit de pourrir au soleil qui est radieux au-dessus de la propriété.

Ainsi, Jean sortit du ventre du Diable et délivra de lui la plus belle propriété de l'île. En récompense, l'habitation délivrée lui fut donnée. Il fut solennellement fait habitant, et, à partir de ce jour, vécut heureux et sans histoire.

Notes

  1. Chaudière: cocotte en fonte.
     
  2. Casserole en terre, sans anse et sans pied.
     
  3. Guérisseuse, rebouteuse, un peu sorcière.
     
  4. Beurre rouge: graisse teinte à l'aide de roucou, parfois de safran, dont on se sert pour assaisonner les plats créoles.
     
  5. Nom antillais pour le potiron.
     
  6. Potager: le foyer.
     
  7. Aux Antilles, on ne dit pas du porc, mais du cochon».
     
  8. Oiseau de la mer des Antilles.
     
  9. Propriétaire.

boule 

Viré monté